En attendant Hitler

20 mai 2011,

Reprint Le Sauvage, n° 2 –  mai-juin 1973

Un entretien avec Arnold Toynbee

par Elizabeth Antebi

Deux ans avant sa mort, l’un des plus grands historiens contemporains livrait son diagnostic : demain, l’homme sera un esclave ou ne sera plus ; à moins que…

En tant qu’historien, pensez-vous que le passé puisse aujourd’hui nous aider dans la compréhension des problèmes apparemment nouveaux, posés par la science, la technologie, etc ?

— Ce qui n’est pas nouveau, c’est la nature humaine qui reste la même depuis les temps immémoriaux. On retrouve toujours les archétypes, les images primordiales dont parle Jung, par exemple. Je crois donc que l’étude du passé peut avoir une grande importance pour éviter les erreurs, les crimes, les désastres d’hier.

Est-il possible à l’homme de changer rapidement une mentalité ancestrale pour s’adapter au monde moderne ?

— C’est un des grands problèmes qui se posent à l’humanité. Au XIXe siècle, la Polynésie a été envahie par les Européens, et les Aztèques, bien avant eux. Le changement a été si rapide qu’ils n’ont pu l’affronter : les Polynésiens sont en train de s’éteindre lentement. Aujourd’hui, c’est l’humanité entière qui est confrontée au problème des Aztèques ou des Polynésiens – un monde en mutation croissante. Aurons-nous le temps de nous adapter ? Je ne sais pas. J’ai deux petites-filles qui auront mon âge en 2050 ; il est impossible de prévoir le monde dans lequel elles vont vivre, les changements sont trop rapides.

Cependant, les futurologues extrapolent à partir du passé pour élaborer une vision du futur…

— Ce n’est pas infaillible ; le passé peut seulement aider à comprendre le présent, mais, si vous examinez les événements du passé, vous trouverez des faits qui ont bouleversé le monde et qui étaient absolument imprévisibles. Prenez l’avènement du christianisme et les héros chrétiens du IIe siècle : aucun homme raisonnable n’aurait alors pensé que cette misérable petite secte orientale deviendrait la religion de la moitié occidentale du monde pour vingt siècles et plus. Mêmes les chrétiens ne l’auraient pas cru. Pourtant, c’est arrivé. Alors, la futurologie… Il y a dans tous ces calculs beaucoup d’imprévisible. Assez pour bouleverser tout calcul déterministe. Spengler était un déterministe. Comme les socialistes anglais du XIXe siècle, il pensait aux relations sociales en termes biologiques, organiques.

Dans la vie organique, on peut fixer à la vie de toute créature vivante un terme maximal. Mais la société n’est pas un organisme en soi, c’est la relation entre divers organismes, entre des âmes humaines, ce qui est quand même assez différent. Spengler pensait que toute civilisation durait environ mille ans. Ce n’est pas prouvé du tout.

Qu’appelez-vous civilisation ?

— Toute définition est arbitraire. Le passage de la préhistoire à l’histoire est graduel. Je dirais peut-être que la marque essentielle d’une civilisation n’est ni son urbanisme ni son écriture (idéogrammes, caractères), mais plutôt un certain code éthique, spirituel, religieux : la civilisation péruvienne n’avait pas d’écriture, la civilisation mexicaine n’a pas réellement construit de villes.

Aujourd’hui, la religion est malheureusement devenue une sorte de culte rendu au nationalisme. C’est une religion fort ancienne, bien sûr, mais très néfaste. Je ne suis ni chrétien ni orthodoxe, je n’ai aucune religion, mais je suis opposé au culte rendu à la force des nations.

Les expériences communautaires, de plus en plus nombreuses, peuvent-elles sauver notre civilisation ?

— Je l’espère. Les nouvelles générations sont à la recherche d’une nouvelle vie ; elles ont une tout autre échelle de valeurs. La civilisation étant quelque chose de spirituel, d’immatériel, la recherche d’une vie différente, dans laquelle toute l’énergie ne serait pas accaparée par l’économie et où les critères du succès ne seraient plus les biens matériels, est essentielle. Car, dans les derniers siècles de notre histoire, le monde occidental s’est voué entièrement à la quête de la prospérité matérielle.

