Jardineurs de nouveaux mondes

1 octobre 2011,

reprint Le Sauvage, été 1980


Des légendes à arpenter, des mythes à respirer dans le Bosquet sacré du duc Orsini en Ombrie et dans la jardin du facteur Cheval à Hauterives. Leurs fleurs brillent comme les mots perdus de phrases prononcées à l’aurore du monde.

par Jacques Lacarrière

Les hommes-des-jardins, autrement dit les jardiniers, me semblent appartenir, depuis l’Éden et Aladin, à deux catégories : ceux qui répètent la Création en l’assagissant et, donc, l’affadissant ; et ceux qui plagient

La forêt vierge du Brésil par Charles de Clarac (1816)

le Créateur lui-même en inventant, par leurs jardins, un nouveau monde. Les premiers (appelons-les les jardinants) pratiquent exclusivement la culture arbustive et florale. Serviteurs de la Nature, ils en domestiquent les essences. Les seconds (que nous nommerons jardineurs) pratiquent une culture visionnaire ou mythique. On les distingue d’ailleurs fort aisément aux inscriptions qui figurent à l’entrée de leurs domaines. Celles des premiers disent : Attention chien méchant ou Ne marchez pas sur les pelouses. Celles des seconds : Attentions dragon dévorant ou Ne cueillez pas le fruit de science.

Les jardins du Soleil

Je ne cacherai pas plus longtemps que ma préférence va aux seconds, aux jardineurs et inventeurs de nouveaux mondes. Prenons comme exemple un jardin sur lequel, d’ailleurs, les renseignements n’abondent guère : celui des Hespérides, des Filles du soir, situé près du pays d’Atlas, à l’extrême Occident. On ne sait pas grand chose de ses parterres, de ses allées, de ses fleurs ni de ses massifs. On sait seulement qu’il abrita les pommes d’or de la déesse Héra et un dragon gardien à cent têtes. Mais tout (à commencer par le nom même des Hespérides : la Rouge, la Brillante et la Crépusculaire) indique qu’il était placé sous le signe du Soleil. Ses fruits brillaient par leur or, leur vermeil, voire leur couleur orange. Et ses fleurs elles aussi étaient liées à la douceur du soir puisqu’on y trouvait l’hespéris, une giroflée méditerranéenne dont le parfum n’embaume qu’au crépuscule. On devait sûrement y voir des soleils, des tournesols, des soucis, des hélianthes, des asters et des héliotropes. Nul doute aussi que les arbres y avaient des couleurs aussi belles que le plumage des paons, comme en ce jardin indien décrit dans la Bhagarâtra Pûrana et où « tout se manifestait comme un crépuscule, tant on demeurait ébloui par la couleur vermeille de ses fleurs »

Le Soleil, premier jardinier du monde ? Oui, on le retrouve — lui, son éclat, ses ombres chaudes, ses rayons d’or — dans chaque jardin fabuleux des premiers temps de cette terre. Des jardins qui, comme l’Éden, portaient encore et la mémoire et le remords du ciel.

Donc ces jardins, ces enclos des extrémités de la terre, ces vergers de l’extrême Occident, ces horts de délices sont des brouillons ou des esquisses ou des épures de paradis. Mais comme ils se situent aux origines du monde, ce sont des paradis purement végétaux, de féériques floralies d’où l’homme est encore absent. Aussi, quel silence en leurs allées vermeilles ! Quel vide autour des héliotropes sans Héliotrope et des narcisses avant Narcisse !

L’apparition de l’homme va jeter quelque trouble en ces vierges eldorados, se traduire par le souci d’y enclore des rêves tout autant que des fleurs, d’y disposer des états d’âme autant que des massifs, d’y semer les germes d’un autre monde. Ainsi en est-il, en Italie par exemple, du premier de ces jardins du rêve, de ce Sacro Bosco qu’on peut voir aujourd’hui encore près du village de Bomarzo.

Les sentiers de l’inconscient

Ce Sacro Bosco, ce Bosquet sacré conçu il y a quatre siècles par le duc Orsini en un vallon d’Ombrie, ce bois des Muses, les habitants du lieu l’ont surnommé depuis toujours il parco dei mostri, le parc des monstres. Premier des malentendus qui n’ont cessé d’opposer les intentions initiatiques de son créateur aux visions des simples visiteurs. Que voulait-il exactement nous dire, nous proposer, nous imposer, ce duc poète et architecte, avec ces statues symboliques, ces méandres savants, ce labyrinthe évoluant entre rocs et figures ? Que tôt ou tard — comme en ce jardin clos — il nous faudra choisir entre l’Orco, la Bouche béante de l’Enfer et le Tempietto, le Temple où perdure la mémoire de la femme aimée ? Car un premier itinéraire possible nous propose les étapes suivantes ; l’Énigme de l’entrée, posée par deux sphinges accroupies ; puis les forces innées, obscures de la Terre avec le géant Orlando et la tortue Tartaruga ; la montée vers l’éploiement des Eaux et des Sources où nous rencontrons successivement Amphitrite, une Nymphe, des Dauphins et Neptune ; enfin, une fois dépassé le vertige de la Maison penchée, la grande esplanade — gardée par deux ours héraldiques — où se retrouvent en un concile de pierre les gardiens préposés aux secrets et aux trésors du monde : un Dragon, un Cerbère, une Sirène, un lion, tout un bestiaire fabuleux. Alors, de ce lieu nodal d’où les sentiers bifurquent, on peut choisir l’Enfer ou l’Immortalité, selon le chemin emprunté.

