Le moi en ce jardin

5 octobre 2011,

Reprint Le Sauvage, été 1980

Microcosme ouvert sur l’univers, mais aussi enclos d’intimité, le jardin est un lieu privilégié où peuvent s’inscrire tous les mythes du « moi ». Relevée bien des fois déjà, cette « familiarité native » de l’homme avec son espace nous avertit : quelle âme aurons-nous demain (quels rêves, quels symboles ?) dans les nouveaux espaces que nous nous préparons.

Par Renée Ossemond-Launiau

« Il y a un sens, nous dit Bachelard, à prendre la maison comme un instrument de l’âme humaine »[1]. Cette « topo-analyse », étude psychologique systématique des sites de notre vie intime, nous invite à une réflexion sur la verticalité de notre être : de l’irrationalité des profondeurs de la cave, où la rêverie creuse et creuse encore dans l’humide obscurité, à la hauteur claire du projet conscient et rationnel, dans la zone de lumière sèche du grenier.

S’il est vrai que non seulement nos souvenirs, nos oublis, sont « logés », mais aussi notre inconscient est « logé »1, qu’allons-nous trouver de nous-mêmes en descendant au jardin ?

S’il est vrai qu’étymologiquement, le jardin se désigne lui-même comme un lieu clos, réservé, il mérite cependant, peut-être mieux que la maison, le terme de microcosme. Il est en effet un morceau d’univers ; un petit univers à lui seul. Si la « rêverie habitante »1 se prolonge au jardin, c’est que l’homme n’a pas épuisé dans la maison ce désir de rencontrer cet univers. En effet, même les plus clos, les plus intimes des jardins, ceux des maisons du Sud qui se laissent à peine deviner d’une branche au-delà de hauts murs, ont leur part de ciel, de nuages, de terre mouillée et qui colle aux pieds, de végétal dont il faut discipliner l’exubérance et le caprice.

Cette concession à l’extérieur est certes mesurée. Car il n’existe pas de jardin spontané. Et il n’est pas jusqu’à son désordre, son fouillis (on dit son « abandon ») qui ne désigne en clair un ordre possible. Pourtant le rêveur de jardin – rêveur d’univers – doit pouvoir imaginer qu’un monde entièrement sauvage existe, quelque part, qu’il y a bien un règne naturel qui lui échappe.

Mais reste-t-il encore, au jardin de la planète, des lieux vraiment sauvages ? L’Europe n’est-elle pas elle-même un vaste jardin mille fois travaillé ? Il peut paraître contradictoire de dire qu’au jardin se perpétue pourtant le désir de sauvage, de naturel, d’obscur, de l’inconnu, autant que celui d’ordre, de raison et de clarté ; désir qui est celui d’être ici et ailleurs à la fois, désir du familier autant que de l’étrange.

Obscur ou intelligible ?

Peut-être parce que le sauvage recule dans le monde, l’appétit d’inconnu, d’obscur, d’étranger demeure et grandit. Les poètes romantiques, à la suite de Rousseau, ont, peut-être avec trop d’effusion, célébré leurs noces avec la nature au point que le paysage ne soit plus, comme le dit Amiel, qu’un « état d’âme ». Pour la sensibilité contemporaine, la nature n’est plus ce miroir qui « grimace ma douleur » et « sourit à ma joie ». Roquentin, le héros de Sartre, est malade jusqu’à la « nausée » de la contemplation d’une racine d’arbre. Elle lui paraît tout à coup d’un ordre si différent, si étrange qu’il en éprouve un trouble métaphysique. Pour les poètes modernes la nature n’est pas transparence. Elle est opacité. Tout à coup « l’ordre de l’espace ne coïncide plus avec l’ordre de l’intelligible »[2]. Mais s’il y a de l’obscur dans cet espace « profond comme la mer », la même obscurité m’habite. Je ne suis pas non plus transparent et clair à moi-même. En cela je retrouve – ailleurs, autrement – ma profonde « familiarité native avec le monde »1.

Une indicible communauté est scellée entre la force obscure du végétal et la propre vie biologique et psychique du rêveur de jardin. Son opacité se nourrit du même silence que celui du monde, comme le dit R.M. Rilke : « La nature a son être en toi ». C’est en lui que s’agrippent les liserons du jardinier, s’enchevêtrent les chèvrefeuilles, c’est sa peau que tètent les pucerons, et quand son arbre s’abat, c’est son dos qui est douloureux. Ainsi sa connaissance de la nature est-elle une co-naissance, naissance commune, où modestement, lentement l’homme s’apprend, s’apprivoise, s’éclaircit, en même temps qu’il savoure l’expérience concrète et véritable qu’il a du monde. Le rêveur a du travail, au jardin : comme dans son âme, il faut faire vivre, faire apparaître, donner du sens, mettre de l’ordre…

Ne dit-on pas à propos de la particularité d’un être qu’il a son « jardin secret » ? L’écrivain de lui-même (autobiographe ou autre rêveur) reconnaît au jardin sa topographie intime. Il la sait divisée entre l’ordre apparu et l’obscur toujours à découvrir, entre le méconnu et le reconnu, le vécu et le rêvé : « … vers ce pôle moussu et deviné plutôt que donné qu’est l’intimité d’un jardin trop proche de tout ce dont je suis tissé pour clairement s’en détacher… »[3]. Symbole fleuri et feuillu de son inconscient, il sait s’accorder de ses allées mille fois parcourues et familières, comme de ses broussailles sombres et inquiétantes ; il se plaît dans ce doute qui propose une liberté à sa réalisation, une épaisseur de noyer touffu à son être.

Prosaïque ou sacré ?

