La planète des tatous

10 décembre 2011,

Reprint Le Sauvage, janvier 1978

Retranchés derrière leurs armures, dotés d’un équipement biologique sophistiqué, ces rescapés de la préhistoire attendent leur heure.

par Marie Ernouf

Tatou à neuf bandes (DR)

Les indigènes du Brésil l’appellent « tatu ». Petit chevalier caparaçonné, le tatou, ce phénomène, sort tout droit de la préhistoire, à moins que la préhistoire ne se manifeste encore parmi nous grâce à lui. C’est la raison de notre intérêt pour cette forme de vie, dont la nécessité et l’utilité, selon nos critères anthropomorphiques, semblent peu évidentes.

Rangé en voie de garage de l’évolution, phylum mis en disponibilité, le tatou nous jette un clin d’œil depuis ses terriers américains. Pour comprendre l’intérêt du tatou, on peut imaginer que l’espèce humaine s’autodétruise (elle a désormais une vaste gamme de moyens immédiatement utilisables). Qui sait si la vie alors ne donnerait pas une nouvelle chance aux tatous (ou aux scorpions qui résistent si bien aux radiations ionisantes) ?

La silhouette du tatou est la même que celle de son ancêtre, le glyptodon, dont on peut voir la carapace au muséum d’Histoire naturelle de Paris. Ce témoin privilégié de l’évolution, mammifère de l’ordre des édentés, est une figure familière du continent américain. Aussi familière que son cousin, le hérisson, chez nous. Les Mayas l’ont représenté sur leurs peintures murales et dans leurs sculptures. Jusqu’à une époque récente, le masque du tatou figurait dans des danses traditionnelles des Indiens d’Amérique latine.

Son territoire s’étend du sud des États-Unis aux terres déjà froides du Chili. Il est connu en Amérique sous le nom d’Armado ou d’Armadillo, mot dérivé de l’espagnol qui signifie « armé » ou « cuirassé ». Les Allemands l’appellent « Gürteltier » (animal à ceintures) à cause des ceintures ou bandes osseuses et articulées qui lui ceignent le corps et lui permettent de s’enrouler à volonté pour se protéger de ses prédateurs. On en dénombre une dizaine d’espèces différentes.

Elles sont reconnaissables les unes des autres par leur taille (entre 18 cm et 1,50 m), leur nombre de bandes, leur pilosité et leur mode de défense. Son corps est de forme trapue et arrondie et sa tête allongée et étroite et pourvue d’oreilles en corme de cornet, pointues ou, dans certains cas, fortement régressées. Ses membres courts et robustes sont pourvus de cinq griffes fouisseuses. Pendant les premières semaines de sa vie, le tatou a le corps complètement recouvert d’écailles cornées. Dans le derme, sous ces écailles, se trouvent des centres d’ossification qui se développent peu à peu en plaques osseuses, dures et polygonales, au cours de sa croissance. La tête, les pattes et la queue sont également cuirassées. La région ventrale, talon d’Achille du tatou, est recouverte de poils raides qui perforent les plaques ossifiées.

Grâce aux plis cutanés entre les bandes osseuses et à la forte musculature peaussière, il peut, et plus particulièrement le tatou à trois bandes, se mettre en boule avec la rapidité de l’éclair. Ainsi recroquevillé sur lui-même, il est semblable à une forteresse imprenable. Le jaguar lui-même ne peut que très difficilement dérouler cette boule. En comparaison, la tortue est beaucoup plus vulnérable car elle se ferme moins hermétiquement que le tatou. Le tatou velu, n’ayant pas cette même faculté de se refermer, utilise ses griffes très dures en forme de pelle pour s’enterrer avec une grande vélocité, au point qu’il disparaît littéralement sous les yeux de ses poursuivants.

Il existe des différences notoires entre chaque membre de la tribu des tatous en ce qui concerne leur dentition et leur mode de reproduction. Aucune autre famille de mammifères ne présente une telle variété de formules dentaires. Les édentés regroupent des animaux étranges dont l’aspect est très variable. Ils se divisent en trois familles : les bradypodidés ou paresseux, les myrmécophagides ou fourmiliers et les dasypodidés ou tatous. Tous ont une denture anormale, les fourmiliers responsables du nom de l’ordre n’en ont pas du tout et, par contre, les tatous en ont beaucoup : jusqu’à cent chez le tatou géant. Les autres en possèdent en moyenne sept par demi-mâchoire. Ces dents sont dépourvues de racines cylindriques, avec une cavité pulpaire ouverte et à croissance continue. Elles sont recouvertes d’une couche d’émail tellement fine qu’elle est pratiquement inexistante. Elles sont par ailleurs très peu résistantes et ne peuvent servir à l’animal comme arme ou pour mastiquer ses aliments.

