Le journal de Robinson

21 août 2011,

par Robinson

Septième épisode

1er avril

Parce qu’actuellement la société humaine fonctionne globalement comme une entreprise qui se suicide, la faim et la guerre sont au bout de tout ce qu’elle entreprend. Cette société fonctionne comme la nature qu’elle prétend tromper, elle tue.

À aucun moment, ou très rarement, elle tente de trouver une autre issue. Bien sûr, ce n’est pas simple. Alors il faudrait s’en préoccuper peut-être. Y consacrer une énergie considérable. Si l’humanité prétend progresser, chacun de ceux qui la composent devrait y penser. Une plume à la main, ça aide.

2 avril

L’architecte parlait et on l’écoutait. Il parlait bien. Il développait dans l’espace imaginaire des constructions idéales. Lorsqu’il termina son discours : mais je ne construis pas comme je parle. Ainsi vit-on. Le discours représente une vie rêvée tandis que l’on en vit une autre, moins brillante en général. Déformée par notre faiblesse, notre lâcheté et les insurmontables pressions de tout ce qui nous entoure et qui ne prétend pas céder sans résister à notre projet de refaire le monde en le vivant.

3 avril

Le mot japonais signifie d’après Maurice « la simplicité affichée qui cache l’harmonie intérieure ». Cela s’applique aussi bien à l’art de la construction des maisons qu’à celui de la psychologie humaine. Cela s’exprime en Occident par de moins heureuses formules qu’il s’agisse du puritanisme ou du « pour vivre heureux vivons cachés ». L’Oriental a-t-il davantage de « classe » ou bien la lui prêtons-nous ? Qu’importe. Avec des principes il a réussi certains bâtiments et certains hommes.

4 avril

Tandis que certains transforment leur vie en chef-d’œuvre, je dois batailler pour survivre seulement. Mais l’un serait-il incompatible avec l’autre ? Ma tête est dépositaire d’une cervelle qui pour être isolée n’en a pas moins la capacité de concevoir les plus grands projets. Je pourrais donc devenir ici, sur mon île, un génie de l’humanité. Composer par exemple la plus belle musique du monde et elle resterait là. Lentement les caractères pâliraient sur les feuilles de palmier et il ne resterait un jour rien,  un chef-d’œuvre serait disparu que personne n’aurait jamais connu, que son auteur.

Baliverne. Il n’y a de chef-d’œuvre que pour un public. Je pense improviser le plus beau chant du monde. Si personne ne l’écoute, que vaut-il ?

Ça ne m’intéresse pas.

Je dois cependant admettre que j’écris pour quelqu’un, sinon pourquoi cette accumulation de pattes de mouche. Des singes retrouvent un jour ce cahier unique. Ils déchirent les feuilles. Elles partent ave le vent vers la mer. Et alors la mer, incompréhensible, aura plus de sens que mes écrits.

6 avril

Je crie toute la journée. Reste-t-il du chou ? Où est mon chien ? La difficulté pour moi est de distinguer ma voix, de m’entendre parler. Je suis comme un homme sans miroir qui pourrait se toucher le visage mais sans se voir. J’entends ma voix, mais comment l’entends-je ? Est-ce que je l’entends comme d’autres hommes l’entendraient. Il me semble qu’à plusieurs reprises ma voix avait déraillé. Je ne me souviens plus exactement de la manière dont ce mot ce prononce. Je crois que déjà je ne dis plus chien comme les hommes le disent. Ma parole est à la dérive.

7 avril

Il se passe dans un jour de ma vie autant d’événements que je mettrais à en décrire pendant un an. Ma tête bourdonne comme une salle de cabaret où trente personnes parlent à la fois. Elle fonctionne seule, sans moi, mes pieds marchent comme une armée en déroute, mes mains bougent comme un essaim de mouches, mes yeux voient des milliers d’images. Et le soir je me dis pourquoi suis-je fatigué. Je n’ai rien fait. Demain ce sera différent.

8 avril

Et le lendemain ressemble beaucoup à la veille. Bien que la veille on ne réussisse jamais à se figurer très exactement ce que sera le lendemain. Il se passe des événements soudain qui changent tout.

