Les dieux habitent toujours à l’adresse indiquée

10 septembre 2011,

par Jean-Claude Villain

Patrick Reumaux, Les dieux habitent toujours à l’adresse indiquée, Editions Vagabonde, Marseille, 2010, 10 euros.

Ce livre, petit d’apparence, est d’une grande richesse. Sa centaine de pages bondit d’une originalité et d’un mouvement qui piquent le lecteur de bout en bout. Tant de livres sur la Méditerranée avec tant de clichés et de références rebattues que l’on hésite à s’aventurer dans un nouvel ouvrage. Mais dès la première page un esprit neuf, alerte, pique, dont la légèreté, colorée constamment d’humour, ne dissimule pas la profondeur.

« Il n’y a rien » : c’est par cet incipit paradoxal que commencent ces « considérations inactuelles sur la Méditerranée » (on pense d’emblée à Nietzsche) qui pourraient tout aussi bien être titrées « Eloge du rien méditerranéen ». Car c’est la logique héraclitéenne des contradictions et des oppositions révélatrices qui le guide : en Méditerranée le rien est manifesté  par… les présences, et les présences révèlent le rien. Ainsi une pleine page baroque, cumulant images et rites on ne peut plus méditerranéens (depuis les « menthes qui embaument » jusqu’aux « vieux mouchoirs tachés de sperme qui sèchent sur les rochers ») se termine-t-elle par cette invite : « regardez : il n’y a rien », « ne reste qu’un trou dans les paumes, un trou dans les choses ». On comprend mieux ainsi que « dans les ruines brille l’absence du temple, ce qui permet de le voir avec une exceptionnelle clarté ».

S’il cultive ainsi d’emblée une trame philosophique, (l’acuité savante du regard cherchant l’essence même de la Méditerranée), ce livre n’est en rien abstrait. « Bréviaire méditerranéen » à sa façon, qui n’est pas celle de Pedrag Matvejevitch, il convoque constamment lieux, personnages, récits, sensations, expériences, et références pour organiser une suite très documentée, sautillant de page en page avec un esprit, une culture et un humour qui comblent le lecteur. Ainsi souvenirs, voyages, villes (celle de la naissance : Alger, et les plus fréquentées : Palerme et Naples) croisent-ils le texte et le personnalisent sans en réduire l’ampleur, renforcée par une sensualité forte qui développe le ton alerte du texte, soutenu par un rythme rapide, et les synesthésies viennent agrandir les perceptions sensorielles : « une luminosité qui ne devient visible que par l’oreille ou par le nez »,  « on regarde l’odeur de la menthe », « l’oreille du faune perçoit (…) l’odeur de l’eau ». L’essentiel se donne à la fois dans la physique et la métaphysique, selon cette permanente inversion des phénomènes et des valeurs qui, d’après l’auteur, caractérise intimement la Méditerranée : battement entre les formes multiples des présences… et ce qu’il en reste lorsqu’on se recule un tant soit peu pour comprendre, c’est-à-dire rien, figure du non-être selon Platon. « La Méditerranée n’est qu’un rêve. Une peinture de peinture, une culture de culture ». Et pourtant : « Demeure la mer. Demeure cette chose inouïe : le spectacle de la mer, qui meurt éternellement dans le regard de celui qui la contemple ».

Les références littéraires et philosophiques, nombreuses, sont incises de façon si légère et si à propos qu’elles sont de petits diamants qui émaillent en permanence le texte. Nietzsche est souvent appelé mais aussi Ulysse évidemment (référence suprême dans cette Méditerranée des paradoxes, des renversements et des ruses) de même qu’on retiendra un passage somptueux sur Dionysos qu’il faudrait entièrement citer « Dionysos (…) ne cesse d’activer les forces de l’Amour et de la Haine, d’ébranler, de mettre en branle, de démembrer et de remembrer les rivages de la Méditerranée », passage qui se prolonge par une exaltation de l’orgasme, nécessaire à l’initiation et à la connaissance comme le hennissement des bacchantes ne cesse de le rappeler, car « les femmes sont l’âme dionysiaque de la Méditerranée ». Patrick Reumaux ne « tourne pas autour » mais va au cœur, c’est-à-dire à la fois au visage sans visage, et au sexe, qui n’est peut-être qu’un mirage pressenti dans les râles : il a tout compris.

D’autres thèmes enrichissent ce petit livre dont, par éclats, le style est de facture proprement poétique et dont la lucidité porte naturellement à poser la question de la limite de l’écriture -« de l’énigme comme de l’éclat on ne peut rien dire »- et de la nature même du langage, logologique et non ontologique. Mais allons directement à la conclusion, à la fois affirmative : oui « les dieux sont là ; qui ne les voit ne voit rien », et désespérée : « faut-il accepter la mort de la culture au nom de la barbarie et d’une inculture productrices de biens et créatrices d’emplois, même temporaires, dans un pays rongé par la misère ? »

Jean-Claude Villain