Le tatou se nourrit d’ailleurs principalement d’insectes, de fourmis et de termites et, parfois, de végétaux. Il n’en est pas très friand. Il les attrape avec sa langue vermiforme, recouverte en permanence d’une substance visqueuse produite par d’énormes glandes salivaires situées dans la mâchoire inférieure. Un de ses mets favoris est la chair succulente du serpent, mais il ne dédaigne pas non plus à l’occasion les restes d’une charogne grouillante de vers. Il n’est pas rare de voir les tatous se regrouper autour de ces festins, ce qui, pour un animal qui vit généralement seul, offre une occasion exceptionnelle de réunion.

Les mâles et les femelles se rencontrent au hasard de leurs expéditions nocturnes et ne s’accouplent que pendant la saison des amours, en juillet-août. La femelle ne possède pas de vagin à proprement parler, mais une sorte de vestibule vaginal. Chez le mâle, les testicules ne sont pas visibles, mais l’organe sexuel est extraordinairement long (sans doute à cause de la courbure de sa carapace dorsale). La période de gestation dure entre 120 et 260 jours. Tous les petits sont nourris par le même placenta et appartiennent donc au même sexe. Chaque portée produit un à deux petits, excepté chez les tatous à neuf[1] et à sept bandes qui donnent régulièrement naissance à quatre jumeaux univitellins. Allaités par leur mère pendant plusieurs semaines, ils se dégourdissent très rapidement et la suivent dans toutes ses pérégrinations. Ils atteignent leur maturité sexuelle à l’âge de six mois. Les femelles possèdent pour l’allaitement deux mamelles pectorales, auxquelles s’ajoutent deux mamelles inguinales chez les tatous à neuf et à sept bandes[2].

Le tatou chasse de préférence pendant la nuit. Il est pourvu d’un flair très subtil. Par contre, ses yeux sont très petits et leur rétine ne comporte pas les cônes qui permettent aux autres animaux de distinguer les couleurs. Il est, par conséquent, aveugle aux couleurs, ce qui n’a, en fait, qu’assez peu d’importance pour un animal diurne dont le sens visuel ne jour qu’un rôle secondaire. Il possède, par ailleurs, une autre imperfection : la régulation de sa température corporelle dépend de la température extérieure et peut s’abaisser de trois degrés en quatre heures. C’est-à-dire qu’en cas de gelée, même à l’abri dans son terrier, le tatou ne peut pas survivre. Ce qui a limité son extension vers le nord de l’Amérique.

Originaire du Mexique, le tatou à neuf bandes est relativement nouveau venu aux États-Unis. Il s’y est rapidement implanté au cours des quatre-vingts dernières années. Il y est très populaire et son utilité y est même unanimement reconnue, car il détruit beaucoup d’insectes nuisibles à l’agriculture. C’est, entre autres, pour cette raison qu’il fut volontairement introduit par l’homme dans une région où il n’avait jamais pénétré. Au cours de la Première Guerre mondiale, un matelot dont l’histoire n’a pas retenu le nom importa un couple de tatous à neuf bandes du Texas en Floride. Ces animaux lui échappèrent près de la ville d’Hileah et, plus tard, on découvrit plusieurs tatous installés dans les environs de cette ville. Ce fut la première apparition des tatous dans cet État. Ils s’étaient parfaitement acclimatés.

Son habitat de prédilection se situe dans les régions boisées, légèrement marécageuses. Il creuse ses terriers au bord des ruisseaux et des rivières et ne les habite pas en permanence, la plupart ne servant que d’abri passager en cas de danger… Le terrier se prolonge par un couloir de 15 à 20 cm de diamètre et de un à sept mètres de profondeur. Au fond, le passage s’élargit pour former le nid, tapissé de feuilles et d’herbe pour ajouter au confort. Le tatou pénètre à reculons dans son terrier en poussant avec son arrière-train les matériaux nécessaires à la fabrication du nid.

