Quand la bête meurt

12 avril 2012,

reprint Le Sauvage, octobre 1978

par Dominique Simonnet et Laurent Samuel

Ce siècle n’est qu’un long faire-part. Chaque année, une espèce animale disparaît. Et bientôt, l’ours grizzly du Mexique, le desman des Pyrénées, le rhinocéros de Sumatra, le phoque moine de Méditerranée et la baleine bleue passeront définitivement de vie à trépas.

Une espèce animale disparaît chaque année : au cours de ce siècle, il y a eu autant de disparitions que depuis 2 000 ans. Et ce nombre ira croissant si rien n’est fait pour leur protection. Tel est l’avertissement lancé par Erik Eckholm, auteur d’un récent rapport du Worldwatch Institute intitulé : La disparition des espèces : le défi à la société. Les espèces végétales sont, elles aussi, en danger : 10 % de la flore mondiale sont menacés. Au total, un sixième des espèces vivantes (animales et végétales) sur le globe pourrait avoir disparu en l’an 2000 (environ 500 000 sur un nombre total qui oscille entre trois et dix millions selon les estimations). D’après le biologiste Norman Myers, une espèce disparaît chaque jour dans les forêts tropicales et, dans quelques années, cette extinction pourrait atteindre le rythme d’une espèce toutes les heures.

Qui est responsable de cette hécatombe ? La chasse et la pêche industrielle, d’abord, ainsi que la cueillette forcenée des plantes rares. Mais ces pratiques pourraient être assez facilement contrôlées et réglementées. Plus graves sont les destructions indirectes provoquées par les techniques industrielles : les pollutions, dont les effets combinés avec d’autres pratiques destructrices comme la déforestation rognent irrémédiablement la diversité de la vie sauvage. Mais la cause la plus importante est encore la destruction des habitats et des milieux écologiques par l’urbanisation, l’industrialisation, la construction de routes, l’exploitation des forêts, etc. Un seul bulldozer suffit à éliminer à jamais des espèces végétales uniques, et, avec elles, les animaux qui s’en nourrissent, et qui se succèdent dans les chaînes alimentaires.

La dégradation des écosystèmes est particulièrement sensible dans les zones tropicales humides, là où la diversité vivante est la plus grande : un seul volcan aux Philippines accueille plus d’espèces arboricoles que l’ensemble des États-Unis. La richesse biologique des forêts humides est encore très mal connue. Comme l’observe le botaniste Peter Raven, « nous en savons beaucoup plus sur la lune que sur les forêts humides ». Et le botaniste anglais Paul W. Richards estime que « la forêt tropicale originale, véritable usine qui a produit la diversité de l’évolution pendant des millions d’années, disparaîtra si les pratiques actuelles continuent ».

Nostalgie écologique, pourraient penser certains : l’homme pourra très bien vivre avec un nombre plus réduit d’animaux et de végétaux. « La réduction de la diversité biologique nous concerne au premier plan, rétorque Erick Eckholm, ce qui est irremplaçable n’a pas de prix. L’agriculture, qui contribue pour une grande part à ces disparitions par les déforestations et les méthodes industrielles, en souffrira la première ».

Les espèces menacées sont en effet les mieux adaptées à leur milieu, et, en ce sens, les plus prometteuses pour augmenter les ressources alimentaires dans les pays pauvres. De plus, c’est un principe écologique bien connu, plus grande est la diversité, plus grande est la stabilité (on le constate de plus en plus : l’uniformité des cultures industrielles les rend beaucoup plus vulnérables).

Comme l’agriculture, la médecine souffrira de l’appauvrissement du patrimoine. 40 % de la pharmacopée moderne sont en effet d’origine naturelle ; certains biologistes pensent par exemple que l’on pourrait peut-être découvrir les agents inhibiteurs des processus cancéreux dans la nature, qui fourniraient alors des modèles pour des produits de synthèse contre le cancer. Les alcaloïdes, également, sont utilisés comme modèles pour les produits de synthèse. L’appauvrissement du patrimoine génétique grève lourdement les progrès scientifiques en général. Peut-on imaginer quel aurait été le retard de la science (et de notre compréhension de l’évolution) si la faune des îles Galapagos avait disparu avant le passage du jeune Darwin en 1835 ?

« La disparition des espèces est un indicateur certain de nos erreurs », estime Eckholm. On peut également lui trouver des conséquences philosophiques. Selon le biologiste David W. Ehrenfeld, « l’existence est le seul critère de valeur » et Otto Frankel estime qu’il est du devoir éthique de l’humanité de permettre l’évolution aussi loin que possible.

Que faire ? Erik Eckholm préconise de créer rapidement des banques de graines pour conserver le patrimoine génétique. Qui sait si nous n’en aurons pas besoin un jour ou l’autre ? On pourrait, dans le même esprit, constituer dans les zones menacées de petites réserves de diversité vivante. Mais devant la gravité de la situation, il ne suffit pas de sauver quelques meubles en créant par ci par là des îlots biologiques. À l’origine des destructions, il est un facteur malheureusement universel – la pauvreté, et ce qui l’engendre : les inégalités mondiales. Les destructions les plus graves surviennent dans les pays pauvres, là où les hommes doivent disputer leur vie à celle de la nature (déforestation pour le bois de chauffage, par exemple). Et même un naturaliste passionné comme Aldo Leopold admet que « le patrimoine sauvage a de la valeur quand la mécanisation nous assure d’un bon déjeuner ». Qui oserait empêcher la construction d’un barrage qui apporterait énergie et nourriture sous prétexte qu’une malheureuse petite plante pourrait bien disparaître ? Pour celui qui a faim, un peu de pain aujourd’hui vaut mieux que la diversité biologique demain.

Le problème est donc avant tout politique, on s’en doutait. Limiter la disparition des espèces, c’est limiter la croissance démographique, donc réduire la famine, donc réduire les inégalités sociales. Les Occidentaux détiennent une part importante de responsabilités. Erik Eckholm propose un partage international des coûts de protection des espèces, qui pourrait assister les initiatives de l’Union internationale pour la conservation de la nature et des ressources naturelles et de l’Unesco. L’application des conventions sur le commerce international pourrait également être précieuse. Mais, reconnaît le rapport, un degré de disparition est inévitable. Il faudra faire un tri, comme on le fait pour les blessés de guerre : ceux qui mourront en dépit de tous les soins, les blesser légers qui s’en sortiront sans soins, et le reste, sur qui les ressources médicales doivent être concentrées. Eckholm conclut : « Reconnaître l’inévitable, ce n’est pas l’accepter ».

D. S. L.S.

Mots-clés : croissance démographique, déforestation, espèce animale, espèce végétale, pharmacopée