Un inédit du Sauvage: Les mandalas de Dali

13 janvier 2013,

Comme annoncé, voici un document exceptionnel.

reprint Le Sauvage, n° 34, octobre 1976

Pareil à ces vieux Catalans qui parlent des étoiles devant la braise où se dessèchent trois sardines, Salvador Dali traite ici de l’essentiel : Dieu, l’univers, l’art, le corps et les mouches.

Jean-Louis Hue et Jean-François Fogel ont rencontré le malin Génie dans sa maison de Port-Lligat.

Le Sauvage remercie Robert Descharnes pour son aide dans la préparation de ce dossier.

D’un patio livide, où stagnait l’odeur d’aromates catalanes, émergea d’abord sa canne au pommeau argenté. Salvador Dali l’agitait mollement, tel un tambour-major qui aurait depuis semé sa fanfare. Il avançait avec une lourdeur quasi paléolithique, poussant une chansonnette qui n’était pas sans rappeler le long sifflement des baleines échouées. Il nous salua. Et l’atmosphère des origines, immobile et opaque, envahit plus profondément le patio de sa maison à Port-Lligat. Nous étions minéralisés. Le maître dressa un bristol et y dessina une silhouette au fusain. Incidemment, il demanda si nous voulions chanter une chanson. Quelques rondes enfantines se bousculèrent dans nos mémoires. Aucune ne s’en dégagea, heureusement. Notre dialogue avec Dali commençait sans fausse note.

Il portait ce jour-là une djellaba transparente rehaussée de fils d’or et d’argent. On devinait au-dessous une chemisette bleu lavasse, style cow-boy, et un pantalon en super-dracon-tergalisé-synthétique comme on en solde sur les trottoirs de Barbès. Le tout s’enracinait dans de superbes chausses mauves à paillettes. L’allure de Dali, mi-pouilleuse, mi-royale, reflète son art majeur : le télescopage. Les styles vestimentaires s’emmêlent sur lui comme s’entrechoquent dans son discours Mallebranche et les hyperréalistes, la peinture et l’holographie, le vol des mouches et la physique des particules.

Les esprits pauvres ont voulu cantonner Dali dans un seul rôle : celui du peintre surréaliste, enlumineur de paysages fondants et de monstres à béquilles. Il suffisait de mettre ses montres molles à l’heure d’André Breton et tout était dit. Navrante alchimie : on transformait en nature morte du vif argent. Ce septuagénaire n’est pourtant pas un notable du surréalisme, exploitant jusqu’au dernier filon une concession arrachée dans un Paris mal assis entre deux guerres. Plutôt un formidable brocanteur du quotidien, de ceux qui font les débarras complets. D’un journal, Dali tire un dessin en exploitant les serpents typographiques. D’un stylo trouvé dans les toilettes de l’hôtel San Regis à New York, il fait la vedette d’un film. Du journal des douaniers français, il extrait la gravure qui inspirera la tenue des gardiens de son musée.

Quand il parle dans son jardin, à l’abri d’un store gaufré et sous le regard bienveillant d’un dromadaire de pierre, Dali ne provoque plus. Exit les œillades courroucées, les trémoussements terribles de la moustache en paratonnerre et les rodomontades de matador. Pareil à ces vieux Catalans qui parlent des étoiles devant la braise où se dessèchent trois sardines, il ne traite que de l’essentiel : Dieu, l’univers, l’art, le corps et les mouches. La science poétise ces graves thèmes. Dali en joue avec une ironie d’autant plus vive qu’il voudrait sérieusement réconcilier physique et métaphysique. Quand on s’est longuement entretenu avec Cricks et Watson, Gabor, Laborit et Oppenheimer, on peut raisonnablement délirer sur l’ADN, la lumière, le cerveau et l’atome.

Peu d’hommes ont entrepris une telle traversée dans notre siècle. Dali a tutoyé Lorca, gravé des plaques avec Picasso, joué sur les mots avec Breton et examiné la barbiche de Freud. Il évoque pourtant peu ce passé et préfère s’inventer de nouveaux souvenirs. Son discours chamarré et voluptueux s’interrompt parfois. Soudainement très beau, il ferme les yeux et redresse son visage vers la mer, dans une quête sereine du mot juste. Dali parle comme il dessine : sans rature.

Dans l’histoire des civilisations, les artistes ou les scientifiques laissent souvent des traces moins décisives que les architectes. On juge toute société sur l’urbanisme qu’elle produit. Que pensez-vous de l’architecture contemporaine ?

— Je vais d’abord vous poser une question. C’est légitime, vous voulez m’en poser, il faut que je vous en pose une ; quelle est la définition exacte du mot caprice ? Une femme est enceinte et elle a, paraît-il, plus de caprices. En cuisine, surtout au moment du dessert, on parle beaucoup de caprices, les caprices de la Pompadour, etc.