Le tatou à neuf bandes a été, parmi tous les membres de son espèce, le plus étudié par les zoologistes américains. On a ainsi remarqué que ses exigences en oxygène étaient nettement inférieures à celles d’autres mammifères de même taille. Quand il se met à creuser très vite un trou, ce qui lui demande un énorme effort musculaire, il peut même retenir son souffle pendant six minutes. Ainsi, la terre fraîchement remuée pendant qu’il s’adonne à cet exercice ne peut pénétrer dans ses voies respiratoires. Ses bronches, très vastes, constituent un énorme réservoir d’air. Il peut même gonfler son estomac et ses intestins en déglutissant de l’air avant de parcourir une longue distance à la nage.

Apprécié pour sa chair tendre et blanche, il est l’objet d’une chasse intensive de la part des Indiens du Brésil. Il résiste néanmoins farouchement à sa capture et possède différentes techniques pour s’échapper. Il s’arc-boute dans un trou suffisamment étroit, n’offrant ainsi que la carapace de son dos à l’adversaire. Dans ce cas-là, même deux hommes forts, ne peuvent l’en extirper. Seul le jet d’eau réussira à l’en faire sortir. S’il n’a pas le temps de se réfugier dans son terrier, il se roule en boule puis, d’une brusque détente, s’échappe des mains qui le tiennent et s’enfuit à une vitesse remarquable pour un animal aussi lourdement cuirassé. Le tatou-boule[3] est le grand spécialiste de cette fermeture automatique. Roulé en boule, comme son nom l’indique, il est à peu près aussi facile à ouvrir qu’une vieille huître coriace. Cette protection est très efficace contre tous ses ennemis.

Le tatou porteur de la lèpre

Actuellement, les plus grands ennemis des tatous ne sont plus les grands carnassiers, mais bien l’homme, son chien et son auto. Sur les autoroutes du Texas, on découvre au petit matin un nombre considérable de tatous écrasés, victimes de leur vie nocturne, comme l’est chez nous le hérisson. Tout bruit insolite déclenche chez l’armadillo une espèce de bond-réflexe. C’est pourquoi il est rare qu’il soit atteint par les roues des voitures. Mais c’est en bondissant devant celles-ci qu’il est assommé.

Chassé pour sa viande, écrasé par les voitures, il voit aussi sa tête mise à prix par les cultivateurs qui lui reprochent de saccager leurs champs quand il se met en quête de nourriture.

Le plus grand de la famille, le tatou géant, ressemble à un petit kangourou. Il vit dans l’est de l’Amérique du Sud, il peut mesurer jusqu’à 1,50 m de long, de la tête à l’extrémité de la queue, et pèse jusqu’à 60 kg. Il se nourrit principalement de termites. Il s’attaque sans complexe aux forteresses de ces insectes, pourtant dures comme du roc, et, avec sa langue gluante, attrape ses habitants qui constituent pour lui une nourriture de choix. Il évite les régions habitées mais si, par hasard, il s’égare dans le voisinage des hommes, il fait l’objet d’une poursuite effrénée, car il cause énormément de dégâts aux cultures en labourant le sol avec ses griffes, plus efficaces qu’une charrue. Sa chair, pas plus que celle du tatou à onze bandes, n’est appréciée de l’homme ; par contre, on utilise sa queue pour faire des porte-voix. Très activement poursuivie, cette espèce est en voie d’extinction. On peut en voir actuellement un au zoo de Dulsberg, en Allemagne, mais un « petit » seulement, il ne mesure que 90 cm et pèse 36 kg.

Encore aujourd’hui, la chasse au tatou continue. Servi à toutes les sauces, transformé en ragoût ou en guitare (sa carapace sert à fabriquer un instrument de musique typiquement sud-américain, le « charango »), en paniers pour touristes ou simplement détruit, il est actuellement menacé par un plus grave danger. En effet, de récentes découvertes viennent de prouver que l’armadillo serait naturellement porteur de la lèpre, et lui-même affecté par le bacille de Hansen. Voilà le chevalier caparaçonné en danger mortel. C’est peut-être à nous de le protéger, comme le tente le médecin français Barentin, dans son laboratoire de l’institut Pasteur à Cayenne. Toutes les formes de vie sont solidaires sur notre petite planète.

M. E.

Mots-clés : armadillo, bande osseuse, Brésil, carapace, États-Unis, lèpre, Mexique.


[1] Le tatou à neuf bandes mesure entre 40 et 50 cm, il pèse 6 kg.

[2] Le tatou à sept bandes aussi surnommé « mulita » (petit mulet) est plus petit que le 9 bandes : 30 cm, 3 kg.

[3] Tatou-boule ou bolita (3 bandes), 50 cm de long, 6 kg.