Pourquoi sauver les serres chaudes d’Auteuil ?

10 mars 2011,

par Hadrien Gens

En réponse au projet de transformer le jardin d’Auteuil en une annexe de Roland Garros et en écho à la pétition, toujours en ligne, s’opposant au projet et qui a recueilli plus de 40 000 signatures.

Parmi de très nombreuses argumentations possibles pour sauver les serres chaudes du jardin d’Auteuil, voici une raison, non rationnelle mais peut-être raisonnable, sans données ou chiffres précis mais suggérée par la pensée rafraîchissante et en un sens sauvage d’un forestier américain amoureux de la nature : Aldo Leopold. Si la question est de savoir pourquoi protéger, sauvegarder des orchidées plus que centenaires ou un pistachier rarissime d’Afrique du Nord, alors nous faisons nôtre cette déclaration subversive que Leopold lance au tout début de son Almanach : «  Pour nous, minorité, la possibilité de voir des oies est plus importante que la télévision, et la possibilité de trouver une pasque est un droit aussi inaliénable que la liberté d’expression ». Y a-t-il un rapport entre la télévision et Roland Garros, entre une oie et un rarissime pistachier, ou encore entre une simple pasque Pulsatilla et une orchidée plus que centenaire ? – demandera-t-on. Le rapport, si l’on suit le forestier, n’est autre que la possibilité d’observer la nature. Et l’oie comme l’orchidée, en effet, font partie de ces quelques réalités qui peuvent encore mettre en branle notre « faculté d’observation ».

Observer la nature c’est s’en rapprocher, être au monde ou ne pas perdre son « ancrage dans la terre » comme dit Leopold, c’est par exemple et concrètement devenir conscient des saisons, de la dimension cyclique du temps – ce qui, il faut en convenir, est assez difficile à Paris. Un lieu comme le jardin d’Auteuil permet au botaniste, à l’ornithologue, au promeneur dominical qui se change les idées autrement qu’en regardant passivement la télé, ou encore à l’enfant faisant une sortie avec sa classe, de quitter, même pour un bref instant, l’affairement du monde. Un tel jardin, avec ses serres, doit permettre de rester en vie. Ce que l’on nomme vie ici est précisément ce qui augmente la puissance d’agir, la joie, la capacité à éprouver des émotions et des affects positifs, ou enfin à faire des expériences existentielles. La vie est ce qui nous donne des forces, ce qui « recharge nos batteries », comme on dit parfois. Vivre n’est pas survivre et nous prenons l’acception non pas vitaliste mais existentielle du terme. Si les serres peuvent libérer de l’affairement quotidien, si elles ont la capacité de procurer des affects de meilleure qualité, ou si elles permettent d’être au monde de manière plus consciente et plus vivante, alors il s’agit bien d’un lieu « vital » à protéger. C’est une question de « vie » ou de mort. En ce sens, le forestier du Wisconsin écrit : « Cette discipline appelée observation de la nature – et malgré le frisson que cela fait courir le long de l’échine de l’élite – constitue le premier tâtonnement embryonnaire des cerveaux-de-masse vers la perception ». Vivre serait alors synonyme de percevoir.

L’Almanach d’un comté des sables de Leopold doit être lu comme une invitation à aller se perdre dans les orchidées des serres chaudes du jardin d’Auteuil, dans les allées du Jardin des Plantes ou bien le long des berges de la Seine, pour observer, pour percevoir le monde. Percevoir c’est être par exemple capable d’écrire un almanach, c’est suivre l’éclosion des premiers bourgeons, c’est savoir comment une orchidée vit, non pas « virtuellement » en l’apprenant par un article sur la floraison ou sur la culture des orchidées, mais en l’éprouvant dans une expérience réelle par une patiente observation – et cela n’est possible qu’en prenant le temps d’aller voir, par exemple, ces orchidées plus que centenaires. Car la télévision et le tennis ne suffisent pas. Sans discuter les avantages indéniables par exemple des documentaires animaliers, il faut voir que la télévision ne peut pas observer, percevoir à notre place. Sans condamner le tennis et sa diffusion, il faut voir qu’il peut exister et se développer sans détruire un lieu vital tel que le jardin d’Auteuil.

Il faut se battre pour préserver les serres chaudes comme on se battrait pour conserver notre liberté d’expression. Le droit d’entendre ou de pouvoir observer une oie sauvage migrante en mars dans le Wisconsin est un droit de même nature que le droit d’aller voir une orchidée plus que centenaire un dimanche à Auteuil. C’est la possibilité de changer notre regard sur le monde, de développer cette faculté d’observation qui peut (r)éveiller notre cerveau-de-masse engourdi. Ainsi le droit d’expression supposerait peut-être d’accorder à la vie elle-même le droit de s’exprimer. Soyons attentif.