Le sexe au-delà du sexe

14 décembre 2011,

reprint Le Sauvage, avril 1975

D’un nouvel équilibre entre les sexes dépendent non seulement nos satisfactions individuelles mais aussi le sort de l’espèce.

par Alain Laurent

Le problème du statut et de la place des femmes dans nos sociétés est à l’ordre du jour. Mieux : à l’ordre de l’année (internationale des femmes).

Il y a incontestablement des aspects positifs à ce déferlement d’informations et de discours. Ainsi, il est difficile de contester la réalité de la relégation et de la subordination féminines. Il est de même généralement admis qu’une sérieuse évolution est aussi urgente que nécessaire en ce domaine. On remarquera que pratiquement aucune voix masculine ne s’élève ouvertement contre ces constats et perspectives. Mais évoluer vers quoi ? Et de quoi les femmes doivent-elles « se libérer » (puisque libération il y a), par quoi étaient-elles ou sont-elles encore enfermées ? Sur quoi fonder la recherche d’autre chose ? Et quelles en seraient les implications, les conséquences ? Si jamais l’on pense que ces questions doivent absolument être posées, mieux vaut se détourner de tous ces fades bavardages qui « aplatissent » à qui mieux mieux le problème.

Pour essayer de réduire la part des à priori et du terrorisme idéologique, mais aussi pour s’efforcer de circonscrire avec quelque rigueur les zones d’ombre, de lumière, et intermédiaires en la matière, les membres du Groupe des dix[1] ont dès 1972 décidé de s’interroger sur le déséquilibre existant entre les deux sexes. Parce qu’il leur semblait aussi déraisonnable de traiter du problème « féminin » sans intégrer celui-ci dans la relation globale féminin-masculin, que de porter sur cette dernière des jugements de valeur, sans la situer dans la trame de l’évolution du vivant et avant tout de l’espèce humaine, ils ont ensuite décidé de faire valoir l’intérêt de cette démarche en publiant leurs réflexions sous forme de livre[2].

Plutôt que d’entrer dans le détail des hypothèses et suggestions qu’ils ont été amenés à formuler, je me propose ici, simplement, de rapporter les principales interrogations qui ont animé les recherches des membres du Groupe et de l’auteur du livre qui en est résulté. Chemin faisant, j’espère aussi montrer sans trop d’immodestie en quoi la prise en considération de nouveaux « éclairages » transdisciplinaires n’est pas sans intérêt concret pour mieux aborder ce problème obscur de la relation des sexes. Par exemple, en permettant à la bio-anthropologie d’attirer l’attention sur les enracinements profonds de nos comportements ainsi que sur les inter-relations de l’individu, de la société et de l’espèce ; en permettant aussi au systémisme d’envisager l’organisation globale des systèmes, et donc à saisir les interactions des êtres vivants et des écosystèmes.

Il importait donc avant tout de centrer l’investigation. N’est-il pas paradoxal de s’intéresser aux problèmes d’un sexe en oubliant tout simplement que pour se reproduire (ça peut servir…), s’aimer, se désirer et même se haïr, il faut au minimum être deux. Et que tous les problèmes commencent à se poser dès lors qu’on s’aperçoit qu’il faut vivre ensemble. Ne serait-ce que parce que l’attraction sexuelle nous y pousse fortement. Et n’est-il pas totalement artificiel d’imaginer que le féminin puisse se définir indépendamment du masculin – et inversement ? D’emblée, on peut se demander si envisager les problèmes d’un seul sexe, ou même des deux sexes, mais pris séparément, n’est pas une absurdité ou une impasse. Ce qui semble s’imposer, c’est bien plutôt le « système » formé par les deux sexes (autant au niveau des individus que de l’espèce), avec leur relation et leurs interactions, avec leur « dialectique ». Et c’est sur le déséquilibre entre eux ou les conditions de l’équilibre à instaurer qu’il convient de réfléchir. C’est à ce niveau en effet qu’on risque seulement d’affronter les pièges de la symétrie et de la fameuse « complémentarité » (notion que nous jugeons pour notre part empoisonnée).

