Pourquoi rit-on au zoo ?

21 mars 2011,

Par Hadrien Gens

En allant au zoo, on peut apprendre au moins autant sur l’homme que sur les autres animaux. Ce n’est pas le comportement des orang-outangs ou celui des petits pandas qui ont retenu mon attention lors de ma dernière visite de la ménagerie du Jardin des Plantes mais celui de l’homme. Et plus précisément, l’homme qui rit.

De manière frappante, c’est devant la cage des orang-outangs que les rires se font le plus entendre, surtout lorsque le jeune singe de la ménagerie met un tissu sur sa tête, comme un homme pourrait le faire, que les gens se tordent de rires. Mais lorsque la mère entre dans la partie en se couvrant elle aussi le visage, chacun rit de plus belle. Qui a-t-il pourtant d’incongru ? Même si se situer du point de vue de l’orang-outang aurait tout son intérêt, en se demandant par exemple pourquoi le singe se couvre la tête – pour se protéger des regards, des rires, de la présence malveillante des moqueurs ? – c’est  au contraire le comportement de l’homme lui-même, devant la cage, qui est étonnant et qui pose ici problème. Autrement dit, pourquoi rit-on au zoo ?

Comment ne pas s’en référer à Bergson et à son essai sur le rire ? Pour traiter de la question posée, la thèse de Bergson sert ici d’hypothèse. Le rire, pour Bergson, est un mécanisme social qui sert à corriger des comportements maladroits, des caractères rigides ou des opinions figées là où il devrait y avoir fluidité et adaptation à la situation. Ainsi, « un homme qui courait dans la rue, trébuche et tombe : les passants rient ». Pour Bergson, on ne rirait pas s’il s’était assis volontairement par terre, et c’est la maladresse qui fait rire. « Une pierre était peut-être sur le chemin. Il aurait fallu changer d’allure ou tourner l’obstacle. Mais par manque de souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continué d’accomplir le même mouvement quand les circonstances demandaient autre chose ». Et c’est le même mécanisme qui fait rire dans le comique de geste, de parole, de situation, etc. Le rire est donc proprement humain dans la mesure où je ne ris que de l’homme, et le philosophe écrit en ce sens : « Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme, ou une expression humaine ». Mais est-ce vraiment l’animal qui rappelle l’homme, est-ce toujours l’orang-outang qui singe l’homme ou bien ne serait-ce pas plutôt l’homme qui, en tant que vivant, en tant qu’animal, possède des comportements animaux ? N’y aurait-il pas chez Bergson une vision trop étroitement anthropocentrique qui ne pense le mimétisme homme-animal que dans un sens ? A cet égard il faut relire le « Rapport pour une académie » où Kafka parvient à brouiller la frontière entre l’homme et le singe, et où l’on ne sait plus, finalement, qui mime qui – l’homme devant la cage mime le singe pour apprendre au singe à devenir un homme. Par son « imagination sympathique » qui consiste à se projeter dans l’être de l’autre, par exemple du singe mais aussi de la souris, du troglodyte, ou du chien, Kafka met en évidence cette comédie humaniste qui repose sur une vision anthropocentrique, insensible et sans imagination. Mettant au jour « l’insensibilité qui accompagne d’ordinaire le rire », Bergson écrit explicitement : « agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, […] donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids et une coloration sévère passer sur toutes choses ». Cette comédie humaniste se joue notamment à la ménagerie du Jardin des Plantes, devant la cage des orang-outangs. En fait, on oublie sans cesse que l’homme ne descend pas du singe, mais qu’il est lui-même un singe, un grand singe. L’homme est un hominidé, comme le chimpanzé, le bonobo, ou l’orang-outang. Si ce que dit Bergson ne pose pas de problème pour le chat dont les comportements sont relativement peu comparables aux nôtres, le cas du singe semble beaucoup plus problématique et ambigu car nous sommes nous-mêmes des singes !

Dans cette perspective et dans le cas particulier de l’orang-outang, l’animal le plus drôle de la ménagerie, quel est alors le mécanisme à l’œuvre, pourquoi rit-on ? Il semble qu’il n’y ait rien de maladroit ou d’inadapté dans le comportement du singe, mais s’il y a rire, n’y a-t-il pas quand même rigidité ? Si l’on ne remet pas en cause la justesse de la thèse bergsonienne il faut répondre affirmativement. Celui qui rit voit un comportement inadapté (le singe mettant un tissu sur sa tête et son dos mime l’homme) là où le comportement est en fait tout à fait normal et adapté : c’est bien un comportement de primate, comportement que nous partageons avec l’orang-outang. C’est en ce sens que la nouvelle de Kafka est drôle et que la comédie humaniste du « Rapport pour une académie » fait rire : le moqueur est moqué. La thèse de Bergson demeure donc tout à fait juste si l’on nuance en disant que le rire peut lui-même être maladroit et involontaire, qu’il peut manifester la rigidité de celui qui rit, et qu’au moins dans le cas de l’orang-outan, l’absence d’imagination sympathique, de sensibilité et d’émotion doit être considérée comme un manque de souplesse, comme de la raideur. Le rire, au zoo, pointe la bêtise. Bêtise des hommes dont la pensée est mécaniquement et rigidement anthropocentrique. Humanisme « bête », bêtise humaine. Bêtise et méchanceté si l’on interprète, peut-être à tort, que le jeune orang-outang se cache dans le tissu pour se protéger des rires et des regards.

Mais le zoo lui-même semble être un lieu fait pour rire. Lieu de divertissement où le visiteur va voir ce qu’il n’a pas l’habitude de voir, comme on allait dans les foires pour voir la femme à barbe ou l’homme éléphant. Mais je suppose que David Lynch aura montré combien l’homme éléphant n’est pas risible. La cage ou la vitre ne peuvent pas ne pas être considérées comme ce qui met en scène, comme ce qui montre. C’est par elles que le divertissement est possible. Ces barreaux, cette vitre manifestent une barrière qui paraît insurmontable, barrière mettant une distance infinie entre l’homme et l’animal, empêchant toute compréhension, tout mouvement de sympathie, tout rapport sensible. Seule la bêtise, intrépide, infatigable, increvable, s’insinuant partout où elle peut, semble parvenir à passer à travers les barreaux et à voir à travers la vitre, quand, comme le montre Bergson et Kafka, l’imagination sympathique échoue. Alors on peut rire, on peut se divertir.