26 avril

Les rapports entre les hommes oscillent entre la générosité la plus confiante et l’égoïsme le plus imperméable.

La générosité fonctionne avec la bonne humeur, l’humour, l’extraversion, l’amusement et l’oubli du calcul, tout dans la joie du contact.

L’égoïsme est le contraire, le silence, la susceptibilité, l’attitude étudiée, le manque d’humour, la grise mine et l’économie intégrale de l’effort, mais est-ce aussi tranché ? Non. L’homme sait dissimuler l’un sous l’autre. Le comédien peut freiner l’homme. Mais mieux vaut un comédien qui dissimule son égoïsme qu’un égoïste qui ne prend pas la peine de se dissimuler.

L’intérêt des gens varie avec l’épaisseur de leur pâte feuilletée. Certains sont des éclairs au chocolat et d’autres sont des bouses de vache. Et c’est encore beaucoup trop aimable car la bouse de vache sent bon et constitue un merveilleux fumier dans lequel pousse une herbe plus verte et plus tendre.

27 avril

Je me suis barbouillé de cendre. De cendre mélangée à de l’eau. Je m’en suis fait un masque brûlant. J’ai rétréci ma peau. J’avais perdu le contact avec ma peau, je flottais dedans. Je l’ai retrouvée. Elle me serre, me tient ensemble, manière de prier.

Je marche ainsi dans mon boqueteau. Personne ne me fait de remarques sur ma nouvelle allure, ni les oiseaux ni les fougères ni même mon chien.

29 avril

Rien n’est simple dit-on. C’est faux, mais parfois tout semble compliqué. Tout ce qu’on entreprend semble devenir une paroi abrupte et tous les édifices que l’on a construits, ou que l’on construit, semblent devoir s’écrouler.

30 avril

Le vent se lève pendant la nuit, soudain et extrêmement violent, toute la maison claque et grelotte. Je m’éveille avec le vent et je me souviens avec délices que je ne suis pas à bord d’un bateau, que la maison ne s’échouera pas, ne coulera pas, que la toiture ne sera pas arrachée et que le vent est impuissant avec cette force à nous émouvoir ma maison et moi.

1er mai

Lorsque somptueusement le soleil se lève sur une mer immense et plate de beau temps, je suis pacifié. Ainsi fut sans doute nommé l’océan Pacifique par son découvreur, Balboa.

Est-ce une philosophie générale et permanente ou bien éphémère ? L’expression que je viens de concevoir m’enchante : je n’ai pas de projets d’avenir, je n’ai que des projets de présent.

2 mai

Un renard la nuit sous ma fenêtre. Irruption de la bête sauvage dans une vie qui en est coupée, la mienne. J’ai été éveillé par un bruit de papiers froissés. Et j’ai vu le renard dans la lumière de l’aube qui fouillait dans des détritus pour y chercher des restes de repas.

Réaction immédiate, le tuer. Il est étranger, il est sur mon territoire, il me nuit, il s’approprie mon espace, il est vecteur de rage, lui le sauvage venu me narguer chez moi.

Seconde réaction, à quoi bon le tuer, le bruit et enfin je vois le gâchis de la bête tuée, la tête fracassée et je la vois enfin dans sa beauté d’animal libre et porteur de fantasmes de liberté sauvage qui échappe aux civilisés jusque sur leur territoire et qui témoigne de la pérennité de la sauvagerie qui pourrait durer plus longtemps que l’ordre que nous avons institué.

3 mai

Le jour je me dis entre deux gestes, ça ne peut plus durer comme ça. Une vie de chien. Cette vie, seul avec un chien, autant partir à la nage vers les autres hommes. Je dois décider sérieusement, définitivement de ce que je vais faire. Le jour on ne peut pas réfléchir calmement. Ce sera ce soir, la lampe éteinte, dans le noir, que je prendrai la ou les décisions nécessaires qu’il faut prendre. Le soir, à peine la tête sur l’oreiller, je m’endors et le lendemain la vie continue, seul avec un chien.