Cette perspective ne revient nullement à ne poser comme visible que le seul couple hétérosexuel (loin de nous une aussi navrante normalité passée de mode ! et nous tremblons à l’idée de pouvoir être accusé de « répression hétéro-mâle » !). Et l’on est un peu gêné d’avoir à rappeler des truismes relatifs à la reproduction de l’espèce ou aux diverses manières d’obtenir l’orgasme avec un individu de l’autre sexe (car c’est bien d’abord de cela qu’il s’agit !)…

Venons-en maintenant au repérage des multiples données qui peuvent éclairer cette relation masculin-féminin et mieux situer l’origine de la spécificité de chaque sexe. Tout d’abord, posons-nous quelques questions (faussement) naïves. Peut-on vraiment supposer que si les premiers germes de hiérarchisation des sexes apparaissent chez les primates (qui sont évidemment nos ancêtres ; mais n’oublions pas que nous sommes, nous aussi, des primates), cela n’indique pas que se pose le problème de l’« héritage » que nous avons pu en conserver. De toute manière, la subordination des sexes risque d’avoir des racines plus lointaines et plus complexes qu’on ne l’admet généralement. Mais pas d’équivoque : prendre en compte le fait que des individus mâles paraissent déjà détenir le pouvoir dans des « sociétés » de primates (en contrôlant les déplacements du groupe, ou les accouplements des femelles ; voir à ce sujet Serge Moscovici dans la Société contre nature, et Edgar Morin dans le Paradigme perdu…) ne signifie en aucune façon qu’on porte là un jugement de valeur positif. On constate simplement que cette donnée pourrait avoir joué un certain rôle dans la mise en place de la hiérarchie du masculin sur le féminin.

Autres questions : est-il inconcevable que les pressions variées et successives exercées sur toute la lignée hominienne par les écosystèmes (passage de la glaciation à la chaleur tropicale, des forêts aux savanes…) aient à la longue agi sur la division sexuelle des tâches et des activités ? Si l’hominien mâle a chassé le mammouth pendant des millénaires, ce n’est peut-être pas sans en avoir tiré avantage finalement sur le plan des performances physiques et des comportements agressifs ? Et enfin si, comme le suggère Lewis Mumford (dans le Mythe de la machine), le IVe millénaire avant J.-C. s’est caractérisé par l’installation d’une organisation sociale « mécaniste », « militarisée », aux hiérarchies étroitement contraignantes, comment prétendre catégoriquement qu’aussi bien femmes et hommes n’aient pu se trouver dès lors prisonniers de rôles qui les étouffent les uns et les autres ? À moins de poser à priori que les guerres de conquêtes et les entreprises de domestication de la nature (probablement apparues à cette époque chez les premiers États-empires théocratiques) ont été le fait de décisions rationnelles et intentionnelles des mâles pervers (quelle singulière conception de la régulation économique et politique !), il n’est peut-être pas inutile de se demander si tous ces phénomènes de la fin du néolithique n’ont pas institué des modèles de comportement qui enferment d’abord les femmes, mais aussi les hommes, et donc leur relation.

