Comment fuyez-vous ? De Moreau à Sollers…

1 décembre 2011,

Reprint Le Sauvage, juillet 1976

Suite de notre enquête commencée il y quelques jours avec Henri Laborit et qui trente ans plus tard tient la route. Le Sauvage 2011

Parmi les mille et une fuites possibles : le travail, le militantisme, la télévision, l’ignorance, la masturbation, la guerre, la mort

Monique Sobieski a interrogé au téléphone quelques fugueurs célèbres.

DEMANDEZ AU PLOMBIER

Jean-Luc Godard, auteur d’un grand film de fuite, Pierrot le Fou.

Oh les journalistes, vous êtes pire que des juges. Quand vous posez une question, vous croyez qu’il existe une réponse. Demandez plutôt au plombier.

EN AVION, EN IMAGINATION

Barbet Schroeder, réalisateur de More et la Vallée.

J’ai deux manières de fuir. D’abord, d’une manière pratique. Sous un prétexte quelconque, je prends l’avion pour un pays très lointain d’où je prends encore un autre avion, plus petit cette fois, ensuite je monte dans un bateau à moteur, puis à rame, je continue en Land Rover ou à cheval et je termine mon voyage à pied.

L’autre manière, c’est une fuite dans l’imaginaire. Au moyen de la masturbation (ça développe l’imagination) ou de la musique. Évidemment, il y a aussi la drogue. Mais au fond, bien qu’elle relève aussi de l’imaginaire, je ne pense pas que la drogue soit une fuite. Enfin cela dépend des drogues. Certaines, comme l’héroïne, sont des drogues-fuites mortelles à éviter  tout prix. Les autres, les drogues psychédéliques ne sont pas du tout des fuites, mais au contraire des face-à-face avec soi-même, parfois assez douloureux.

JE ME SUIS ENFONCÉ DANS LE BRÉSIL DORMANT…

Gilles Lapouge, auteur d’Utopies et Civilisations (Weber) et d’Histoire de la piraterie, ouvrage dans lequel la piraterie est regardée comme une fuite absolue.

Je fuis beaucoup. Chaque fois que je peux. D’abord dans le temps, en patrouillant dans les terrains de l’histoire. Mais le plus souvent, je fuis l’histoire universitaire pour m’échapper dans une histoire imaginaire, ou dans l’imaginaire de l’histoire. Pour moi, il n’y a pas de réalité du passé, seulement des rêveries sur ce rêve que fut le passé du monde. Je fuis aussi dans l’espace. Je reviens du Brésil, et là j’ai cherché l’imaginaire d’un pays. Je me suis donc écarté de la dure réalité des grandes villes, mais aussi de la réalité des zones sauvages de la forêt amazonienne, réalité mise en fiches ou en équations par les ethnologues, ces affreux mathématiciens que l’on croise à chaque détour de fleuve. Je me suis donc enfoncé dans les zones neutres du Brésil poussiéreux et dormant du Nordeste, celui dont on ne parle jamais. Celui qui est le plus loin de mon moi habituel, mais le plus près de l’« autre », cet « autre » que chacune de mes fuites tente d’attraper. Car je ne tiens pas la fuite pour une conduite médiocre. Au contraire. Pour moi, la fuite est détour, saut de côté, une manière de s’abolir, afin de poser sur soi et les autres le regard détaché de l’astronome (regard dont la caractéristique est de s’exercer grâce au télescope et non au microscope).

Étymologiquement, l’adjectif futilis signifie en latin un vase qui fuit. Ce n’est pas le sens que je donne au mot fuite. Je songerais plutôt au concept de « ligne de fuite », grâce auquel les peintres savent, avec les moyens de l’irréalité et sur une surface irréelle, c’est-à-dire plate, saisir un volume réel en trois dimensions, la réalité même. C’est au prix d’une fuite qu’ils le font. En ce sens, j’aime la fuite un peu comme Hegel préfère l’universel au singulier.

CELUI QUI NE FUIT JAMAIS

Maurice Herzog, le vainqueur de l’Annapurna.