4 mai

Nous sommes captifs de nous-mêmes, captifs de notre distribution génétique pour ne pas dire de la position des astres le jour de notre naissance et, cependant, merveille, nous bougeons peu, mais nous bougeons. Et nous bougeons de manière encore plus significative que le monde autour de nous, avec nos mains et avec notre tête.

Je regarde souvent mes mains et leur fabuleuse capacité de déplacer les plantes, de soigner les animaux, de réparer les moteurs, de forger des armes, d’accommoder des aliments. Mais y a-t-il une morale des mains, de ce qu’elles devraient éviter de faire ? La morale des mains de nos jours se limite souvent à ses relations avec le sexe. Ne pas toucher ou au risque de mutilation qui résulterait du contact avec le feu.

Les mains réorganisent sans cesse l’ordre du monde selon la fantaisie de la tête. Elles substituent la pelouse à la forêt, les pots étiquetés au désordre, la fermeture de la fortification au territoire ouvert.

Le nouvel ordre que j’impose à l’île est sans commune mesure avec celui que la dent et la griffe de mes prédécesseurs ont fait régner, mais il est de même nature. De même que la graine apportée par le vent peut plus radicalement encore changer l’aspect de l’île en quelques années. Nous bougeons le monde pour la part qu’il nous est donné de devoir bouger.

Je me regarde dans mon miroir et suis toujours surpris de ces rencontres fortuites avec moi-même qui me donnent presque toujours la sensation d’être un autre. Ce qui veut dire que dans mon for intérieur je me rapporte à une autre idée de moi-même. Cet autre du miroir m’effraie d’abord par sa présence inattendue là où je devrais être seul, puis m’irrite et parfois je voudrais le tuer.

J’ai songé à casser ce dérisoire morceau de miroir et n’ai pu m’y résoudre. Après de longs examens, j’ai préféré laisser le hasard et le temps s’en charger. Ce sont eux qui me couperont de mon siamois.

J’ai plaisir à savoir qu’un presque autre discret se trouve à proximité. Discret car il ne recherche pas les rencontres, il m’en laisse l’entière initiative. Cependant, j’ai eu avec lui une terrible explication. Cela s’est passé quelques jours après mon arrivée sur l’île lorsque j’ai récolté cet éclat de miroir coincé par un matelot le long d’une varangue.

5 mai

Nos relations vis-à-vis de nous-mêmes ressemblent à celles du cavalier et de son cheval. Selon les jours nous sommes fringants ou digestifs ou abattus. Notre centre de gravité bouge au gré de nos capacités intérieures, mais aussi du climat extérieur.

Aujourd’hui il nuageait, les nuages étaient posés accroupis, possessifs sur la mer, parfois il pleuvait, parfois la lumière s’infiltrait sous la pluie. Un petit chien noir et blanc boiteux, du style des chiens en porcelaine jersiais, essayait en vain et inlassablement de sauter Pénélope qui était est en chaleur. Les deux chiens étaient trempés et semblaient satisfaits malgré l’inefficacité de leurs rapports.

Jeudi 6 mai

Un cousin ici pour deux jours.

Avoir un compagnon, c’est la bienheureuse dispersion des bavardages juvénilement incohérents, et le soir, dans le noir, les conversations sur la mémoire de la famille, l’évocation du sang commun. Ceux qui dans leur corps portaient le germe du nôtre.

Jacques Ernouf, notre ancêtre commun, charpentier de marine, qui meurt à Toulon à 25 ans tandis que sa femme porte son premier enfant, Léon Ernouf, notre arrière-grand-père. Celui-ci va à l’école et devient commis aux écritures de la Compagnie Générale Maritime, qui deviendra la Compagnie Générale Transatlantique. Il est envoyé à Saint-Pierre-et-Miquelon où il tient pour la compagnie un comptoir d’approvisionnement général. Ayant amassé un pécule, il rentre à Granville où il crée un négoce de vins en gros, commerce qui sera repris par son fils Maurice. Ce commerce s’éteint de lui-même lorsque Maurice se retire vers 1955.

Ces évocations de notre passé commun donnent un sentiment très fort de communauté sensible dans le temps. Comme cette histoire des individus est négligée par rapport à l’histoire des peuples et des nations qui entretiennent ainsi leur identité. Mais qu’importe à la société l’identité du groupe de sang.