Ce que nous tentons trop rapidement de faire ressortir ici, c’est l’intérêt, la nécessité de ne pas partir d’à priori aboutissant à censurer les éclairages fondamentaux ou à en « manipuler » les données. On est assurément encore loin de tout savoir (le saura-t-on jamais ?) sur le passé du « couple » masculin-féminin. Mais ce qui est en revanche certain à notre sens, c’est que ce ne sont pas là des dimensions purement « académiques » du problème. Il y va du diagnostic à formuler sur la relation des sexes chez les primates humains. Et cela influe évidemment sur les orientations à prendre maintenant. Ensuite cela permet peut-être aussi de faire l’économie des diverses fariboles qui contribuent à maintenir le statu quo ou bien obscurcissent les choses. Par exemple : « Les femmes doivent rester à leur place… La femme a une biologie qui ne la destine qu’à la maternité… Il faut revenir au matriarcat… Les hommes ont délibérément choisi de dominer les femmes… » Si l’on ne coupe jamais la relation féminin-masculin de toutes les dimensions de son «environnement » (sur lequel elle a pu exercer d’ailleurs des actions en retour), si on ne l’isole pas des multiples facteurs (anthropologiques, écologiques, économiques, culturels, démographiques,…) en interaction avec son évolution, on se donne toute chance de mieux appréhender son extrême complexité. Complexité faisant, par exemple, que si les femmes se ressentent toujours de l’asservissement millénaires aux seules fonctions d’une maternité vouée à la perpétuation de l’espèce (et dévaluée par un chasseur mâle s’attribuant le beau rôle), beaucoup d’hommes sont peut-être las de supporter la carapace « viriliste » que leur ont imposé les avatars des rudes affrontements avec les écosystèmes aux fins de survie de l’espèce.

Sommes-nous porteurs de conduites sexuelles programmées au niveau génético-endocrinien ?

Ce serait à tort que l’on pourrait croire avoir trouvé une « grille » d’explication suffisante, en faisant état de ces interférences de la relation des deux sexes et des contraintes de l’environnement global ou de la survie de l’espèce humaine. Il serait en effet plutôt paradoxal de s’interroger sur le rapport du masculin et du féminin en laissant de côté ce qui est sans doute le plus important. À savoir que dans toute cette histoire, il y va pour le moins du sexe et de la sexualité ! Et donc du désir.

Ici, l’approche « bio-anthropologique » invite à pratiquer l’immersion à la fois dans le génético-endocrinien et dans les obscurs recoins d’un inconscient tout-puissant. Les féministes américaines ont eu mille fois raison de porter le débat sur ces points essentiels. Et les récentes exégèses sur les thèmes de la « bisexualité » originelle ou la transsexualité ont heureusement contribué à faire prendre en compte les ambiguïtés des premiers temps de notre itinéraire « psycho-sexuel ». Pourtant, il n’est pas sûr du tout qu’on puisse en conclure sans plus de problèmes que sans cette maudite répression socio-culturelle tout serait possible. Il convient, là aussi, de répondre à quelques questions préjudicielles. Par exemple : ne sommes-nous pas avant tout porteurs de conduites sexuelles rigoureusement programmées au niveau génético-endocrinien ? Dans ce cas, sauf complications, la plus certaine des choses est que le primat mâle humain sera mû (et ému) par la perspective de ce qui est pour lui l’une des plus hautes « récompenses » : celle de l’orgasme annoncé par la vision ou la présence du « paysage féminin ». La nouveauté, en la matière, c’est qu’à juste titre la femme proclame qu’elle ne le cède en rien à son compagnon sur le plan du désir et de l’attraction érotique, que l’homme, se prenant pour un propriétaire, rechignait stupidement à lui reconnaître.

C’est peut-être en attendant ou introduisant trop de rationalité – voire de rationalisation – en ce domaine que l’on s’expose à de graves mécomptes et à des incompréhensions profondes. Le sexe a ses raisons que la raison ne connaît pas. Pendant des dizaines ou des centaines de millénaires, les sociétés du besoin ont louché face au désir, sauf pendant quelques rares séquences de « décadence » – voir la fin de l’Empire romain – où elles ont franchement « lorgné » de son côté… Qui sait si aujourd’hui l’irrésistible irruption de ce désir ne va pas entraîner des perturbations d’un type nouveau entre féminin et masculin ? On nous accordera que nos fantasmes commandent pour une large part nos conduites et notre perception de l’autre sexe. Qui peut assurer que les relations sadomasochistes ne vont pas se déplacer vers de nouveaux terrains ? Ou ne vont pas se substituer à des comportements d’appropriation de l’autre qui semblent avoir leur temps.