En riant : Et celui qui ne fuit jamais ? C’est peut-être mon cas. Je plaisante, mais quand même, je n’aime pas tellement être motivé par des raisons négatives. J’ai fait l’Annapurna pour assouvir une passion. Je ne suis pas allé là-bas pour fuir le monde, la société ou la concentration urbaine. Cela ne veut pas dire que je n’apprécie pas l’univers exceptionnel des montagnes, ce calme et cette sérénité qui conduisent à la méditation et dans une certaine mesure à la possibilité de se retrouver soi-même. Est-ce là une fuite ? Je n’en ai pas tellement l’impression.

LA TÉLÉ, C’EST L’EXOTISME

Roland Topor, dessinateur, auteur des Mémoires d’un vieux con (Balland).

Je fuis dans le sommeil. Soit je ferme les yeux et je sombre aussitôt dans l’inconscience, soit je plonge dans le sommeil intellectuel en devenant volontairement franchement con. Comment ? En regardant la télé pendant des heures. J’ai l’impression de fuir très loin dans l’espace et dans le temps, dans un monde où des gens habillés d’étrange façon parlent dans une langue que je ne comprends pas, d’idées qui ne sont pas les miennes. La télé, c’est l’exotisme. Si je partais à la campagne ou même à l’étranger, je tomberais sur des gens que je connais, ayant à peu près les mêmes idées que moi et les exprimant de la même manière. Tandis que la télé, c’est le dépaysement total.

TOUTES LES QUESTIONS SONT FAUSSES

Marguerite Duras, réalisatrice d’India Song, auteur de Moderato Cantabile et du Ravissement de Lol V. Stein.

En ce moment je fuis : je ne veux plus donner des réponses à des choses comme ça au téléphone. Je n’ai absolument pas d’idées. Et puis toutes les questions sont fausses. Toutes les questions théoriques sont fausses. Voilà ma réponse.

JE M’ÉCHAPPE EN APPRENANT À MOURIR

Alexandro Jodorowsky, scénariste et réalisateur d’El Topo et de la Montagne sacrée, fondateur en 1962 avec Arrabal et Topor, du mouvement Panique (en l’honneur du dieu Pan, le dieu de l’amour, de l’humour et de la confusion).

Oui, un moment, la question est difficile. Je ne parle pas bien français.

Trente seconde de silence puis, pratiquement d’une traite, en dictant et indiquant même la place des parenthèses.

Dans un monde où tout est artificiel, j’essaie de m’échapper par la recherche du naturel. Dans une société où toutes les valeurs sont fausses, j’essaie de m’échapper par les vraies valeurs. Dans un univers où tout est illusion, j’essaie de trouver l’univers du réel. Je conduis cette fuite en attaquant simultanément quatre chemins.

1) Le chemin de l’intellect. Je m’échappe du vouloir-être (source d’angoisse) par le non-être (méditation).

2) Le chemin de l’émotion. Au lieu de vouloir connaître (douleur), je m’enfuis vers l’ignorance (prière du cœur).

3) Le chemin de l’instant. Au lieu de vouloir être immortel, je m’échappe en apprenant à mourir.

4) Le chemin corporel de l’action. Au lieu d’agir (édulcoration de la réalité), je m’enfuis vers la non-action (ne pas se contraindre, mais aussi ne pas provoquer).

Je suis comme ça. Je ne pourrais pas vous répondre autrement.

SI VIS PACEM, PARA VELO

Jean-Roger Caussimon, auteur et interprète de chansons. A beaucoup écrit pour Léo Ferré. A tourné Deux imbéciles heureux de Edmond Freess dans lequel il joue le rôle d’un hors-la-loi qui fuit la ville et la société et prend le maquis avec un garçon de 12 ans.