Je plante ce soir un semis de petits dattiers dont les plants ont environ deux ans. Je les avais semés à Paris à partir de dattes Deglet Nour achetées près de Saint-François-Xavier dans une épicerie arabe. À moins que ce ne soit des descendantes des dattes rapportées l’année dernière des palmeraies de Gardhaïa.

Quand ces dattes feront-elles des dattes à leur tour de ce côté de la méditerranée ? Pas avant dix ans. Peut-être je les verrai. Pour le moment, elles ont vingt centimètres de haut.

Vendredi 7 mai

Ce cousin philosophe tranquille dont l’histoire est impénétrable. De quel handicap caché souffre-t-il et qui le rend différent des autres ? La qualité des hommes dépend des handicaps qu’ils doivent surmonter.

Il n’envisage d’activité qui n’ait un rapport avec la mer.

Quatre heures d’écriture régulière le matin à partir de quand ? Demain, bien sûr. Robinson n’avait pas le temps de tant écrire, ni assez d’encre, mais c’était son oxygène, son miroir, son semblable, son amour, la société tout entière et Dieu. Sinon il ne lui restait que la mort qui se serait rapprochée de lui à une vitesse folle. Avec l’écriture, il la tenait à distance.

Mystère du corps. Je ne supporte plus de boire du vin. Pour avoir des rapports avec son corps, il faudrait faire chaque jour une méditation du corps. Non, trop systématique. Faire de temps à autre, remplacer « chaque jour » par « de temps à autres », un examen du corps, comme on fait un examen de conscience selon la religion.

Un petit chien tente de sauter Pénélope toute la journée. Leur manège rappelle celui des humains avec la parole et les usages de société en moins. Mais ils ne sont pas dénués d’usage. L’instinct apparaît non masqué qui tire un individu vers l’autre avec une force absolue.

Il boit sa pisse avec délice. Se branle sur ses jambes faute de pouvoir atteindre à l’orifice désiré qu’il lèche frénétiquement. On appelait ça chienneries il y a peu et sans doute encore. Pour les chiens le sexe est. Tandis que nous n’osons vraiment en approcher qu’avec des détours.

Samedi 8 mai

Merveille du journal qui permet de conserver le peloton des jours formés derrière soi. Un troupeau dont on conserve la conduite 130 jours qui suivent, chacun portant un nom avec son histoire écrite, son curriculum.

Je m’éveille avec des douleurs dans les bras et les mains à la suite de mon travail d’hier (plantations et nivelage du terrain). Je reste au lit, ce qui ne s’est pas produit depuis longtemps et je prends lentement possession de moi-même. Moi-même, mon corps d’abord et mon esprit le suit. Je penche (plutôt que pense) vers les gestes que je vais bientôt faire avec un véritable appétit. Je vais faire la peinture bleue de ce mur et je préfigure les problèmes que je vais devoir résoudre et les outils que je vais employer. Mon esprit suit le contour des objets avant que ma main n’y aille.

Ce qu’on appelle le travail manuel, mais qui nécessite autant d’esprit que de main, qui nécessite que l’esprit descende dans la main, soit dans la main, (pourquoi descendrait-il ?) me comble absolument. Il coïncide avec ma manière de vivre, d’exister. Mon existentialisme est dans mes mains.

À tel point que l’écriture est pour moi, d’abord, exercice de la main, même si elle se trouve contrainte à suivre rigoureusement les lignes et à accrocher ensemble ces traces de mouche que sont les lettres.

Le chien a passé la nuit devant la porte à attendre, et ce matin il gratte à la porte. Mettez un chien dans votre vie pour comprendre comment fonctionne un être humain. Il vous rappellera les principes essentiels de ce que nous appelons notre psychologie et nos besoins fondamentaux que nous dissimulons derrière des séries d’écrans, qui font sans aucun doute notre charme spécifique mais tendent à faire oublier les règles de conduite essentielles qu’ils dissimulent.

L’été arrive lentement avec des fleurs, des températures qui s’ajustent vers le haut, une nouvelle lumière et la sensation d’isolement robinsonesque s’estompe même si la société humaine n’est toujours pas davantage présente. L’hiver est davantage une île que l’été.