Ce qui a pu donner naissance, au néolithique, au mythe du « vagin édenté » ou de la « mère castratrice »…

Une dimension fondamentale de la relation « sexuelle » des sexes, en contrepoint du désir, pourrait bien être l’anxiété. On peut déjà se demander dans quelle mesure elle ne hante pas le sexe masculin depuis certaines péripéties préhistoriques. On songe à ce qui a pu donner naissance, au néolithique, aux mythes du « vagin édenté » ou de la « mère castratrice ». Jusqu’à le pousser aux comportements d’appropriation à l’égard d’un féminin perçu comme menaçant. La question à ce sujet semble devoir se poser en d’autres termes désormais. C’est une banalité de dire que la « pilule » a libéré la sexualité féminine. Or, l’une des conséquences les plus évidentes de cette véritable révolution anthropologique est de donner aux femmes la possibilité « physiologique » de multiplier sans risques les orgasmes. Sur ce point, elles dépassent ainsi de loin les performances limitées, quelles que soient leurs forfanteries, des hommes. Petites questions subversives. Pendant combien de temps les « appétits » et désirs féminins seront-ils encore réprimés par une culpabilité résiduelle ? Une fois déculpabilisées, leur faudra-t-il réinventer à leur profit les… harems ? Ou alors… quoi ? Faut-il relier à cette perspective, sans doute confusément perçue par les hommes, la multiplication des impuissances ?

Mais restons-en là avec ces considérations « bio-anthropologiques ». Sans avoir la moindre prétention à l’exhaustivité, il ne s’agit que de recenser et d’expliciter quelques points de vue ou questions qui, naturellement, exigent d’être approfondies. Il y a encore beaucoup à dire sur la manière dont se développe le débat sur les relations du féminin et du masculin. Nous parlons du vrai débat, lancé par de virulentes militantes féministes – et non de la bouillie constituée par ce verbiage envahissant et unanimiste sur les réformes à apporter à la « condition » de la femme.

En effet, avec le temps qui passe, il faut reconnaître que le Groupe des dix a pris de mauvaises habitudes. En particulier, la manie de s’adonner à l’« exercice du soupçon » à l’égard du discours, dans lequel les individus et les groupes (y compris, certes, les membres du Groupe des dix !) ont tendance à recouvrir d’une séduisante et cohérente rationalisation leurs motivations profondes et inavouées. Le problème du « masculin-féminin » n’y échappe pas. Glissements sémantiques et analogies douteuses permettant de manipuler les phénomènes. Jugements de valeur dans lesquels on triche avec les faits. Alibis déguisant les règlements de comptes. C’est à plusieurs niveaux que le discours sur le féminin et son corollaire le masculin apparaît truqué.

Ainsi en est-il avec quelques maîtres-mots sur lesquels aussi bien les féministes-femmes que les « réformistes »-hommes semblent faire des fixations jouisseuses. Cette présentation des choses peut laisser croire qu’on s’évertue artificiellement à distribuer également les coups à tous les protagonistes. D’autant plus que cela paraît donner le beau rôle à l’observateur « objectif » qui les distribue. Est-il besoin de préciser qu’un tel soupçon n’est pas entièrement justifié ? Beaucoup de militantes féministes dénoncent avec fureur la « domination » masculine, et il faudrait être d’une singulière mauvaise foi ou d’une troublante cécité pour contester l’existence bien ancrée d’une subordination féminine. Mais, sauf à titre de métaphore un peu provocatrice, dont on ne serait pas dupe, est-il vraiment légitime de parler ainsi tout crûment de « domination » à propos du rapport de la femme à l’homme ? N’est-ce pas un cas exemplaire d’habile glissement sémantique où l’on joue sur l’analogie douteuse avec d’authentiques situations où s’affrontent des « complètement dominants » et des « complètement dominés » ? A-t-on déjà vu des « dominants » éprouver de la tendresse pour les « dominés » ? Ou de l’anxiété devant eux ? Et a-t-on par ailleurs connaissance de dominés exerçant également une certaine… « domination » sur les « dominants » ? Comme c’est le cas dans la fascination érotique ou quand on fait « la gueule » à la maison. Esther Vilar – une femme – a écrit de fort jolies choses sur le sujet dans l’Homme subjugué, chez Stock. Et tout le monde a le droit de lire La peur de la femme, du docteur W. Lederer, chez Payot. Mais c’est un fait que dans la part, plus réduite, c’est d’accord, de pouvoir qui leur revient, les femmes sont tenues – c’est là qu’est leur problème – de ruser, de se dissimuler. Cela doit finir par sérieusement frustrer leurs besoins légitimes de règlements de comptes. Tandis que les hommes, eux, continuent de faire étalage des derniers avantages que leur vaut la combinaison de la force physique et d’une agressivité, naturelle ou acquise, plus prononcée…

