Le journal de Robinson

10 juillet 2011,

Deuxième épisode

par Robinson

Vendredi 1er janvier 1982

J’écrirais donc, moi, Robinson, le journal de mes journées. Le journal de mes journées telles que je les vis ici, face à la mer et dans l’île de Robinson où je prendrai sa place dans ma tête.

Depuis plusieurs années je rodais autour de celui-là. Je remonterais même à ce voyage autour du monde en voilier et à toutes ces années d’enfance pendant lesquelles ce fut mon seul héros.

Ce serait l’histoire d’une solitude et l’histoire de l’homme devant le monde, recommencée de la même manière que le fœtus revit l’histoire de l’évolution.

C’est encore l’histoire de la réinvention de la culture comme si elle n’avait jamais existé, l’histoire de la société recommencée à partir d’un seul homme qui a désir de société. C’est aussi l’histoire de techniques, des arts et de la philosophie, mais plus que tout, l’histoire de l’apprentissage d’une relation complexe avec le monde à travers le corps, la main, l’œil et le reste. Le monde recommence sans cesse. Sa vie est un début répété chaque jour.

Enfin Robinson écrit le monde à partir de la Genèse lorsque chaque jour il rédige son journal. Robinson utilise ses mains et son journal comme un outil pour découvrir le monde-île que chaque nuit recouvre. La nuit, l’île disparaît. Robinson ne reste en vie que par le souvenir qu’il en a et l’espoir du jour qui révèle la réalité.

J’écrirai chaque jour deux journaux : celui de moi, Robinson, sur son île à partir du 30 septembre 1659, jour du naufrage, et je suivrai la chronologie proposée par Daniel Defoe qui écrivit les deux premières parties de Robinson en 1719. Le récit ne sera pas modernisé, mais raconté par quelqu’un dont le cerveau a enregistré près de trois siècles supplémentaires de l’histoire humaine.

J’écrirai par ailleurs le journal de ma vie pendant le temps de l’écriture de ce nouveau Robinson. Je pense qu’il est nécessaire que je me livre à cette double écriture car ce qui se passera dans ma vie pendant cette période déterminera largement le contenu du nouveau Robinson. Je souhaite en effet entrer davantage que ne le fit Defoe dans la réflexion immédiate résultant de la situation exceptionnelle de Robinson. Robinson doit réinventer toute l’histoire humaine pour survivre, mais ne s’agit-il pas seulement de vivre, de la découverte de la vie. Robinson ne fut pas un homme effrayé ou désespéré d’avoir perdu le contact avec ses semblables. Cette perte de ces semblables lui permettait justement de découvrir le monde. Robinson n’ayant plus la société humaine et sa culture pour le filtrer voit soudain, le lendemain du naufrage, le monde vide de l’homme, tel qu’il est pour ainsi dire vierge car, bien sûr, Robinson n’a pas été rendu amnésique par le naufrage. Il est doté d’une tête bien remplie et qui fonctionne à elle seule comme une société et une histoire humaine.

Il s’agit donc de réécrire l’histoire de l’homme et du monde en la connaissant déjà, mais en la revivant. Ce qui importe dans l’histoire de Robinson c’est qu’il s’agit d’un récit vécu. Le journal le compose par ajouts successifs avec patience, avec la patience du vécu qui ajoute chaque jour des éléments peu significatifs dont l’accumulation prend un sens.

Pourquoi Robinson ? Pourquoi l’île ? Pourquoi la solitude ? Pourquoi les commencements ? Parce que nous sommes peut-être à proximité d’une fin ou d’un nouveau commencement.

Robinson se promène sur le rivage encore accablé de contusions, effaré de sa solitude absolue. Il vient d’être jeté hors de la société des hommes comme l’enfant jeté hors du corps de sa mère découvre le froid, la solitude et la sécheresse. Il marche pour se prouver qu’il existe encore. Il regarde ses pieds pour se convaincre que son corps existe encore. Il cherche une mare calme pour voir son visage puis l’idée l’effraie car il craint de se voir hideux, hirsute, étranger à lui-même. Il préfère rester encore un temps avec l’idée qu’il a conservé de lui-même : celle d’un homme policé aux cheveux souples et bouclés, à la barbe soyeuse.

Effrayante première journée. Je ne sais plus qui je suis ni d’où je viens. L’épave du bateau sur le rocher me semble être un mirage. Je n’ai retrouvé aucun des corps de mes camarades. Frank, le rieur triste, mon ami, a disparu avec les autres, l’univers s’est vidé, le silence s’est fait, le temps s’est arrêté. Je suis comme si j’étais mort dans mon cercueil.

Robinson

( à suivre la semaine prochaine)