— C’est un désir qui paraît illogique…

— De type irrationnel, d’une puissance énorme. Les gens sont capables de se faire tuer pour que l’on accomplisse l’un de leurs caprices. Le caprice se trouve aussi dans l’infiniment petit, la microphysique. Tous les quatre ou cinq mois, on découvre de nouvelles particules élémentaires qui prennent des noms de plus en plus capricieux. Vous en avez même qui ont du charme, les particules charmées. Il faut que le caprice intervienne aussi dans la macrophysique. Et notamment dans le domaine de l’architecture où l’on se réfère presque uniquement à un point de vue sociologique, en se préoccupant du nombre d’appartements, de leurs dimensions, etc. Or, l’architecture doit être d’une complexité capricieuse. Tous les rois, tous les grands despotes ou tyrans ont toujours manifesté leurs caprices par des architectures faites pour l’éternité. Tous les palais sont des caprices. Les pyramides d’Égypte sont probablement un caprice d’un certain monsieur, de même que la coupe géodésique de mon musée à Figueras est un pur caprice à moi. J’ai fait aussi des projets de maisons qui changent avec la température. Le jour où le temps est nuageux, elles deviennent vertes, le jour où il fait du soleil, elles deviennent visqueuses. J’ai été le premier à imaginer des installations de salive centrale. Il faut que les maisons palpitent, qu’elles respirent, que leurs murs se rétrécissent. Je suis pour une architecture biologique, une architecture molle et non une architecture dure. Gaudi avait déjà commencé à faire une architecture molle.

— Gaudi, c’est l’anti-Le Corbusier. Le mou ou le doux s’oppose au rectangulaire, au fonctionnel et à l’hygiénique, qualités vantées par l’architecte de la Cité radieuse.

— Il y a ce mot terrible de Le Corbusier : « machine à habiter ». L’architecture devrait plutôt fournir des machines à rêver. La première fois que j’ai vu Le Corbusier, il m’a dit : « Monsieur Dali, vous qui avez tellement d’idées sur tout, comment imaginez-vous l’architecture du futur ? ». J’ai dit : « Elle doit être molle et poilue. » Il m’a répondu : « Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? » J’ai dit enfin : « Je pense à Gaudi. » « Mais comment, Gaudi, c’est la honte de Barcelone », m’a-t-il répondu alors. Ensuite, il a changé d’opinion. Aujourd’hui, beaucoup de gens croient même que le grand champion de l’œuvre de Gaudi, c’était Le Corbusier et non moi. C’est constant : les opinions que j’exprime sont par la suite attribuées à d’autres. Comme disait Mademoiselle Chanel : « Les idées sont faites pour être gaspillées. » C’est sûr. Quand on a beaucoup d’idées, il faut les jeter partout. Je sème à tout vent. Moi, j’ai fait dix millions de choses, chacune une seule fois ; et après, des artistes ont vécu toute leur vie en spéculant sur chacune de mes petites trouvailles. Je suis enchanté. Je suis une espèce de mine d’uranium ou d’or. Quoi de mieux que de sentir que l’on m’exploite ? La chose la plus terrible, c’est de sentir que l’on est une mine précieuse et que personne n’y pioche.

— Pour quelques créateurs qui produisent des choses neuves, on compte une armée de reproducteurs serviles. Alors que l’on parle beaucoup de production, notre société ne fait que diffuser en série des objets, elle reproduit les êtres sur le même…

— Schéma. C’est curieux : en plein structuralisme, il ne surgit pas de nouvelles structures. Sauf à l’intérieur de la microphysique. C’est là qu’il y a le plus de possibilités, de force vitale. Bergson, qui était une espèce de romantique très littéraire, avait eu l’intuition de la physique quantique. Avec son « élan vital », il avait pressenti le quantum d’action bien avant Max Planck.

— À la fin du XIXe siècle, avant Einstein, les physiciens n’attendaient plus aucun progrès dans leur discipline. Tout était, selon eux, résolu. Là, comme ailleurs, la notion de progrès est récente. Dans quels domaines progresse-t-on aujourd’hui ?