Arrêtons-nous là de peur de passer pour un « chauviniste mâle ». Tournons nos regards vers les hommes accomplissant leur « nuit du 4-Août », en proposant une « complémentarité » touchante. Cette notion de « complémentarité » est elle-même truquée, quel que soit son abord sympathique et engageant. Comment ne pas voir, en effet, que la situation traditionnelle de subordination des femmes reposait précisément sur ce thème hypocrite de la « complémentarité » ? Dans la division classique des tâches et rôles, la femme, mère et ménagère, n’était-elle pas complémentaire de l’homme ? Lui se chargeant du travail à l’extérieur et du maintien de l’ordre. Ne l’était-elle pas non plus en se montrant « douce » et « intuitive » ? Lui se spécialisant dans la force et la rationalité. Prôner la complémentarité ne veut rien dire. Elle a toujours existé, cautionnant et recouvrant le déséquilibre. La référence au « systémisme » permettrait peut-être d’organiser des relations à la fois équilibrées et complémentaires. Mais le lecteur ne l’a sans doute pas attendue pour comprendre que la célèbre formule « un cheval, une alouette » s’applique non seulement au pâté, mais en l’occurrence à la « complémentarité » des sexes. Mythe sécurisant et lénifiant qui n’a rien à voir avec l’affirmation du féminin non coupé du masculin.

En ce qui concerne la nouvelle place des femmes dans nos sociétés, il n’y a pas de souci à avoir. Les jeux sont faits. Ce n’est plus qu’une question de temps. On peut regretter que le discours sur les sexes soit trop souvent prétexte. Que ce soit pour pouvoir jouer à la guerre de libération – avoir de bons ennemis : le pied ! – ou au généreux libéral qui feint de renoncer volontairement à ses privilèges, que ce soit pour justifier des tendances misogynes ou lesbiennes… ce n’est pas pour faire la leçon. Ne se laisse prendre que qui le veut ! Les vrais problèmes se trouvent occultés.

Où sont-ils ces « vrais » problèmes ? Pas dans la recherche de boucs émissaires. Ni dans la manipulation consistant à s’attribuer le mérite de ce qui revient à la fantastique subversion de la pilule ou de la régression du primat de la force physique. Mais avant tout dans la délicate évaluation des contraintes dont les deux sexes peuvent simultanément et ensemble se « libérer ». Puisque tous deux sont également enfermés dans des modèles archaïques de comportement qu’il leur faut au contraire prendre en compte sous peine d’autodestruction. Questions non résolues et incertitudes pullulent.

L’une des pistes les plus séduisantes semble bien être la concrétisation du « droit à la différence ». Est-il vraiment nécessaire que tout le monde soit contraint de se conformer au même modèle sexuel – et que l’on contribue à substituer une solution monolithique à une autre solution monolithique ? À quelles conditions serait-il possible de s’ouvrir à la diversité, à la variété, à la coexistence des différences ? Pourquoi la structure familiale traditionnelle continuerait-elle à être la seule à se trouver socialement reconnue ? Pourquoi l’existence autonome (où l’on peut ne pas dépendre des autres), la vie communautaire hétéro ou homosexuelle, les couples temporaires ou séparés dans l’espace n’auraient-ils pas, eux aussi, droit de cité ? Et pourrait-on entreprendre, par exemple, de mettre fin sans risque à ces apprentissages « corsetés » où le petit garçon se doit de ne pas pleurer, et la fillette ne pas être violente – pour en venir à auto-organiser son équilibre interne (n’avons-nous pas tous un peu de l’autre sexe en nous ?) et se créer une identité sans code ?