Ce phénomène de révolte n’est pas totalement nouveau. Dans une perspective historique, on peut dire que saint François d’Assise était le premier hippy. Il a commencé par jeter tous ses vêtements de brocard à la tête de son père Pietro, un riche marchand. Le second stade de sa révolte a été évidemment plus constructif. Or, dix-sept générations plus tard, ce qui paraît important, c’est qu’il ait délibérément choisi de vivre dans la misère, en rejetant l’argent de son capitaliste de père.

Mais aujourd’hui, peut-on faire marche arrière, stopper la croissance ?

— La nature elle-même va stopper la croissance. La seule question est de savoir si les humains l’arrêteront de leur propre gré ou laisseront les choses se faire au prix d’inévitables catastrophes. Malheureusement, je ne vois aucun signe de volonté de ralentissement chez les politiciens, qu’ils soient communistes, capitalistes ou fascistes. Heath lui-même l’a dit au Parlement : « Nous voulons tous la même chose » ; on ne saurait être plus sincère. Même les syndicats veulent la croissance. Évidemment, l’histoire du Concorde peut représenter un espoir : une quantité énorme d’argent, de talent scientifique aurait été sacrifiée sur l’autel de la technologie adulée pour elle-même – car cet avion aurait servi à un très petit nombre de privilégiés. Pour la première fois, nous avons reculé dans cette course aveugle à la réussite technologique ; pour la première fois, nous nous sommes rappelés que la technologie est là pour aider les hommes et qu’elle n’est pas un but en soi.

Je ne pense pas que le progrès est irréversible. Je ne pense pas que quoi que ce soit est irréversible. Mais il est beaucoup plus difficile de renverser le mouvement dans les pays entrés dans l’ère de l’urbanisme qu’en Chine ou en Ouganda. L’Ouganda pourrait aujourd’hui voir tout son système économique détruit, le pays subsisterait. Pas la France, ni l’Angleterre.

Un gouvernement parlementaire n’est pas en mesure de maîtriser la vie se déroulant dans des conditions technologiques. Aujourd’hui le problème gagne la Grande-Bretagne où il se pose de façon aiguë. Prenez par exemple la grève que nous promettent les employés du gaz : ils sont peu, mais ils peuvent désorganiser et rançonner toute la communauté, car nous ne saurions nous passer du gaz. Cela peut aller jusqu’à la disparition des gouvernements démocratiques, comme on l’a vu avec Hitler ou les colonels grecs. J’en ai très peur. Or ce phénomène gagne plusieurs pays et annonce l’instauration de gouvernements totalitaires.

Dans l’Antiquité, la Grèce et Rome sont tombées à un moment de leur histoire dans l’anarchie que nous vivons aujourd’hui ; le résultat a été l’autocratie. L’histoire de la Chine est en quelque sorte l’histoire d’une autocratie qui remporte un certain succès – au prix des libertés individuelles. Ou notre monde va s’autodétruire ou il verra l’avènement d’un gouvernement mondial autocratique, je crains qu’il n’y ait pas d’autre solution. Heureusement, certaines contrées plus petites, comme la Birmanie, ont décidé de faire une sélection dans la technologie moderne : ils ont une bonne médecine, une éducation moderne, mais ils refusent l’urbanisme et les derniers perfectionnements de la technologie. Il semble que la Chine montre la même méfiance. C’est un petit espoir.

Comment combattre cette menace de dictature technologie ?

— C’est très difficile. Nous nous trouvons dans un cercle vicieux : cette situation se dessine à l’échelle mondiale, et l’on ne peut rien faire sans organisation. Mais si l’on s’organise contre une organisation oppressive, notre propre organisation risque de devenir oppressive. C’est ce qui est arrivé lorsque les chrétiens se sont organisés contre l’Empire romain : l’Église chrétienne n’a pas tardé à devenir elle-même oppressive.

Et le rôle de l’individu ?

— Un individu qui consent à perdre sa vie peut changer l’histoire ; lorsque des gens qui défient des organisations et des gouvernements sont persécutés ou tués, ils peuvent avoir une énorme influence. Si Jésus n’était pas mort, aurait-il eu l’importance qu’il a eue ? Un martyr est le pire danger qui menace une organisation. Je pense donc qu’en Union Soviétique, les gens comme Soljenitsyne et tous ceux qui défient le présent régime sont des héros qui rendent service à l’humanité.

