Les vampires du Tiers-Monde par René Dumont

2 mai 2012,

reprint Le Sauvage, mars 1978

Le néo-colonialisme se porte de mieux en mieux – merci. Il s’appelle monoculture du coton en Haute-Volta, ou destruction des forêts en Thaïlande. Il coûte moins cher à ses promoteurs que le colonialisme classique. Et surtout, il s’abrite derrière de très honorables alibis : « le progrès », « l’agriculture scientifique » et le toujours bon pour les gogos « développement du Tiers-Monde ».

par René Dumont

Dès 1962, je soulignais que l’Afrique noire est mal partie, Le Seuil. En 1966, j’avertissais, avec Bernard Rosier, Nous allons à la famine, Le Seuil. Depuis, il n’est plus hélas nécessaire de parler au futur : la famine, nous y sommes, et de plus en plus. Non seulement en périodes aigues, comme le Sahel en 1972-73, l’Éthiopie peu après, le Bangladesh en 1974. Mais la famine diffuse, chronique, sévit en réalité tous les jours de l’année, attaquant une proportion croissante de la population mondiale, surtout paysanne. L’avertissement solennel donné par la Conférence mondiale de l’alimentation (Rome, novembre 1974) n’a guère servi. Les organismes réclamés (Fonds international de développement agricole, stocks de sécurité) sont dotés de ressources tout à fait insuffisantes et tardent à se mettre réellement en place.

Les dépenses militaires mondiales ne dépassent guère le milliard de dollars par jour

Pendant ce temps, la population du Tiers-Monde ne cesse de croître, sa production agricole stagne ; et surtout les milieux naturels sont l’objet d’agressions croissantes de plus en plus redoutables, de sorte que leurs possibilités de production sont en pleine régression, en dangereux recul. Le Sahel a connu, en 1977, une pluviométrie aussi déficiente qu’en 1972 ; il va lui manquer au moins un demi-million de tonnes de grains ; il lui aurait fallu en recevoir au moins 150 000 t dès la fin janvier ; à cette date, 49 000 t seulement étaient en cours d’acheminement ; on discutait pour savoir s’il fallait y ajouter 100 000 t ultérieurement ; et personne ne parlait de couvrir tout le déficit. Une fois de plus, les secours seront à la fois insuffisants et trop tardifs. On avait parlé de mettre au point des systèmes d’avertissement, après les morts de 1973. Ils existent, mais on ne les écoute pas. Nos responsables politiques mangent bien tous les jours, merci pour eux. Et les dépenses militaires mondiales ne dépassent guère le milliard de dollars par jour. Un demi-million de tonnes de grains, cela fait 80 millions de dollars au départ des exportateurs, soit ce qu’on dépense en armement toutes les deux heures.

La Haute-Volta démolit ses terroirs

Depuis 1951, la population croît de 2 % l’an, et la production alimentaire de moins de 1 %. Dans ce climat semi-aride, les feux de brousse détruisent la possibilité de recharger les sols en matière organique. Les besoins en bois des villes, en particulier ceux de Ouagadougou, la capitale, poussent au déboisement des savanes arborées ; au plus grand profit, non des bûcherons, mais des transporteurs. Pendant les bonnes années, les éleveurs peuls protègent leur milieu d’origine. Mais dès que la nourriture manque, ils ébranchent les arbres, ou même les abattent, pour en mettre les feuilles à portée de leurs bovins et caprins. Cette tendance s’aggrave quand ils descendent vers le Sud, hors de leur terroir habituel, ce qui leur enlève tout réflexe de protection. Les Mossis, trop nombreux sur un plateau peu fertile, au sol très mince sur latérite, se déplacent à la recherche de terres neuves. Ils se livrent alors, hors de leurs communautés, à un véritable pillage foncier, abattant même les arbres utiles, karité ou néré, abandonnant des sols vite épuisés.

La colonisation et le régime néo-colonial actuel, qui poursuivent les mêmes tendances, poussent à la charrue attelée d’un âne ou d’une paire de bœufs. Les sols ainsi plus profondément ameublés sont plus sujets à l’érosion hydraulique dès la moindre pente, dès 0,5 %. Et les sols sableux voient le vent d’Harmattan, qui souffle en hiver, enlever plus aisément tous les éléments fins du sol (argile, limon, sable fin, humus). Les Gourmantché l’appellent « le vent qui cache le soleil », car il soulève de véritables bols de poussière. Il n’eût fallu chercher à généraliser la charrue qu’après une intense lutte antiérosive, par quadrillage de brise-vent, de lignes d’herbes ou de pierres parallèles aux courbes de niveau. Et surtout par apport de matières organiques, de composts, que l’on pourrait enrichir des phosphates naturels existants, au lieu d’exporter ceux-ci comme on le fait déjà au Sénégal et au Togo.

