Marcher

10 novembre 2011,

Reprint Le Sauvage, août 1979

par Henry-David Thoreau

Henri-David Thoreau (1817-1862) est né et mort à Concord. Il ne quitte que rarement ce village du Massachussetts qui est le reflet d’une Arcadie, d’un paradis rural auquel l’Amérique n’a jamais cessé de rêver. Études indisciplinées à Harvard, instituteur pendant deux ans, il s’installe ensuite chez son ami, Ralph Waldo Emerson, comme secrétaire et gardien de la maison pendant les escapades d’Emerson à Boston.

Plus tard, il s’occupe, avec succès, de la fabrique artisanale de crayons de son père. Attaché d’abord à sa liberté, Thoreau préfère, quand il a besoin d’argent, entreprendre un travail manuel, et pratique comme la construction d’un bateau ou d’une barrière, ou bien l’arpentage de terres.

En 1846, il passe une nuit en prison pour refus de payer l’impôt, en signe de protestation contre la guerre du Mexique. Dans les années qui suivent, il participe, énergétiquement, à la résistance contre les lois esclavagistes. Son éthique est la « désobéissance civile » et la « pauvreté volontaire ».

À l’âge de vingt-huit ans, Thoreau quitte Concord pour aller « vivre sa vie » à deux kilomètres à peine du village, dans une forêt que lui cède Emerson : il y construit sa cabane sur les bords de l’étang de Walden. En s’installant « hors du monde », à vingt minutes de Concord, il prétend démontrer la nécessité d’être présent au monde ici, maintenant et non dans un ailleurs indéfini. C’est au cours de sa retraite de deux ans qu’il écrit Walden ou la vie dans les bois, son livre le plus célèbre, partie d’une œuvre monumentale.

Dès que Thoreau commence à écrire, il se pose comme élève d’Emerson, de quatorze ans son aîné : mêmes idées, même style, mais avec davantage de mouvement et de passion. Il est l’ami des philosophes, transcendantalistes, en particulier du poète Walt Whitman.

Henry-David aspire à « une vie transcendantale dans la nature », c’est-à-dire à rejoindre l’être profond des choses et à y accorder sa conscience d’adapter sa vie à sa philosophie, d’incarner la self reliance (l’autosuffisance) et de montrer, lui-même, que les véritables besoins matériels de l’homme sont dérisoires et doivent laisser s’épanouir l’esprit. Observateur authentique et passionné de la nature sauvage et son premier défenseur (les parcs nationaux américains sont nés de son inspiration), Thoreau est autant poète que naturaliste.

Le retentissement de son œuvre est considérable depuis un siècle. L’homme de Walden fut un des leaders spirituels des hippies américains des années 1966-1970, de la contre-culture et du mouvement écologiste. Le texte que nous publions est un extrait du chapitre « Marcher » du livre Désobéir (Éditions F. Rieder, Paris, 1921, 261 p., épuisé).

Le SauvageOui, marcher tout simplement avec ses deux jambes, avec rien dans les mains, marcher sur la planete Terre avec la tête dans le ciel.

Je voudrais dire un mot en faveur de la Nature, de la liberté et la sauvagerie absolue, en l’opposant à une liberté, une culture qui n’est que de citadins – envisager l’homme en tant qu’habitant ou partie intégrante de la Nature plutôt que comme membre de la Société. Je voudrais pousser à outrance ma déclaration, si je puis ainsi la rendre énergique, car il y a assez de défenseurs de la civilisation : cela, le ministre, la commission scolaire, chacun de vous s’en chargera.

Je n’ai rencontré dans le cours de ma vie qu’une ou deux personnes qui comprissent l’art de Marcher, c’est-à-dire de faire une promenade – qui eussent, pour ainsi dire, le génie de la balade. Notre mot pour « balade », sauntering, a une origine admirable : il vient des « traînards qui vagabondaient par le pays au Moyen Âge et demandaient la charité sous prétexte de se rendre à la Sainte Terre », en Terre Sainte, si bien que les gamins s’écriaient : « Voilà un Sainterreux », un qui se rend en Terre Sainte. Ceux qui ne se rendent jamais en Terre Sainte dans leurs promenades, comme ils prétendent, sont en effet de simples traînards, des vagabonds ; mais ceux qui bien y vont sont des sainterreux dans le bon sens, tel que je l’entends. D’après certains, toutefois, le mot viendrait de sans terre qui, dans le bon sens, signifie donc : qui est sans foyer fixe mais chez soi également partout ! Car c’est là le secret pour l’heureuse réussite d’une balade. Celui qui ne bouge jamais de chez lui peut être le plus grand rôdeur de la terre : mais l’homme qui se balade, dans le bon sens, ne rôde pas plus que la rivière sinueuse, sans cesse appliquée à chercher le plus court chemin vers la mer. Mais je préfère la première étymologie, assurément la plus probable. Car toute promenade est une sorte de croisade, prêchée en vous par quelque Pierre l’Ermite, pour s’en aller reconquérir cette Terre Sainte tombée aux mains des Infidèles (…).

