Le soleil se lève à Athènes

24 septembre 2011,

reprint Le Sauvage, juin 1979

La société solaire souhaitée, attendue, prochaine, a un ancêtre. Ce n’était pas une société idéale mais elle croyait à l’oisiveté et à la jouissance.Trente ans plus tard et que l’on attend toujours la société solairece texte inspire toujours réflexion.

par Brice Lalonde

Ne vous y trompez pas. Une société solaire ne serait pas forcément paradisiaque. Elle ne serait pas non plus l’opposé en tout point de la société nucléaire. Condition nécessaire, mais non suffisante, d’une démocratie écologique, le recours au soleil limiterait, mais n’éliminerait peut-être pas toutes les retombées néfastes des centrales atomiques. Déchets radioactifs, technocrates, cordon ombilectrique sont déjà là.

Au moins, formidable avantage, la quincaillerie solaire se prête à une utilisation décentralisée et multiforme (et propre !), tandis que les microprocesseurs peuvent « l’autogérer ». Le système restera technicien, donc désagréable à certains, mais d’une technicité plus subtile. Les photopiles ressembleraient aux moyens de transport individuels, « libérant » irrésistiblement du transport public, car l’autonomie se vend bien.

L’exploitation moderne de l’énergie solaire ne sera pas non plus aussi « naturelle » que certains l’aimeraient, car « on ne revient pas en arrière ». Ce n’est pas en vertu d’un progressisme débile, c’est parce que les circonstances ne se reproduisent pas exactement. Toutefois, ces histoires d’avant et d’arrière ne signifient rien. La révolution scientifique et technique de l’écologie, qui commence peut-être maintenant, ressemblerait à la révolution néolithique, qui marqua, il y a vingt mille ans, un progrès stupéfiant dans la domestication de l’énergie solaire et fut la première application du génie biologique. Bref, ceux de l’époque ont su inventer une nature nouvelle, ce qui est plus « performant » que la technique contemporaine, destructrice.

Mais, si le hardware solaire sera différent, le software, lui — je veux dire la culture — ne sera peut-être pas sans ressemblances avec les cultures de sociétés qui ont vécu. À titre d’exemple : la culture grecque antique, parce qu’elle est relativement connue. Comparaison n’est pas raison, tout de même les ressemblances sont frappantes entre des caractères de l’écologisme, contre-culture du monde occidental moderne, et certains traits de l’idéologie classique des Hellènes. Ils disposaient, comme nous, d’énergie en quantité telle qu’ils pouvaient se poser la question du seuil tolérable (les esclaves). Et ils n’étaient pas soumis à la « Galaxie Gutemberg », dont nous commençons nous-mêmes à nous libérer, c’est-à-dire l’organisation étatiste et scientiste du monde que la communication imprimée a imposée pendant quelques siècles, selon la suggestion de Mac Luhan.

Est-ce que des causes identiques produiraient les mêmes effets ? Je l’ignore. Les « sciences » les plus cruciales s’appelleront demain sociologie, histoire, philosophie. En attendant, la société a changé, malgré les conservateurs de société et les changeurs de société. Je veux que l’on m’explique pourquoi[1]. Est-ce que le passage au solaire ne serait que la conséquence du retour d’Apollon ? Alors l’énergie solaire achèverait un processus au lieu de l’inaugurer, tout comme Jules Ferry décréta l’école obligatoire quand l’alphabétisation de la France était déjà réalisée. Pour les Grecs, comme pour quantité de sociétés, la contemplation valait largement l’action.

Je n’insiste pas sur l’importance de cette proposition, notamment dans le domaine scientifique, où, depuis quelques siècles l’expérimentation a succédé à l’observation, donc, pour ainsi dire, l’interrogatoire a remplacé la filature (on sait que lorsque l’interrogatoire est trop poussé, le suspect a tendance à dire n’importe quoi. Rassurez-vous, la science est passée depuis peu à la simulation). Je me contenterai d’évoquer ces fous d’écolos qui aiment une forêt parce qu’elle est belle tandis que les réalistes estiment de leur devoir de la débiter en unité du P.N.B.

L’idéal social n’était pas le travail, mais l’oisiveté. On n’était pas mal vu lorsqu’on ne travaillait pas, ce qui ne voulait évidemment pas dire qu’on était inutile, bien au contraire. L’esclavagisme, comme le machinisme, autorise ce genre d’épanouissement : on n’est pas là pour s’emm… C’est parfaitement exact, non ? Bien entendu, la création, les rapports humains, la politique demeuraient hautement souhaitables.