Mais on se préoccupe d’abord de cultures de rente, qui doivent rapporter de l’argent et fournir à l’Occident des matières premières à meilleur marché. La France du XIXe siècle étendit ses prairies (pour manger plus de viande, de beurre et de fromage) aux dépens de ses cultures industrielles, oléagineux et textiles. Elle remplaça le colza par l’arachide, le lin par le coton. La Haute-Volta cultive 70 000 ha de coton, ce qui ne paraît pas excessif. Mais cette culture prioritaire est l’objet de tous les soins : crédits, engrais, semences, pesticides, conseils techniques lui sont largement prodigués aux dépens des cultures vivrières, sorghos et mils, que négligent les agents d’encadrement et qui ne sont pas bien commercialisées.

La Caisse dite de stabilisation des prix (en réalité d’exploitation des paysans) a reçu, en 1977, 2 milliards de francs CFA[1] des bénévoles du coton, et les producteurs 2,25 milliards : on leur a donc « volé » près de la moitié de leurs recettes. Alors, comment pourraient-ils encore investir en protection des sols, en association agriculture-élevage ?

En Équateur, les haciendas obligent à la destruction des sols

Les communautés précoloniales d’Amérique du Sud ne connaissent pas la propriété privée du sol et le droit d’en « user et abuser ». Celle-ci fut introduite par la Conquête qui réduisit les paysans en esclavage et cessa de se soucier du patrimoine foncier. Quand enfin les Indiens purent s’échapper du servage des grandes haciendas, celles-ci gardèrent toutes les grandes plaines fertiles et faciles à labourer. Ces propriétaires habitent généralement dans la capitale, y font tous des métiers urbains, ne sont pas agriculteurs. Ils entourent leurs propriétés de clôtures, y mettent du bétail peu productif (sur des prairies généralement non soignées), avec un « caporal » pour le garder.

Des sols de pente totalement ruinés, la roche à nu, il n’y pousse plus ni herbe ni arbre

Que reste-t-il aux Indiens échappés de ces domaines, et qui doivent bien labourer sur leurs minuscules parcelles (souvent un à trois hectares) pour y produire blé et orge, fèves, pommes de terre, quinoa (chénopode) ? Il leur reste les pentes des sierras, bordant le plateau interandin. Sur ces fortes pentes, le labour accélère l’érosion ; et déjà 15 % de ces sols de pente sont totalement ruinés, la roche à nu, il n’y pousse plus ni herbe ni arbre.

L’aménagement rationnel des sols saute aux yeux : il fallait labourer les plaines – sans risque d’érosion – et mettre en prés les pentes moyennes, en forêts les pentes fortes. Il y eut fallu une autorité politique soucieuse de l’intérêt national. Mais cette autorité est, par militaires interposés, entre les mains des propriétaires d’haciendas, alliés à la bourgeoisie commerciale. Et ces propriétaires défendent leurs « droits », gardent la propriété des terres dont la valeur ne cesse de croître, sans (généralement) se soucier de leur mise en valeur.

Sur leurs petits lopins, les paysans indiens crèvent de faim, littéralement, à certains moments surtout. Les propriétaires ont volé, par des moyens légaux et plus souvent illégaux, les terres des communautés indiennes. Celles-ci les revendiquent et en arrivent parfois à « envahir » les terres qu’on leur a volées. La lutte des Indiens pour les terres assez planes est donc conforme à l’intérêt général. Elle est parfois armée, et Mgr Proaño, évêque de Viobamba, n’a pas craint de prendre leur parti[2] contre la grande majorité de ses collègues.

120 paysans prolétarisés, noyés dans un canal d’irrigation

Quand les paysans prolétarisés défendent leurs droits aux salaires, dans une sucrerie proche de Guyaquil, 120 d’entre eux sont noyés dans un canal d’irrigation. La défense de la terre et du pays passe donc par la défense des droits des paysans ; par leur révolte, quand ils auront bien pris conscience du niveau d’exploitation auquel ils sont soumis. Riche et peu peuplé, l’Équateur a toutes les possibilités de nourrir son peuple et de protéger ses sols. Il y manque un gouvernement préoccupé à la fois de l’intérêt des travailleurs et de la nation ; donc moins soumis à la puissance dominatrice d’Amérique du Nord, soucieuse d’abord de piller à son profit les richesses naturelles du sud de ce continent.