— Le progrès des sciences a été colossal, même. Auguste Comte ne pouvait le prévoir. Mais au point de vue spirituel, nous vivons la période la plus basse de la civilisation. Un divorce s’est produit entre la physique et la métaphysique. Aux époques de Leibniz et de Mallebranche, les mathématiciens étaient aussi des métaphysiciens. Alors que maintenant les physiciens ne savent rien de la métaphysique. Nous vivons un progrès presque monstrueux de spécialisation, sans aucune synthèse. Un monsieur qui s’occupe du zen ne sait rien de l’holographie, un monsieur qui s’occupe d’holographie ne sait rien de la musique concrète, un monsieur qui fait de la musique concrète ne sait absolument rien des dômes géodésiques. Lorsque toutes ces disciplines seront fondues ensemble, on assistera à une grande renaissance. Moi j’aime la confusion. Je vis dans une confusion grouillante. À un moment, je dis un mot, et tout s’éclaircit ; ou s’obscurcit, ça n’a aucune importance. Je ne connais ni la physique nucléaire ni la biologie. Je les connais très très peu, je peux donc me permettre des raccourcis et des intuitions dont un spécialiste dirait : « C’est complètement dingue, c’est complètement fou. » Je peux toujours réaliser des synthèses délirantes qui parfois ne réussissent pas, mais qui sont un jeu pour moi. Tandis que les scientifiques sont des gens sérieux. Et les gens sérieux, très souvent, sont des ânes.

— Les scientifiques que vous rencontrez vous prennent-ils toujours pour un fou ?

— Tous, au contraire, me trouvent sympathique et disent de mes propos : « C’est pas aussi bête que ça en a l’air. » Mon unique avantage, c’est que je ne connais rien de rien. Alors, je peux faire fonctionner mes caprices les plus capricieux et les plus irrationnels en me basant sur mes petites lectures. Et comme j’ai un certain génie, de temps en temps, je dis des choses qu’ils ne trouvent pas si improbables. Par exemple, à propos du cancer, je me basais surtout sur ce que je savais des gens qui apportent les paquets, les recaderos, les livreurs. Le messager, en biologie, c’est l’ARN, l’acide ribonucléique. À Figueras, un des recaderos, c’est-à-dire, disons, un ribonucléique, avait comme devise : El rayo soy, donde me manda voy, « Je suis l’éclair, et là où on me fait aller, j’y vais. » Donc, aux époques d’anarchisme, la ville recevait ses bombes par le recadero. Alors j’ai dit à Donald Reynolds, un biologiste : « Quand l’ARN apporte un message au cytoplasme, c’est-à-dire dans la cité, pourquoi n’inspecte-t-on pas le paquet ? » Il a trouvé cette suggestion extraordinaire. En biologie, on s’occupe maintenant beaucoup plus de l’ARN. Mais moi, j’avais lancé cette idée au café, sans blaguer ni rien.

Ma dernière trouvaille, je l’ai faite en collaboration avec le philosophe Newman qui m’a été présenté par Jacques Lacan. C’est à propos de l’entropie. Vous savez que, d’après la deuxième loi de la thermodynamique, nous allons vers le désordre total, l’entropie, la mort. Selon cette loi, l’univers doit finir. Mais, avec Newman, nous nous sommes aperçus que tous les philosophes, tous les grands humanistes de l’Antiquité, depuis saint Augustin jusqu’à Mallebranche et Leibniz, se sont prononcés contre cette idée d’entropie. Celui qui y est le plus opposé de tous, dans les Temps modernes, c’est Schroëdinger. Selon lui, il est absolument impossible que la pensée humaine puisse être effacée un jour par le temps. C’est une chose textuelle que je dis. J’ai dressé avec Newman une anthologie de tous ceux qui, depuis les Grecs jusqu’à Stephane Lupasco aujourd’hui, ont parlé de l’immortalité de l’âme. Évidemment, l’immortalité de l’âme, ce n’est que la néguentropie[1].

— Certains biologistes, comme Henri Laborit, sont pessimistes et considèrent l’application de la deuxième loi de la thermodynamique comme inévitable.

— Moi, les êtres comme Laborit m’estiment beaucoup pour la seule raison que je pense exactement le contraire d’eux. Le scientifique à qui j’étais le plus opposé était le Dr Monod. Il basait tout sur le hasard et la nécessité, et moi je trouve – c’est une espèce de chose humoristique – qu’il n’y a aucune nécessité qu’il y ait le hasard (je trouve cette expression très bienvenue).

— À vous écouter, on constate que vous avez fondamentalement une culture scientifique.

— Les hommes de science m’intéressent beaucoup plus que les philosophes ou les artistes. Avec les artistes, j’ai très peu de contacts. On m’a toujours dit que les peintres sont plutôt bêtes. Et je crois que c’est vrai. Je suis meilleur en dehors de la peinture que dans ma peinture. Tout au plus, si on dit un jour que je suis l’un des meilleurs peintres de la province de Gérone, je serai déjà très content. C’est vrai. Tandis que je suis beaucoup plus épaté par ma cosmogonie, c’est-à-dire par mes idées. La peinture, c’est une façon infinitésimale de manifester mes idées.

— C’est très sincère ce que vous dites-là, ou c’est une provocation ? Vous n’êtes pas toujours content de vos tableaux ?