Mais ce n’est là sans doute que le premier des multiples messages tracés par ces sentiers. D’autres voies, d’autres parcours sont possibles entre la Terre et l’Eau, l’Abîme et les Trésors. Et si ces lieux, ces symboles conservent quelque chose d’énigmatique, c’est moins en raison de l’absence de documents précis sur leur histoire que par la banalité apparente et trompeuse des Figures qui les jalonnent. Elles évoquent pour la plupart les images d’une mythologie traditionnelle que les siècles suivants rendront même conventionnelle. Mais ici, où l’on devine qu’une intention secrète présida au choix de chacune, on se retrouve en présence d’un paysage qui voudrait évoquer ceux du Songe de Polyphile, un roman pastoral fort à la mode alors, où chaque page décrit un jardin merveilleux. Et en m’y promenant à l’automne dernier, par un matin ensoleillé enluminant de l’intérieur les frondaisons et les bosquets, j’eus bien le sentiment que ces êtres de pierre et de lierre, ces nymphes, ces dragons, ces serpentes et ces sylphides jalonnaient autre chose qu’une simple errance au cœur des mythes grecs et des divinités romaines. La vox populi, en le nommant parc des monstres, a dévoilé, sans le savoir ou le vouloir, le sens caché des ces Figures. Car monstre vient de monstrum qui vient de monestrum qui vient de maneo, ce qui veut dire en clair : avertir, guider, inspirer, éclairer. Le Sacro Bosco éclairerait ainsi les dedans de nous-mêmes et tracerait le labyrinthe de notre propre errance… Bomarzo ou la carte de Ça étalée sur le sol d’Ombrie ?

Le concile des fleurs

La première sphinge de Bomarzo, à l’entrée du Bosquet Sacré, porte l’inscription :

Toi qui entres ici

demande-toi d’abord

si tant de merveilles

sont dues au génie d’un dieu

ou à l’art de l’homme

Au cœur du Palais idéal d’Hauterives, dans la Drôme, œuvre du facteur Cheval, il y a au plafond de la voûte de la salle sud-ouest, une inscription qui dit :

Ici toutes les fées de l’Orient

rencontrent les fées d’Occident

Les jardins fabuleux sont faits de ces rencontres : celle de l’art et du génie, celle de l’Orient et de l’Occident (géographiquement et mythiquement parlant : de l’Éden et des Hespérides). Ils se situent au point crucial où se croisent les horizons, où toutes les cultures se rencontrent, ils sont au creuset des mythes et des merveilles. Car le propre de ces jardins est aussi de vouloir enclore le monde entier entre leurs murs, de nous livrer comme un infini miniature et de ressembler aux pages illustrées des Larousse d’antan où l’on voyait en un même dessin tous les animaux, végétaux commençant par la même lettre. Ils sont bien, comme nous l’avons dit, l’esquisse ou le brouillon d’un paradis mais d’un paradis futuriste autant que passéiste. D’ailleurs, l’avant et l’après monde se rejoignent dans les jardins. Car ils disent, ces jardins du possible et de l’impossible, la fraternité des corolles et l’union des pollens en lutte pour la libération des germes. Ils disent le grand Soir des plantes, nos utopies rustiques imprimées dans la glèbe, ils sont comme le jardin-modèle ou le verger-témoin qu’on visite aux heures ouvrables de nos rêves et qui donne un avant-goût du grand ensemble à devenir. Bref, ils nous disent l’avenir radieux et le pays secret que nos désirs et nos désillusions construisent.

Le jardin du facteur Cheval répond bien à ces rêves millénaires et millénaristes. Car ici jardin et Palais sont tout un, imbriquant en une même vision dieux indigènes et exotiques, sapins et plantes tropicales. La profusion — et confusion — des symboles de pierre se retrouvent dans celles des végétaux qui les entourent. Le Palais idéal est en réalité un Jardin Idéal dont le Palais serait le centre, incarnant cette cosmique (et un peu comique) image d’Épinal qui hanta les rêves du facteur. Mais par ce monde d’Épinal, touchant et troublant, il a voulu dire ce que disent tous les jardins du monde dès qu’ils se veulent fabuleux : l’abolition des règnes et des temps, la réconciliation des âges et la fraternité des rêves. Le Jardin Idéal m’apparaît comme un infini-miniature où seraient réunis tous les mythes, tous les styles, tous les siècles : un concile unique en son genre d’essences et d’existences disséminées d’ordinaire aux quatre coins du monde.

Mais alors, demanderez-vous, quelle plante, quels végétaux conviennent pour un tel concile ? Tous, précisément, pourvu qu’ils soient étranges. Mais alors, comment faut-il disposer massifs et allées, parterres et bassins, vides et pleins, luxuriance et sobriété ? Simplement de telle sorte qu’ils emprisonnent l’infini.

En somme, jardins fabuleux, bosquets sacrés, palais idéaux n’ont qu’un but, affirmé tour à tour par leurs essences, leurs figures et leurs symboles : capturer l’univers, domestiquer son espace et son temps. On ne l’a guère perçu — ou en tout cas guère exprimé — jusqu’à présent mais l’évidence m’en apparaît certaine : ces jardins, en réalité, sont des mythes à respirer, des légendes à arpenter. Leurs fleurs sont comme les mots perdus de phrases prononcées à l’aurore du monde. Les parcourir, les respirer, les admirer, c’est entrer tout vivant dans le Couchant des fables. C’est pourquoi ils sont si rares sur cette terre et si rares les jardiniers capables de semer des mythes.

Jacques Lacarrière

Mots-clés : Bomarzo, Bosquet sacré, facteur Cheval, Hespérides, jardinier