Exaltés pour un instant, comme par le souvenir d’un état d’existence antérieur, où ils étaient hommes des bois et brigands…

Nous avons eu l’impression que nous étions à peu près les seuls par ici à pratiquer ce noble art ; à dire vrai, pourtant, s’il faut du moins se fier à leurs affirmations, la plupart de mes concitadins seraient trop heureux de faire parfois une promenade comme moi, mais impossible. Aucune richesse ne peut acquérir le loisir, l’aise, l’indépendance voulus, qui sont le capital nécessaire dans cette profession. Cela ne vient que par la grâce de Dieu. Devenir un marcheur exige un décret venu droit du Ciel. Il faut que vous naissiez dans la famille des Marcheurs. Ambulator nascitur non fit. Certaines gens de ma petite ville, il est vrai, se rappellent et m’ont dépeint telles promenades qu’ils ont faites, il y a dix ans, et au cours desquelles ils ont eu le grand bonheur de s’égarer pendant une demi-heure dans les bois ; mais je sais fort bien qu’ils se sont bornés à la grand route depuis lors, quelques prétentions qu’ils affichent à faire partie de cette élite. Sans doute s’en sont-ils sentis exaltés pour un instant, comme par le souvenir d’un état d’existence antérieur où ils étaient hommes des bois et brigands…

Je crois que je ne saurais conserver ma santé et mon entrain si je ne passais quatre heures par jour au moins – et habituellement plus que ça – à me balader à travers bois, par monts et plaines, absolument dégagé de toute attache mondaine. Vous ne risquez rien à dire : deux sous pour vos pensées, ou vingt-cinq mille francs. Quand me visite parfois le souvenir des ouvriers, des boutiquiers qui restent dans leur boutique, non seulement toute la matinée, mais l’après-midi entière également, assis en tailleur, comme il y en a tant – comme si vos jambes étaient faites pour vous asseoir dessus, et non pour vous tenir debout ou marcher – je trouve qu’ils ont du mérite de n’avoir pas tous mis fin à leurs jours depuis longtemps (…).

Comment la gent féminine, qui reste enfermée à la maison encore plus que les hommes, peut y tenir, je l’ignore : mais j’ai des raisons de soupçonner que la plupart n’y tiennent pas du tout. Lorsque, aux premières heures d’une après-midi d’été, nous avons secoué des basques de nos habits la poussière du village, en nous hâtant de dépasser ces maisons à fronton d’un pur dorique ou gothique qui respirent un tel repos, mon compagnon me glisse qu’à cette heure-là probablement leurs occupants sont tous allés s’étendre sur leur lit. C’est alors que j’apprécie la beauté, le triomphe de l’architecture qui, elle, ne va jamais se coucher, mais toujours tient bon, se tient droite en veillant sur les dormeurs.

Sans doute le tempérament, l’âge surtout y sont pour beaucoup. À mesure que l’homme avance en âge, son aptitude à ne pas bouger et à s’occuper dans la maison augmente. Aux approches du soir de la vie, il devient occidental dans ses habitudes et, à la fin, il ne sort plus que juste avant le coucher du soleil pour prendre en une demi-heure tout l’exercice qu’il lui faut.

Mais la marche dont je parle n’a rien qui l’apparente avec l’exercice qu’on prend, suivant la formule, – comme les malades prennent leur remède à heure fixe – en faisant des haltères ou soulevant des chaises : elle est elle-même l’entreprise et l’aventure de la journée. Si vous voulez prendre de l’exercice, partez en quête des sources de la vie. Songez à un homme qui fait des haltères pour sa santé alors qu’en des prairies au loin ces sources bouillonnent, sans qu’il se donne la peine de les chercher !