Resituer la relation entre les sexes dans le contexte global d’une évolution du vivant.

Mais à l’horizon de toutes ces questions s’en posent d’autres. Il serait dangereux de les expulser même si elles amènent à limiter nos appétits de « plus haute complexité ». Formulons-en quelques-unes. Est-il raisonnable d’envisager la séparation de l’enfant et de la mère (afin de faire biberonner le père ou le groupe…) alors qu’on met en évidence la grande importance de la constance de l’imprégnation de l’odeur de la mère pour l’acquisition de l’identité psycho-affective de l’enfant ? Est-il également raisonnable de s’abandonner au culte de la « permissivité » ou bien de l’« unisexe », dès lors que se profilent les risques d’une homogénéisation totale à base d’indifférenciation (donc d’indifférence ?) ou de troubles de l’identité psycho-sexuelle par défaut de « contraintes nourricières ». Quand donc dénoncera-t-on la mystification pseudo-progressiste de la mode de l’anti-contrainte ?

Alors, dans l’immédiat, que faire ? Il semble trop facile et inconséquent de se contenter de dire : « Laissons faire la dynamique autonome du mouvement d’émancipation féminin », ou encore : « Faisons la chasse aux alibis et éclairons les enracinements des comportements sexuels. » Trop d’équilibres sont en jeu. Trop de menaces pèsent maintenant directement sur la survie de l’espèce. C’est justement en prenant en compte toutes les dimensions qui interfèrent avec la relation des sexes qu’on peut finalement se demander si la recherche d’un « nouvel équilibre » n’a pas partie liée avec l’affrontement des périls écologiques et démographiques. Pourquoi, à condition qu’il ne se coupe pas du masculin, le défi féminin ne serait-il pas cette perturbation nécessaire et féconde contraignant les groupes humains à se réorganiser selon de nouvelles normes ? Des normes que l’on serait peut-être bien inspiré de chercher du côté des « modèles » de fonctionnement qui ont fait leurs preuves dans les formes les plus évoluées de la « vie ». Nous voulons parler du caractère ouvert, non hiérarchisé, diversifié des écosystèmes les plus complexes, ou même du langage humain. Restituer ainsi la relation des sexes dans le contexte global d’une évolution du vivant, jusqu’alors de plus en plus richement complexe, serait sans doute le plus efficace moyen de préserver notre grande « niche écologique » de la destruction. Mais à condition, bien sûr, de ne pas prendre tout ce qui précède à la lettre, pour en faire un nouveau dogme. C’est dire que si seule une éducation radicalement autre, initiant très tôt les enfants à la connaissance de leurs mécanismes psychophysiologiques, peut faire avancer les choses, il faudrait lui injecter les doses suffisantes de tolérance et… d’humour rappelant qu’heureusement, dans la relation des sexes, tout n’est pas rationnel, ni fonctionnel – et il s’en faut !

Alain Laurent

Mots-clés : dominants, dominés, féminisme, relation féminin-masculin, sexes.


[1] Fondé en 1968 par J. Robin, R. Buron, E. Morin et H. Laborit, le « Groupe des dix – Science et Politique » rassemble des chercheurs de diverses disciplines (biologie, psychanalyse, cybernétique, sociologie, économie…) et des « politiques ». Il s’efforce en toute liberté de mettre en œuvre une approche ouverte des problèmes posés par les interférences entre le biologique et le culturel, ainsi que par les « crises » de la science et des systèmes économiques et politiques actuels.

[2] Alain Laurent : Féminin-Masculin : le nouvel équilibre, publié en mai 1975 au Seuil.