Cela nous conduit malheureusement à une ère de violence. La société est si indifférente aux individus qu’ils ne peuvent se faire remarquer qu’au prix de violence ou de crimes. C’est le cas des Palestiniens, des Tupamaros ; cela devient un problème universel. La vie parlementaire, les lois ont pour rôle de contenir la violence, de résoudre les conflits sans drames, c’est le propre d’une civilisation saine. Tout cela commence, j’en ai peur, à s’effondrer. Nous avons eu en Angleterre, au XVIIe siècle, la première grande révolution européenne, nous avons coupé avant vous les têtes de nos rois, mais, après avoir connu un gouvernement militaire, avec Cromwell, nous sommes redevenus modérés, « civilisés » pour un temps. Malheureusement, aujourd’hui, l’agressivité éclate à nouveau avec défilés, grèves, revendications, etc.

Vous dites qu’après les guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles et les guerres nationales des XIXe et XXe siècles, nous risquons de voir éclater une guerre encore plus terrible ?

— À partir du moment où nous disposons de la force atomique et de l’armement nucléaire, tout est possible. Je ne crois pas que les trois grands le désirent, mais peut-on contrôler ce genre de phénomènes ? Évidemment, la Seconde Guerre mondiale a été délibérément décidée par Hitler, mais je ne crois pas qu’en 1914 les Allemands, ni même les Russes, voulaient vraiment se battre pour l’Autriche-Hongrie. Et pourtant, c’est arrivé. J’aimerais qu’on stoppe les recherches sur la puissance nucléaire « de paix », car il n’y a aucune garantie qu’un jour tout cela ne serve pour la guerre. C’est encore un autre problème posé par la technologie : nous gardons ces produits de dévastation, et nous ne savons comment les utiliser sans empoisonner la planète. Il vaut mieux ne pas avoir de force nucléaire que de rendre le monde inhabitable.

Vous avez écrit qu’au temps de Mussolini, les vertus guerrières étaient exaltées. Il semble que ce soit plutôt le contraire, maintenant.

— Oui, l’action de la jeunesse américaine a été très importante dans l’arrêt de la guerre du Vietnam. Comme celle des conscrits de la guerre d’Algérie qui ont refusé d’obéir aux officiers de métier et de sanctionner les atrocités commises par l’armée. Même en Israël, pays très monolithique, les jeunes généralement commencent à se révolter contre leurs aînés. Évidemment, c’est un grand message d’espoir.

Vous venez d’écrire un livre où vous parlez d’Œcumenopolis[1], la cité de demain. Comment la concevez-vous ?

— Je voudrais que l’urbanisme fasse appel à des solutions plus humaines, et je m’intéresse au travail de gens, comme Constantin Doxiadis, qui vont dans ce sens. J’espère que nous allons revenir aux communautés du passé propices aux relations humaines – chose impossible aujourd’hui dans un immeuble. Nous ne pouvons ni abattre ni modifier beaucoup des cités existantes comme Paris, Londres ou New York. Aussi, dans un certain sens, les pays en voie de développement ont un avantage : ils peuvent construire des cités sur des bases entièrement nouvelles, notamment en ce qui concerne la circulation. Car on parle beaucoup de surpopulation, mais c’est surtout un problème de circulation ; n’oublions pas que, dans nos villes, la densité de population est moins forte que dans les villes de l’Antiquité. Je l’ai écrit : Hong Kong est sans doute la seule ville de notre temps à atteindre le nombre d’habitants au kilomètre carré de l’antique Carthage, par exemple.

Vous avez parlé d’« autodestruction » de la planète. Pensez-vous que l’être humain puisse disparaître de la terre ?

— Oh oui, facilement. La majorité des espèces ont déjà disparu, le nombre des espèces survivantes est de loin inférieur aux espèces disparues. De tous les hominiens, seul l’Homo sapiens a survécu ; mais, lui aussi, pourra aisément être exterminé. Pourquoi pas ?

Propos recueillis par Elisabeth Antebi


[1] Les Villes dans l’histoire, A. Toynbee, Payot