En outre, il nous faut marcher comme un chameau, seul animal, dit-on, qui rumine en marchant. Lorsqu’un voyageur demanda à la servante de Wordsworth de lui montrer le cabinet de travail de son patron, elle répondit : « Voici sa bibliothèque, mais son cabinet de travail est en plein air. »

Vivre beaucoup en plein air, dans le soleil et le vent, assurément créera un tempérament d’une certaine rudesse – fera pousser une plus épaisse membrane sur telles qualités fines de notre nature, comme sur le visage et les mains, de même qu’un dur travail manuel enlève aux mains un peu de leur délicatesse de toucher. Pareillement, l’habitude de rester à la maison peut engendrer, d’une part, une mollesse, une douceur, pour ne pas dire minceur, de peau, qui s’accompagne d’une sensibilité plus vive à certaines influences, importantes pour notre développement intellectuel et moral, si le soleil avait un peu moins lui, le vent un peu moins soufflé sur nous ; et sans doute est-ce une affaire délicate de combiner la peau dure à la peau fine dans une juste proportion. Mais c’est là une teigne, m’est avis, qui tombera très vite ; le remède naturel se trouve dans la proportion que la nuit comporte par rapport au jour, l’hiver à l’été, la pensée à l’expérience. Il y aura d’autant plus d’air et de soleil dans nos pensées. Aux paumes calleuses d’un ouvrier plus qu’aux doigts alanguis d’un oisif sont familiers des fins tissus d’amour-propre et d’héroïsme, dont le toucher vous pénètre le cœur. C’est pire sentimentalité qui reste couchée de jour et se croit blanche, loin de l’expérience qui tanne et durcit.

Lorsque nous marchons, nous nous dirigeons naturellement vers les champs et les bois : que deviendrions-nous si nous nous promenions simplement dans un jardin ou sur un cours ? Même certaines sectes de philosophes avaient éprouvé la nécessité, puisqu’ils n’allaient pas au bois, de faire venir le bois jusqu’à eux. « Ils plantèrent des bouquets et des allées de platanes », où ils faisaient leurs promenades, subdiales ambulationes, sous des portiques à l’air. Bien entendu, il est inutile de diriger vos pas vers les bois s’ils ne vous y portent pas. Je suis alarmé lorsqu’il m’arrive d’avoir fait physiquement quinze cent mètres dans les bois sans m’y être enfoncé en esprit. Dans ma promenade de l’après-midi, je voudrais bien pouvoir oublier toutes mes occupations de la matinée et mes obligations sociales. Mais il m’arrive parfois de ne pouvoir aisément me défaire du village. La pensée de quelque besogne me trotte par la tête et je ne suis pas là où est mon corps – j’ai perdu le sens. Dans mes promenades, je voudrais bien retrouver mon bon sens. Qu’ai-je à faire dans les bois si je pense à des choses qui sont en dehors des bois ? Je doute de moi-même et ne puis m’empêcher de frémir quand je me vois mêlé de si près à ce qu’on appelle les bonnes œuvres – car cela m’arrive quelquefois.

Le contour qui enfermerait mes promenades serait non un cercle mais tel qu’une de ces orbites de comète qui n’ont pas de retour.

Les environs m’offrent quantité d’excellentes promenades ; depuis tant d’années, je sors presque tous les jours, parfois pour plusieurs jours de suite, et pourtant je ne les ai pas encore épuisées. Une perspective absolument neuve est un grand bonheur et je puis encore me payer cela n’importe quelle après-midi. En deux à trois heures de marche, me voici transporté dans une contrée aussi inconnue que je puisse espérer en voir jamais. Une simple ferme que je n’avais pas encore vue vaut parfois les possessions du roi du Dahomey. Le fait est qu’il y a une sorte d’harmonie que l’on peut découvrir entre les ressources du paysage dans un cercle de quatre lieues de rayon, c’est-à-dire les limites d’une promenade de l’après-midi, et les soixante-dix ans de la vie humaine. Jamais vous ne le connaîtrez à fond.