J’ai deux façons de fuir. D’abord par l’esprit. C’est la plus économique. Une simple question d’imagination et d’entraînement. Et cela va du simple sommeil au rêve éveillé en passant par le fait d’écrire des chansons. Ce matin par exemple, je me suis levé à quatre heures et demie, et, dans le silence, j’ai passé mon temps à rêver et à écrire. La deuxième évidemment, c’est de s’en aller. « Si vis pacem » (si tu veux la paix), pars à vélo, c’est le titre d’une de mes chansons. Je n’ai plus tellement l’âge de faire du vélo. Mais depuis 14 ans je possède une caravane, et je fais du camping sauvage. Chaque fois que je donne un récital dans une ville, je trouve toujours en m’éloignant un peu un endroit désertique où m’installer. Et en temps normal, on me voit partir sur les routes tous les samedis matins avec ma femme et mon chien vers la région de Rambouillet où j’ai loué un terrain assez vaste sur lequel j’ai planté des bouleaux, des pins et des lilas. Mais je n’aurais pas envie d’y construire une maison. Je n’aime pas les pierres. Et je veux continuer à penser que je peux toujours m’en aller. Mes ancêtres étaient sûrement des nomades car je suis un fuyard de nature.

LA SEULE FUITE POSSIBLE, LA MORT

Bulle Ogier, qui nous a bien plu dans l’Amour fou et la Salamandre.

Si les gens me font profondément chier, je me tire, si j’en ai marre de Paris, je prends l’avion. Est-ce une véritable fuite ? Je ne crois pas. Il me semble qu’on ne peut pas fuir, ou alors il faut se tirer définitivement, se balancer une balle dans la tête. Je n’en ai pas du tout envie. Tout ce qui m’est agréable, mon métier, écouter de la musique, faire l’amour, bien manger, c’est peut-être l’évasion, mais je n’appelle pas ça une fuite. La politique ou la subversion, ce n’est pas non plus une fuite (ou alors ce serait catastrophique), mais de la résistance. Pour moi, la seule fuite possible, c’est la mort.

MARCHE OU CRÈVE

Michel Siffre, spéléologue et géologue. Réalisateur en 1962 de la première expérience « hors du temps » de longue durée (deux mois passé seul, dans un glacier souterrain). Expérience qu’il renouvelle en 1972. A publié Dans les abîmes de la Terre (Flammarion).

Je ne conçois pas la fuite. Pour moi, c’est « Marche ou crève », ou gagner ou mourir. Il y a quatre ans, je suis resté 205 jours dans une grotte du Texas afin d’étudier le sommeil et la notion du temps chez l’homme. Au bout de deux mois, j’ai eu un effondrement psychologique : dans cette expérience « hors du temps » destinée à des recherches biologiques et psychologiques, j’allais perdre toute ma jeunesse. Et cette jeunesse sacrifiée, je me sentais coupable de ne pas l’avoir consacrée à mes véritables passions, la spéléologie et la géologie. J’ai commencé alors à chercher des prétextes pour arrêter l’expérience sans perdre la face. Par exemple, j’ai songé à inhaler de la poussière toxique pour tomber malade, interrompre mon séjour. Mais cela aurait quand même été une fuite. Aussi, j’ai tenu bon. J’ai payé cette ténacité de trois ans de dépression. Je n’envisage la fuite que dans des situations exceptionnelles, peut-être la torture.

VOIR ŒUVRES COMPLÈTES

Michel Leiris, auteur de l’Âge d’homme et directeur du musée de l’Homme.

Comment je fuis, je l’ai raconté en long et en large dans mes livres. Et je vois pas ce que je pourrais y ajouter. C’est un énorme sujet, et qu’on ne peut guère aborder comme ça en cinq minutes au téléphone.

LA SEULE FAÇON DE VIVRE

Jean Rouch, ethnologue et cinéaste (entre autres les Maîtres Fous, Moi un noir, la Chasse au lion à l’arc).

De très bonne humeur malgré l’heure matinale (impossible de le joindre après huit heures).