Aussi les besoins sociaux étaient-ils considérés comme limités. Les Grecs ne méconnaissaient pas l’aspect historique et social de la consommation (par exemple, les boucliers faisaient partie des besoins incompressibles), mais ils distinguaient entre les besoins, qui sont déterminés, et l’imitation, qui est, elle, illimitée. Pourquoi recréer ce qui existe déjà ? Pourquoi remplacer la nature ?

Elle était évidemment préférée à l’artifice, cette nature divine. Les techniciens, comme dans la plupart des sociétés anciennes, étaient « surveillés », tandis que les prouesses techniques elles-mêmes étaient vues comme des curiosités de cirque.

C’est que, dans la Grèce antique, les consommateurs avaient le pouvoir, et non les producteurs. La personne accomplie était celle qui connaissait l’usage des choses produites, et non celle qui savait les fabriquer, qui ne faisait, somme toute, qu’appliquer des recettes. Le pourquoi faire l’emportait sur le comment faire.

Les Hellènes aimaient leur corps et n’avaient pas honte de l’exposer, à l’inverse de leurs contemporains. Une partie de leurs loisirs était consacrée au jogging, qui n’est donc pas quelque chose de nouveau sous le soleil. Ni la sexualité tranquille, à voile et à vapeur. Je dois dire que, lorsque j’ai raconté ça à Nogent-sur-Seine, E.D.F. a marqué un point, hum… La société solaire commence dans les villes.

Mention, pour terminer, de l’agora et de la démocratie directe, deux innovations soixante-huitardes en voie d’institutionnalisation via les medias, et l’extraordinaire actualité des débats sur la parole, la différence entre démocratie et démagogie, le rôle de la science. Bien entendu, la société athénienne classique devenait déjà « décadente » aux yeux des traditionnalistes de l’époque. L’abondance relative avait son prix : pillage du tiers-monde, urbanisation, dégradation écologique, poids de la flotte, aventures militaires, crises… Mais un équilibre s’est dessiné un instant entre le modernisme inouï d’une partie des Hellènes et une espèce de sagesse héritée de plusieurs révolutions techniques bouleversantes à peu près maîtrisées (agriculture, armée, alphabet phonétique) qui ont dû contribuer à faire réfléchir un bon coup, comme en témoigne le mythe de Prométhée. Ça n’a pas duré excessivement longtemps, les sociétés-machines à vocation militaire ont fini par gober la Grèce qui avait pourtant su résister aux myriades venues de l’Est. On ne se prive pas, de Debré à Chevènement, de comparer Washington à Rome (mais on hésite sur l’époque à retenir, entre la toute-puissance et la décadence !). Moi, ça me ferait plaisir de voir l’Europe ensoleillée par la résurrection des cités, toutes choses étant inégales par ailleurs car les sociétés modernes et antiques, si elles sont plus proches qu’on ne le croit généralement, n’ont pas grand chose en commun.

Les écosociétés ne sont pas seulement celles où l’ingénierie solaire a remplacé l’ingénierie nucléaire, et les héliocrates (comme la NASA) ont supplanté les nucléocrates, ce sont aussi les sociétés où l’énergie ne sert pas à produire plus, imiter plus, opprimer plus. Produire plus ou travailler moins, that is the question. La première contrainte est le marché mondial. Quittons-le.

B. L.

Mots-clés : Grèce antique, société solaire, marché mondial.


[1] Je n’aime pas trop ceux qui ont le « projet de société » plein la bouche. J’y vois tromperie même si elle n’est pas délibérée, et menaces de normalisation, goulags, plans et technocrates. Les changeurs de société m’oppriment parfois autant que les bétonneurs de la société. Mais, comme tout un chacun, j’ai quelques idées sur la société où j’aimerais vivre, étonnamment proche de celle-ci où sont les êtres, les lieux, les créations que j’aime. Comment y parvenir ? Ex-littéraire classique et préhistorien, intellectuel sans chaire, horrifié du divorce entre la philosophie et les sciences, militant éperdu, je sais qu’il me manque une sociologie (ou une histoire) pour savoir ce qu’est, enfin, une société. Mais je sais aussi que cette sociologie va arriver, hélas, et aussi par mes efforts. On pourra alors tripatouiller efficacement la société, comme aujourd’hui les sciences de la nature permettent de torturer la nature. Heureusement ( ?), l’écologie adoucit déjà cette torture, qui devient médecine, tandis que la sociologie, convenablement psychiatrisée, démocratisée, communicante, etc., atténuera les retombées terrifiantes de l’ignorance de nos ingénieurs sociaux, qu’ils soient conservateurs ou révolutionnaires. C’est comme ça, ou renonçons à intervenir sur notre histoire…