De nos jours, tous les soi-disant progrès humains, tels l’érection des bâtisses, les forêts et tous les grands arbres qu’on abat, déforment simplement le paysage, le rendent de plus en plus insipide et sans valeur. Un peuple qui commencerait par brûler les clôtures et respecter les forêts ! J’ai aperçu les clôtures mi consummées, leurs bouts jetés à travers les prés, et quelque grigou d’ici-bas qui, accompagné d’un arpenteur, tâchait de retrouver ses bornes ; pendant que les cieux s’étaient installés autour de lui, il ne voyait pas aller et venir les anges, mais cherchait un ancien trou de piquet au beau milieu du paradis. En regardant de nouveau, je le vis debout au centre d’un marécage boueux, stygien, entouré de diables ; il avait retrouvé ses bornes sans doute, trois petites pierres, où on avait enfoncé un piquet et, en regardant de plus près, je vis que son géomètre, c’était le Prince des Ténèbres.

Je puis facilement faire quinze, vingt, trente kilomètres, autant que vous voudrez, à partir de ma porte, sans passer devant aucune maison, sans traverser une route sauf celles que font renards et visons : en suivant d’abord la rivière, le ruisseau ensuite, et puis les prés et la lisière des bois. J’ai, à proximité, des kilomètres carrés sans habitants. De bien des hauteurs, c’est de loin que j’aperçois la civilisation et les demeures des humains. Les paysans, leurs travaux ne sont guère plus visibles que les marmottes et leurs terriers. L’homme et ses intérêts, l’Église, l’État, l’école, le trafic et le commerce, les fabriques et l’agriculture, même la politique – de tous le plus alarmant – je suis content de voir combien peu d’espace ils occupent dans le paysage. La politique n’est qu’un mince terrain, et cette grand route là-bas, plus mince encore, y mène. Je l’indique parfois aux voyageurs pour s’y rendre. Si vous voulez gagner le monde politique, suivez la grand route, suivez cet habitué des marchés, ayez toujours sa poussière dans les yeux et elle va vous y mener tout droit ; car elle aussi a simplement sa place et n’occupe pas tout l’espace. Je m’en éloigne comme on sort d’un champ de fèves pour entrer dans la forêt, et elle est oubliée. En une demi-heure, je gagne une partie de la surface de la terre où, d’un bout de l’année à l’autre, un homme ne met pas le pied, et là, par conséquent, la politique n’existe pas, car elle n’est que la fumée de cigare d’un homme (…).

Pour l’instant, dans ces parages-ci, la plupart du pays n’est pas propriété privée ; le paysage est sans maître, et celui qui se promène jouit d’une liberté relative. Mais peut-être bien le jour viendra qu’il sera morcelé en ce qu’on nomme parcs d’agrément, où quelques-uns ne trouveront qu’un agrément mesquin et d’où les autres seront exclus – le jour que les barrières se multiplieront, et les pièges à loup et autres engins inventés pour borner les hommes à la route publique, un jour que parcourir la face de la terre du bon Dieu sera interprété comme une violation de la propriété d’un monsieur. Jouir d’une chose en en privant les autres, c’est d’ordinaire vous priver vous-même d’en jouir véritablement. Profitons donc des occasions qui s’offrent, avant que viennent les jours de malheur.

Qu’est-ce donc qui rend parfois si difficile de décider par où nous irons nous promener ? Je crois à un magnétisme dans la Nature qui, si nous y cédons sans y penser, nous conduira où il faut. Il ne nous est pas indifférent d’aller par ici ou par là. Il y a le bon chemin ; mais par étourderie, bêtise, nous sommes forts sujets à prendre le mauvais. Nous voudrions bien faire cette promenade, que nous n’avons jamais faite encore à travers ce monde réel, qui est le parfait symbole du chemin que nous aimons tant à suivre dans le monde intérieur et idéal ; et parfois, sans doute, nous est-il malaisé de savoir quelle direction choisir, pace qu’il n’existe pas encore nettement dans notre idée.