Dimanche 9 mai

J’ai longuement écrit sur la seconde journée de Robinson dans l’île et n’en suis pas très satisfait. Je suis encombré par l’exposé des motifs, il doit survivre après avoir été noyé. Il doit découvrir qu’il est dans une île, que l’île est accueillante. C’est l’histoire de l’accouchement. Robinson arrive au monde dans l’île. L’île est l’homme. De même que l’île va devenir une mère et qu’il devra s’en accoucher.

Mon régime chaud et froid de solitude et de passage — aujourd’hui on faisait des photos dans la maison — me disperse mais correspond aussi à la vie normale. La solitude produit des effets redoutables de refermement, de perte de la vision critique par manque de présence juge. Dans la solitude, on se recrée des juges, et c’est pourquoi on se lève, on se lave, on mange, on fait son lit (comme on fait son lit on se couche). Jean-Louis me raconte l’histoire de C. qui vivait chez sa mère dans une chambre avec trois postes de télé, posés sur l’un sur l’autre, chacun branché sur un programme, et il regardait les trois programmes à la fois.

Lundi 10 mai

La maladie, l’art, le symbole.

En lisant Groddeck, j’éprouve comme à l’habitude s’agissant de psy la sensation bizarre de l’élucidation par l’acceptation de la confusion, de l’éclairement par l’acceptation de l’obscurité tandis qu’une autre partie de notre compréhension exige des énoncés clairs — pourquoi clairs et surtout que signifie clair ?

Les livres agissent comme des visites, ils informent, distraient, dispersent, donc sont indispensables et redoutables. Robinson 82 serait survolé par des satellites et des avions et ramasserait sur ses plages de vieilles bouteilles d’Évian.

Le monde va quelque part et nous y allons avec. On peut dire la liberté n’existe pas puisque je n’ai pas la liberté de ne pas mourir, mais la liberté existe puisque j’ai la liberté de survivre pendant la prochaine seconde. Ouf !

Robinson est privé de la plus grande des libertés, celle de jouer avec ces semblables. Ce jeu redoutablement plus compliqué que les échecs s’appelle la vie. Je n’ai jamais joué parce que je préfère les jeux à partenaire sans instruments. Je joue sans cartes, sans boules, sans balles, sans projectiles. Je joue à parler, à toucher, à baiser, à caresser.

Mardi 11 mai

Et il en sera ainsi in secula seculorum. Il n’y a que l’église pour oser prendre des engagements pour des siècles au nom de Dieu. Lisant mon livre d’office, je me suis arrêté sur cette formule plus que rabâchée, et j’ai ressenti l’énormité de la formule. Quel homme seul prétendrait s’engager pour des siècles lorsque la mort trace une ligne si nette à la fin de nos élucubrations.

Moi Robinson je ne m’inquiète pas de l’histoire, mais de la vie. Qu’est-ce que l’histoire ? L’histoire des meurtres collectifs, des exactions collectives, des mensonges collectifs, des spoliations collectives. Qu’est-ce qu’un homme peut tenter qui ressemble à un geste de l’histoire sans être aussitôt déféré devant un tribunal et éventuellement exécuté ? L’ordre des sociétés est le désordre des hommes. La société a le droit de tuer et de rançonner, et le fait avec la légèreté que lui confère l’impunité ou l’immunité collective.

Mercredi 12 mai

S’il suffisait de dire stop pour arrêter le temps.

L’homme est incapable de rien arrêter, s’il met sa main en travers du courant de la rivière, il retourne seulement quelques gouttes d’eau. Incapable de s’arrêter de respirer, incapable de s’arrêter de digérer. Plus il s’obstine, plus il est pathétique. Ce qui veut dire ou voudrait dire que dans les actions humaines il ne servirait à rien de s’opposer, que la seule manière de s’opposer c’est de proposer plus avant, plus au-delà. Parce qu’il ne se passe rien qui ne se passe ensuite, après, au-delà. Il ne se passe plus rien dans le passé. Ceux qui prétendent résister à l’avancement de la société humaine sont toujours perdants.

Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aient parfois raison et que ceux qui avancent aient tort. Il ne s’agit pas de qualité mais de dynamique du temps. Ce qui peut expliquer cette dérisoire habitude des hommes de parler de progrès et d’y croire, alors que l’on a sans cesse la preuve qu’il n’y a pas de progrès dans la société humaine. Le seul et unique événement de la colonie humaine est sa prolifération. Ses institutions ne se sont pas améliorées, ni sa capacité à produire des œuvres d’art. Le « progrès », ce sont les nouvelles formes d’expression. C’est peu. La victoire de la culture humaine sur la loi du vivant serait d’instaurer la paix, mais il semble bien au contraire que la guerre résulte de l’accession du groupe humain à un soi-disant progrès.

Plus le temps passe, plus les hommes sont nombreux, plus ils développent des techniques adaptées à la tâche qui consiste à tuer en proportion du nombre des présents.

Jeudi 13 mai

Est-ce un anniversaire aujourd’hui ? Qui en parle ? Vingt-quatre ans ont passé. Je crois que c’était hier. Où serai-je dans 24 ans ? Dans quel état ? Jean-Louis me raconte son scénario sur Napoléon à Sainte-Hélène, les illusions perdues, mais aussi l’incapacité de cesser de concevoir, et ses relations avec Huston Lowe ( ?). Le film se terminerait avant la mort de Napoléon. Ce serait seulement un jour de plus dans la vie de Napoléon. Il pense à Michel Bouquet pour Napoléon et une vedette anglaise très connue pour l’autre. La nature se gonfle comme la gorge d’un oiseau. Depuis deux semaines, les rossignols chantent la nuit. Le romarin guérit les états spasmodiques, et toutes les questions se reposent pour le journal. L’administration travaille moins vite que jamais, et l’odeur des cyprès est parmi celles que je préfère. Corinne a-t-elle encore des tubéreuses ?

Les bateaux suivent la côte à une distance invariable, fonction de leur taille, les plus gros le plus loin, les plus petits le plus près, bien que cela n’ait aucun sens.

Je sais trop à quoi ressemble une côte vue de la mer pour ne pas m’imaginer l’état d’esprit de ceux qui tracent la route. Une moyenne entre le vent et l’abri de la houle, la vue des détails à terre et la crainte des rochers à fleur d’eau, la route directe et l’agrément du cabotage. Ce qui fait que chacun tient sa route.

Les canots de 100 à 300 m de la côte.

Les voiliers de 1,5 à 2 milles.

Les petits cargos, les navires de la marine nationale et les paquebots à 3 milles, et au-delà les gros-porteurs, porte-containeurs et supertankers.

Le beau temps chaud a commencé et est superbe.

Vendredi 14 mai

Tout est permis au romancier répète Pivot. Je dois trouver quel sera le suspense de Robinson. Voir construction d’Orlando.

L’histoire de Robinson est convenue. À quoi aboutit-elle obligatoirement ? Au retour de Robinson dans la société des hommes. Mais il peut aussi mourir sur place, une femme peut le rejoindre et fonder une nouvelle société. La société peut venir coloniser sa retraite comme ce le fut le cas avec Kubler.

Samedi 15 mai

La mer se couvre de grandes traînées miroitantes qui signalent les grands calmes. Les voiles s’éloignent vers l’horizon. Pour goûter l’ivresse de voir la terre de loin.

Dimanche 16 mai

Des poissons sautent hors de l’eau sur la mer calme — ce sont probablement des palamides qui passent en général à cette distance du rivage, 1 mille. La brise est très faible mais permet aux voiliers de faire une petite route.

Il ne se passe rien dans l’actualité que ressassent les journaux qui aient le moindre intérêt, Malouines, coupe de France de football. L’actualité et l’information sont un jeu de société sur lequel se branchent les passions humaines. Comme si elles devaient susciter des événements à la mesure de leur angoisse. Ce qui existe réellement et fortement, c’est l’angoisse humaine qui veut s’exprimer.

Les images télévisées d’événements si lointains de chacun d’entre nous qu’ils pourraient être imaginaires, servent d’exutoire collectif.