Je suis toujours en fuite car la seule façon de vivre, c’est d’être marginal. Pour bien mener cette fuite, il ne faut jamais se prendre au sérieux, ni soi, ni les autres, et toujours courir, ce qui est très fatiguant, parce qu’on est continuellement rattrapé : dès qu’on pense avoir trouvé une vérité, elle n’est plus vraie parce qu’elle a déjà été dite et il est nécessaire d’en rechercher une autre. Voyager pour moi, ce n’était pas tant une fuite que le recul nécessaire pour découvrir que le monde est multiple. C’est cette multiplication, génératrice de groupes ethniques très différents malgré quelques points communs, qui fait la qualité de l’espèce humaine. Vouloir la supprimer, c’est supprimer la vie.

N’IMPORTE OÙ, N’IMPORTE QUAND

Jeanne Moreau, qui vient de réaliser Lumières.

Je peux fuir n’importe où, n’importe quand. Simplement par la pensée, j’arrive à m’abstraire complètement des lieux et des gens qui me déplaisent. Ce n’est pas une manière de me révolter, mais seulement de m’évader.

JE FAIS UN CINÉMA DE FUITE

Jean-Paul Rappeneau, scénariste et réalisateur (la Vie de Château, les Mariés de l’an II, le Sauvage).

Je fuis plutôt les gens. Ils me font un peu peur. Je suis agoraphobe et j’ai tendance à me cloîtrer. Autrefois, je croyais que pour travailler j’avais besoin de m’isoler à la campagne. Il y a quelques années, je suis allé m’enfermer trois mois tout seul dans une ferme du Lot. Lorsque les propriétaires sont revenus, j’avais du mal à parler. Ma pensée aussi avait dû se gélifier : je n’avais pratiquement pas écrit, et en tout cas rien de bon. Ne recevoir aucune stimulation, c’est mortel, et celle de Paris m’est nécessaire car je pense que c’est à Paris que « ça se passe ». Le tout est de trouver le juste équilibre entre la claustration et les échanges avec les autres. En revanche, j’aurais beaucoup de mal à réaliser un film dont l’action se déroulerait à Paris. Je fais un cinéma de fuite (je ne pense pas que ce soit le seul valable). Beaucoup de metteurs en scène trouvent leur inspiration dans le spectacle de la rue et dans la vie de tous les jours. Moi, la rue me déprime et la vie quotidienne n’excite en rien mon imagination. Je n’ai aucune envie de prendre la réalité à bras le corps. Le monde réel ne me plaît pas. Je le reconstruis à mon idée, dans d’autres temps ou d’autres lieux, et avec des personnages qui marchent au pas qui me convient. Ce cinéma comble mon goût de l’évasion. Je n’éprouve pas le besoin de partir. Et je suis sûr que si je vivais dans une île des Tropiques, entourés d’ananas et un verre de punch à la main, en moins d’un an, je deviendrais gâteux. Pour rêver d’ailleurs, pour fuir, les stimulations de notre société me sont indispensables.

LA VRAIE FUITE EST SUR PLACE

Philippe Solers, directeur de la revue Tel Quel. A publié il y a deux ans (éditions du Seuil), un livre de 185 pages, écrit sans un seul signe de ponctuation dont il dit : « C’est tout et n’importe quoi ».

Le poème de Mallarmé me vient immédiatement à l’esprit.

« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres

Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres

D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! »,

poème qui, aujourd’hui, me paraît ridicule car il illustre tout ce qui dans la culture occidentale s’est dit sur ce sujet et qui me paraît d’une faiblesse considérable : l’ailleurs, l’appel à l’au-delà, la nature, l’exotisme, tous ces thèmes romantiques qui ne traduisent en fait que le besoin de réintégrer le corps de la mère perdue.

Pour moi, la vraie fuite consiste à rester sur place. Mon attitude sur ce point est fondamentalement bouddhique et me permet à n’importe quel moment de faire le vide complet et de m’immerger dans une transparence absolue.

Propos recueillis par Monique Sobieski

Mots-clés : Caussimon, Duras, fuite, Godard, Herzog, imaginaire, Jodorowsky, Lapouge, Leiris, Moreau, Ogier, Rappeneau, Rouch, Schroeder, Solers, Topor.