Quand je sors de chez moi pour aller me promener, sans savoir encore où je porterai mes pas, et m’en remets à mon instinct de décider pour moi, je m’aperçois, si bizarre si fantasque cela paraisse-t-il, que je finis inévitablement par m’arrêter au sud-ouest, dans la direction de tel bois ou pré particulier, quelque herbage ou hauteur abandonné, par là situé. Mon aiguille est lente à se fixer, elle varie de quelques degrés et n’indique pas toujours plein sud-ouest, il est vrai – et elle a de bonnes raisons pour varier ainsi – mais elle se pose toujours entre l’ouest et le sud sud-ouest. C’est par là qu’est l’avenir pour moi, et la terre me semble plus inépuisable, plus riche de ce côté-là. Le contour qui enfermerait mes promenades serait, non un cercle, mais une parabole, ou même tel qu’une de ces orbites de comète qui n’ont pas de retour – s’ouvrant vers l’ouest en ce cas – où ma maison occupe la place du soleil. Parfois je fais des tours et des tours pendant un quart d’heure, irrésolu, jusqu’à ce que je décide, pour la millième fois, que je m’enfoncerai dans le sud-ouest ou l’ouest. Vers l’est, je n’y vais que par la force ; mais vers l’ouest j’y vais librement. Nulle affaire ne me conduit pas là. Il m’est difficile de croire que je trouverai de beaux paysages, une sauvagerie, une liberté suffisante au fond de l’horizon à l’est. La perspective d’une promenade de ce côté ne m’exalte pas : mais la forêt que j’aperçois à l’horizon vers l’ouest, je crois qu’elle s’étend sans interruption vers le soleil couchant et qu’elle ne contient pas de ville petite ou grande assez importante pour me gêner. Que je demeure n’importe où, par ici est la ville, par là est la solitude, et toujours j’abandonne la ville de plus en plus pour me retirer dans la solitude. Je n’appuierai pas si fortement sur ce fait si je ne croyais qu’une chose analogue fut la tendance dominante de nos compatriotes. Il faut que je marche vers l’Oregon et non vers l’Europe. Et c’est là que marche la nation, et l’humanité, puis-je dire, s’avance de l’est vers l’ouest (…).

Nous allons vers l’est pour comprendre l’histoire, étudier les œuvres de l’art et de la littérature, en retournant sur les pas de la race ; nous allons vers l’ouest comme on entre dans l’avenir, avec un esprit de hardiesse et d’aventure. L’Atlantique est un Léthé et, en le traversant, nous avons eu l’occasion d’oublier l’Ancien Monde et ses institutions. Si nous ne réussissons pas cette fois, il reste peut-être encore une chance pour la race avant qu’elle atteigne les bords du Styx : cet autre Léthé, le Pacifique, trois fois plus large (…).

Chaque couchant que je contemple m’emplit du désir de partir pour un Ouest aussi lointain et resplendissant que celui au sein duquel le soleil se couche. Tous les jours il semble émigrer vers l’Occident et nous incite à le suivre. C’est lui le Grand Pionnier de l’Ouest que les peuples suivent. Toute la nuit nous rêvons à ces crêtes de montagnes à l’horizon, fussent-elles de simples vapeurs, que ses rayons ont dorées suprêmement. L’Atlantide, les îles-jardins des Hespérides, sorte de paradis terrestre, semblent avoir été le Grand Ouest des Anciens, baigné de mystère et de poésie. Qui n’a aperçu en imagination, en scrutant le ciel du couchant, les jardins des Hespérides et l’assise de toutes ces fables ?

Plus fortement qu’aucun autre, Colomb sentit l’attirance de l’Ouest. En y répondant, il découvrit le Nouveau Monde pour le royaume de Castille et Léon. De loin, le troupeau des hommes, en ce temps-là, humait de nouveaux pâturages.

Pour employer un mot latin désuet, je dirai : Ex Oriente lux, Ex Occidente frux : la lumière vient de l’Orient, le fruit de l’Occident (…).

Si la lune a l’air plus grande ici qu’en Europe, il est probable que le soleil aussi paraît plus grand. Si les ciels d’Amérique semblent infiniment plus hauts et les astres avoir plus d’éclat, j’espère que ces faits sont des symboles de la hauteur à laquelle la philosophie, la poésie et la religion de ses habitants pourront un jour s’élever. Après un certain temps, peut-être bien, le ciel immatériel paraîtra aussi haut à l’esprit américain et les idées qui le parsèment aussi éclatantes. Car je suis persuadé que le climat, certes, réagit ainsi sur l’homme ; dans l’air des montagnes il y a quelque chose qui vous nourrit l’esprit et vous inspire. L’homme, sous de telles influences, ne va-t-il pas atteindre une plus haute perfection intellectuelle autant que physique ? Ou le nombre des jours brumeux qu’il y a dans sa vie compte-t-il pour peu de chose ? J’espère que nous montrerons plus d’imagination, que nos pensées seront plus claires, plus neuves, plus éthérées, comme notre ciel – notre entendement plus compréhensif, plus large, comme nos plaines – notre intellect, de proportions plus vastes dans son ensemble, comme notre tonnerre et notre éclair, comme nos fleuves, nos montagnes et nos forêts – et que notre cœur répondra même à nos mers intérieures, ample et profond et noble comme elles. Peut-être apparaîtra-t-il au voyageur un je ne sais quoi de loeta et de glabia, de joyeux et de serein dans notre visage même. Sinon, dans quel but le monde tourne-t-il et pourquoi l’Amérique fut-elle découverte ?…