La Thaïlande détruite vite ses belles forêts

Le Siam, comme ce pays s’appelait jusqu’en 1939, était un pays heureux. Une riche plaine centrale, des limons bien arrosés, y nourrissaient un peuple de riziculteurs, bien moins à l’étroit qu’en Inde, en Chine, au Vietnam ou à Java. On l’appelait l’Asie heureuse, car personne n’avait faim au village. Depuis 1945, il présente un rythme de croissance agricole exceptionnel, 5 % l’an. Il exporte pour deux milliards de dollars par an de produits agricoles : au riz traditionnel se sont ajoutés maïs, manioc, sucre, kenaf, etc. La population ayant doublé, les petits paysans, ruinés par les usuriers et une rente foncière abusive, ont dû quitter leurs rizières et abattre les forêts périphériques. Sur le bel humus forestier, accumulé durant des siècles, ils firent sans engrais de belles récoltes : au moins 3 t de maïs, ou 30 t de racines de manioc, à l’hectare. Mais ils répètent la même culture sur le même sol sans rien y rapporter. Au bout de dix ou douze ans – moins en sol de sable, plus s’il est argileux – le sol est ruiné, les rendements dérisoires, et le paysan s’en va. Où ? Couper une autre forêt, au lieu d’entretenir la fertilité de la première défriche ; cela coûte beaucoup moins cher ! Le Siam avait, au début du siècle, 35 millions d’hectares de belles forêts sur la majorité de son territoire. Il lui en reste 21 millions d’hectares, mais on détruit environ un million d’hectares par an. Il en reste donc pour 21 ans, après lesquels la remise en état de fertilité, si les pratiques actuelles continuent, sera bien plus coûteuse.

Le golfe du Siam est riche en poissons, mais la pêche y a été vite abusive. On s’est servi de filets à mailles de plus en plus petites, et l’on en arrive aujourd’hui à utiliser des toiles de moustiquaires ! Les micro-poissons ainsi capturés ne sont certes pas vendables. On les donne donc à manger aux canards qui, eux, sont commercialisables ! On est ainsi en train de ravager toutes les possibilités des pêches futures et aucune autorité ne réagit. Sur les mangroves de bord de mer, si propices aux riches aquacultures, on installe des marinas, des hôtels pour les touristes des pays riches.

L’Inde exploite ses sols et ses paysans

Le parti du Congrès avait promis l’âge d’or, au départ des Anglais ; et d’abord, par la réforme agraire, une répartition moins inégale du sol aurait permis d’en réaliser une meilleure utilisation. Mais, les propriétaires dominent le parti du Congrès qui garda 30 ans le pouvoir. La terre enlevée aux Zamindars ne fut point remise à « ceux qui la cultivent » mais aux potentats de village. De sorte que les paysans, de plus en plus nombreux, doivent vivre sur des surfaces plus réduites. Les propriétaires, titulaires d’un véritable monopole, sont en droit d’imposer leurs conditions. Les salariés reçoivent un salaire qui leur permet tout juste de survivre. Pas d’emploi en morte saison. Ils font alors un seul repas par jour.

Le métayer doit assurer tous les travaux, payer toutes les dépenses et ne reçoit pour cela que la moitié de la récolte, l’autre moitié allant au propriétaire parasite. Le trop petit paysan ne récolte pas assez pour nourrir sa famille et s’endette auprès de l’usurier pour mariage, funérailles, ou simplement pour manger en période de soudure. J’ai même noté des prêts à 100 % d’intérêts par mois.

La Chine a su mobiliser tous les paysans, en morte saison, à des travaux de protection et d’amélioration foncière (nivellement, terrassement, fertilisation organique, reboisement, irrigation, protection contre les inondations, etc.).

En Inde, le trop petit paysan, s’il fait des efforts supplémentaires, comprend vite que la plus grande partie de la production accrue ira à son propriétaire, à l’usurier, au commerçant, sinon au fonctionnaire corrompu. Ce qui le décourage vite.

Aussi, les sols sur les pentes du Dekkan central sont de plus en plus ravagés par l’érosion. Sur les pentes de l’Himalaya, les paysans, refoulés des plaines par manque de terres (et par leur sous-utilisation) déboisent, à tour de bras, pour cultiver – seul moyen pour eux de survivre. Les pluies de mousson ne sont plus retenues par l’humus forestier et les inondations des fleuves qui en descendent (Indus vers Inde et Pakistan, Gange et Brahmapoutre vers Inde et Bangladesh) ne cessent d’augmenter. Les sécheresses sont aussi accentuées car l’eau, qui n’est plus retenue lors de la mousson, n’est plus disponible dans les sources en saison sèche.