À débroussailler ainsi les allées de son âme, on pourrait croire que le rêveur de jardin devient modeste. Sa tâche est pénible, laborieuse, elle requiert de sa part la patience, le geste répétitif et calme, respectueux d’un ordre qu’il ne décrète pas entièrement. On lui prêterait volontiers l’ingénuité propre à ces personnages en chapeau de paille et sabots, dotés de prénoms antiques et naïfs –les « baptistes » tranquilles – qui hantent les allées de la roseraie au potager. Le potager paraît en effet ouvrir au rêveur de jardin un espace de symboles rassurants et domestiques de terre nourricière. Mais la citrouille ventrue est si naïvement et si poétiquement prosaïque qu’elle acquiert des vertus magiques.

Méfions-nous de la modestie du vieux jardinier en relation concrète avec les forces de la nature. Sous son vieux chapeau de paille se cache probablement un magicien, sûrement un philosophe. À Rome – dans l’Antiquité – mais la douceur du climat s’y prête, ce n’est pas enfermé dans un « poêle » qu’on philosophe, mais dans la villa, au jardin, le soir. Ce cadre inspire aussi Épicure puisque sa pensée est dite « le jardin d’Épicure » et les philosophes, par extension, sont nommés « la secte des jardins ».

L’art des jardins n’a pas eu historiquement, forcément, une vocation domestique ; au contraire le jardin serait dès l’abord un « enclos de fête » où poussent gratuitement la fleur et l’arbuste d’ornement, en vue de célébrer le « sacré ». L’apparent modeste projet domestique du potager ne peut recouvrir entièrement, on le voit, tout ce que le rêveur retrouve au jardin. Certainement le geste le plus simple qu’on y fait – une cueillette, un petit élagage de feuilles fanées – n’est pas anodin. Ne serait-ce pas qu’il nous semble retrouver, dans cette sorte de paix et d’assurance secrète du geste, un lien avec l’archaïque inconscient collectif ? Depuis l’aube de lui-même, l’homme ressent comme divine la force de vie, de la « Natura naturans ». Dans cet esprit, Thalès dit que « la nature est pleine de Dieux ». L’origine et le mystère du Sacré, c’est bien le chuchotement des eaux, le froissement des feuillages qui l’a soufflé à l’homme, et sous la voûte des cathédrales, on évoque en frissonnant l’humide frondaison des forêts.

La vie ou la mort ?

Mais, comme au jardin de l’inconscient jaillit en force la pulsion de vie – tel le membre viril en érection, attribut de Priape, dieu des jardins – en quelque recoin écarté, on retrouve enfoui son envers métaphysique, la mort. Dans quel moindre bout de jardin n’a-t-on pas enterré quelque animal ? Il y a souvent une tombe, à l’arrière-plan du jardin, mais si la terre se referme sur ses secrets, elle restitue des « traces » parfois, mystérieuses, dégagées par hasard, quand le souvenir s’est retiré. La mort au jardin, porteuse des cycles à venir, de sens à faire naître, est riche comme un humus.

Pour le rêveur de jardin, la mort n’est qu’un des voyages possibles. Son rêve va et vient entre le « rester-là », le repos, l’enracinement, et le « partir », l’errance et la liberté. En fait, c’est le jardin lui-même qui exprime cette contradiction évidente : « entièrement clos de murs », vantent les vendeurs immobiliers, pour le valoriser. La clôture fait soupçonner les richesses contenues à l’intérieur. Le coffret fermé – comme le corps féminin – est le symbole de la richesse enclose, secrète ; biens surabondants entassés dans l’armoire, bijoux entassés dans le velours du coffre, secrets enfermés au jardin du cœur. « L’intimité se cache », nous dit Bachelard, et cette discrétion est indispensable à l’imaginaire. Pour s’accomplir il faut s’enraciner, rester là.

Mais en même temps qu’un espace resserré, clos, délimité, sa matière, le végétal, porte l’appel à l’exubérant, au caprice, à la liberté : l’arbre se précipite vers le ciel, la branche hors de la clôture, le vent dans les branches apporte les températures et les senteurs d’ailleurs. Soudain les limites de la clôture font du jardin un cachot, on soupçonne qu’on devrait se lever et partir. Certains rêveurs de jardin témoignent de cette contradiction entre le désir de rester là et celui de s’échapper en acclimatant dans leur terre des essences exotiques : le palmier, l’hibiscus, le camélia… On va admirer la merveille, se donner la preuve qu’un autre monde existe bien.

Petit ou grand ?

Il faudrait dire aussi pourquoi après l’obscur et l’intelligible, le prosaïque et le sacré, la vie et la mort, l’ici et l’ailleurs, le rêveur de jardin hésite encore entre le petit et le grand, car il se trouve parfois à l’étroit, parfois perdu, et les deux à la fois dans l’immensité du parc ou la familiarité du clos. Tout comme son moi s’illimite et se dissout dans l’éther des possibles, sans fin, par moment pour se rétrécir tout à coup dans des choix, des vécus, des fatalités…

Mais laissons là ces mouvements dialectiques, et descendons au jardin en friche : les parterres envahis de liserons, les essences devenues sauvages, l’herbe folle des allées – on rêve au jardin abandonné. J’ai eu un moi hier, demain je soupçonne l’ordre possible d’un autre être, mais aujourd’hui je rêve, dans un désordre poétique, à toutes les possibilités de mon jardin secret à l’abandon…

Renée Ossemond-Launiau

Mots-clés : rêveur de jardin.


[1] Bachelard, La Poétique de l’espace (Presses universitaires de France)

[2] R. Raymond, L’Expression de l’espace dans le nouveau roman, colloque de Strasbourg.

[3] Michel Leiris, Fihilles