L’Ouest dont je parle est synonyme de Sauvagerie ; et ce que je me préparais à dire, c’est qu’en la Sauvagerie réside la conservation du Monde. Chaque arbre projette ses filaments en quête de la Sauvagerie. Les grandes villes l’importent coûte que coûte. Les hommes labourent, naviguent pour l’obtenir (…).

Aux confins du chant de la grive des bois, il est certains intervalles où j’aimerais m’établir – contrée sauvage où nul colon ne s’est installé et à laquelle, me semble-t-il, je suis déjà acclimaté.

Cummings, qui chassa en Afrique, nous dit que la peau de la grosse antilope du Cap, comme celle de la plupart des hautes antilopes lorsqu’on vient de les tuer, exhale le plus délicieux parfum d’arbres et d’herbe. Je voudrais voir tout homme pareil à une antilope sauvage, partie intégrante de la Nature au point que sa seule personne par son parfum avertit ainsi nos sens de sa présence en nous évoquant ces régions de la Nature qu’il hante le plus. Je ne me sens nullement porté à la raillerie si les vêtements d’un trappeur répandent une odeur, fût-ce de rat musqué ; elle m’est plus agréable que la senteur qu’exhalent d’ordinaire l’habit d’un marchand ou d’un savant. Quand j’entre dans leur cabinet à habits et palpe leurs vêtements, ce ne sont pas les plaines verdoyantes, les prés fleuris qu’ils évoquent, mais plutôt la poussière des Bourses de commerce ou des bibliothèques qu’ils ont hantées (…).

Nous avons eu un étonnant coucher de soleil, un jour de novembre dernier. Je me promenais dans un pré où un ruisselet prend sa source, lorsque le soleil à la fin, juste avant de se coucher après un jour gris et froid, toucha une bande claire à l’horizon, et le plus doux, le plus éclatant des soleils du matin inonda l’herbe sèche, le tronc des arbres à l’horizon opposé et les feuilles des petits-chênes sur le coteau, tandis que nos ombres s’allongeaient vers l’est sur le pré, comme si nous étions les seuls atomes de ses rayons. C’était une lumière que nous n’aurions pu imaginer l’instant d’avant, et l’air était également si chaud, si serein que rien ne manquait pour faire de ce pré un paradis. Lorsque nous réfléchîmes que ce n’était pas là un phénomène unique qui ne se reproduirait plus, mais qu’il se répéterait éternellement un nombre infini de soirs pour conforter, rassurer le dernier enfant qui s’y promènerait, c’était encore plus radieux.

Le soleil se couche sur un pré à l’écart où l’on n’aperçoit pas de maison, avec toute la magnificence, la splendeur qu’il répand sur les grandes villes et, peut-être bien, comme il ne s’est jamais couché jusqu’à ce jour – en quelque endroit où il n’y a qu’un busard solitaire là présent pour se faire dorer les ailes par lui, où seul un rat musqué regarde du seuil de sa cagna, et il y a un mince ruisselet veiné de noir au milieu du marais, qui commence à peine à serpenter lentement autour d’une racine en train de pourrir. Nous nous promenions dans une lumière si pure, si éclatante, qui dorait l’herbe et les feuilles sèches, une lumière d’une telle douceur, d’une telle sérénité en son éclat, que je pensais ne m’être jamais baigné dans un pareil flot d’or, un flot sans une ondulation, sans un murmure. Chaque bois, chaque butte, à son flanc ouest, luisait comme les approches d’un Lieu de Délices, et le soleil dans notre dos avait l’air d’un pâtre qui nous reconduisait doucement au logis à la vesprée.

C’est ainsi que nous nous baladons en quête de la Terre Sainte, jusqu’au jour où le Soleil luira plus éclatant qu’il n’a jamais lui, luira peut-être dans notre esprit et notre cœur, illuminera notre vie entière d’une grande lumière d’éveil, chaud et serein et doré comme sur un talus en automne.

Henry-David Thoreau

Mots-clés : liberté, marche, nature, sauvagerie