Le Bangladesh, situation dramatique

En août 1974, dans le nord du pays (Rangpur), les inondations ont noyé d’immenses surfaces et nombres de paysans, privés ainsi de leurs récoltes, sont morts de faim ; les victimes ont été estimées entre 50 et 100 000. Les survivants sont ruinés, beaucoup de petits paysans ont dû vendre leur dernier lopin – très mal car il y avait beaucoup d’offres. La proportion d’ouvriers sans terre – et trop souvent sans travail – est donc passée de 25 à 35 % pour le district de Rangpur.

Dans chaque village, je trouve pourtant un travail utile à faire : reboisement et terrassement des pentes, curage des réservoirs pour y remettre la pisciculture, irrigation et drainage, etc. Travail qui protègerait les sols, garantirait l’avenir, assurerait le rapide accroissement de la production courante. Mais le propriétaire du réservoir ne se soucie pas de le curer. Le propriétaire de rizière en tire, sans souci, sans investir du travail, un bénéfice déjà très confortable, de par les bas salaires et les taux très élevés de location du sol, abominable métayage[3].

Le pays compte 83 millions d’habitants sur 115 000 km2 avec un accroissement de deux millions d’habitants chaque année ; deux millions de tonnes de déficit céréalier. La moitié au moins de la population se trouve au-dessous du seuil de pauvreté, très fortement sous-alimentée. L’enquêté m’a plusieurs fois dit : « Je n’ai pas mangé aujourd’hui ».

Nous sommes tous responsables

Nous incriminons ici les minorités privilégiées urbaines au pouvoir, qui défendent leurs privilèges et non l’intérêt national, qui exploitent leurs paysans.

Se limiter à cette critique reviendrait au cartiérisme. Ce serait oublier que notre « prospérité » occidentale a été bâtie sur le bas prix du pétrole et des matières premières, minérales et agricoles, importées du Tiers-Monde. Pourquoi sommes-nous à Zouérate, avec même des soldats ? Pour piller, à notre profit, les richesses minérales de l’Afrique. Quand celle-ci sera capable d’accumuler du capital et d’édifier ses propres usines, à la fin de ce siècle par exemple, ses meilleures richesses seront déjà épuisées – à notre profit.

Toute proposition productiviste, poussant à l’accroissement général du pouvoir d’achat et de la consommation dans notre pays, aboutirait nécessairement à un accroissement du pillage du Tiers-Monde. C’est pour le mieux piller que nous favorisons le maintien au pouvoir des dirigeants qui exploitent leurs paysans. Notre coopération aboutit à exploiter plus de mines d’uranium, de fer, de cuivre, de manganèse ou de phosphates. Ceux du Togo et du Sénégal sont exportés, à raison de deux millions de tonnes par an. Dix mille tonnes seulement restent au Sénégal (encore moins au Togo). Pourtant les champs de ces pays sont si pauvres en cet élément fondamental. Quand ils auront les moyens d’en acheter assez, il ne leur en restera plus.

Remettre Mobutu au pouvoir (alors qu’il s’agit d’un exploiteur caractérisé) grâce à l’intervention de l’armée française, est une action qui n’a pas été décidée démocratiquement et qui a été trop peu critiquée.

Protéger les sols et les paysans – cela me paraît indissolublement lié – du Tiers-Monde nous obligerait à une révision déchirante de toute notre politique économique. Révision que seuls les écologistes (et leurs alliées autogestionnaires) ont le courage de réclamer. Qu’on ne nous demande plus d’aider la gauche, quand celle-ci défend les privilèges des minorités privilégiées que constitue la grande majorité des Français non-immigrés. Nous consommons une part excessive des ressources rares du globe. Nous nous vantons d’avoir – pour la première fois – dépassé les trois millions d’autos en 1977 : on en vend pour payer notre consommation abusive de pétrole et notre armement délirant.

R. D.

Mots-clés : déboisement, érosion, faim, néo-colonialisme.


[1] 1 franc CFA = 2 francs français

[2] Pour une église libératrice, éd. Du Cerf.

[3] Pour le riz de saison sèche, arrosé par le pompage à main, le métayer doit pomper jusqu’à mille journées par hectare. Il n’en fait donc que 10 à 25 ares. Ne pouvant embaucher des salariés (ce serait sa ruine), il y met sa famille qui gagne juste ce qu’elle mange dans la journée.