— Du tout, du tout, du tout. Je considère que je suis un très mauvais peintre. Maintenant, parmi les peintres vivants, peut-être suis-je le meilleur ; ça, c’est une autre question. Mais si j’ai cette impression, ce n’est pas parce que je suis bon, c’est parce que les autres sont tellement mauvais.

— Vous traitez des grandes questions en observateur. Les connaissances immédiates semblent vous stimuler.

— Parfaitement. Êtes-vous au courant de ma grande découverte sur les mouches du Boulou ? En observant le vol des mouches au Boulou – c’est l’endroit où je suis le plus inspiré parce que je suis près de Perpignan –, j’ai remarqué qu’une structure se défait constamment dans leur tourbillon. Tout d’un coup, une mouche fait une espèce d’agression et les structures du vol se modifient entièrement. On a étudié le vol de beaucoup d’insectes, notamment les abeilles, sur lesquelles on dispose maintenant de tout un bagage scientifique. Mais pour les mouches, pas une étude n’a été menée. Je voudrais proposer l’expérience suivante : on observe le vol des mouches pendant que les murs d’une pièce avancent imperceptiblement et on étudie à quel moment les mouches cessent leur mouvement et se collent aux parois. Il faudrait traiter les mouches comme des particules élémentaires. Comme dans un cyclotron. Il est sûr qu’elles répètent des choses qui se déroulent dans la microphysique mais quantifiées par l’élément libidineux. Au fond, elles se livrent à une agression sexuelle du même genre que celle remarquée par Freud à propos des gens qui se croisent dans la rue et finissent par se heurter. C’est un phénomène très courant, devenu même valable entre les voitures automobiles et les piétons. Vous allez à droite, l’autre va à droite. Vous allez à gauche, il va à gauche… et on finit par se télescoper. Ça correspond, d’après Freud, aux premières agressions sexuelles.

— On a pu appliquer les lois régissant le mouvement des molécules dans un gaz aux personnes composant une foule. Un physicien français a découvert cela en jouant…

— Et il s’est aperçu qu’il y avait un fond de vérité. Comme disait Raimu : « Dans tout mensonge, il y a toujours un fond de vérité. » Il a affirmé, un jour, dans un café : « Moi, quand j’avais vingt-deux ans, j’ai fait vingt-cinq fois l’amour en une nuit. » Tous les gens du café ont haussé les épaules et sont passés à autre chose. Alors, Raimu a donné un coup de poing sur la table et a dit : « Même là-dedans il y a un fond de vérité. C’était pas moi, c’était ma sœur. Elle faisait le trottoir. » Même quand on joue, il y a un fond, plus ou moins amer, de vérité.

— Vous jouez énormément.

— Je m’amuse sans arrêt. J’ai toujours peur de mourir d’un excès de satisfaction. Mais quand je dis des choses, je n’y crois pas. Quand ça sort bien, ça sort bien ; et quand ça ne sort pas bien, je m’en fous complètement. Mais la plupart sortent bien et après elles se vérifient.

— Pourquoi n’auriez-vous pas un ordinateur pour jouer chez vous ?

— Tous ces appareils sont très chers. Je suis beaucoup moins riche que ce que l’on croit. Je ne suis pas riche du tout. Et puis, il me faudrait des équipes de gens pour faire fonctionner ces machines. Elles sont sublimes mais personne n’est capable de leur poser des questions intéressantes. J’aimerais le faire, mais je ne veux pas perdre de temps. La dernière grande chose que j’ai réalisée, mieux que les tableaux, les hologrammes et tout, c’est en observant un stylo trouvé dans les urinoirs de l’hôtel San Regis, à New York. Un stylo blanc, avec, au milieu, un morceau de métal. L’acide urique avait provoqué des corrosions. Il y avait des parties brillantes et des parties opaques. Tous les soirs, avant de m’endormir, je tournais très lentement ce stylo et je voyais des paysages, des figures, des images extraordinairement précises que je pouvais perfectionner le jour suivant. Une équipe est venue à ce moment d’Allemagne pour me proposer de faire un film. Par jeu, j’ai dit « Prenez ce stylo, assure-le pour 60 000 dollars, je le fais tourner très lentement et vous filmez. » Ils ont pris cette proposition tout à fait au sérieux. Le film est vraiment le plus beau que j’aie jamais fait. Il s’intitule Impressions de haute Mongolie. J’y ai fait tourner le stylo éclairé par un rayon laser et je commente : « Maintenant l’hélicoptère survole la haute Mongolie, on voit les îles avec des champignons, etc. » Tout ce que je raconte, c’est exactement ce que l’on a filmé. Quand j’ai vu le film, j’ai dit tout simplement : « Si nous ne vivions pas dans cette affreuse période de pornographie et d’érotisme, je descendrais lentement ce petit stylo à la hauteur de mon sexe, je le sortirais et je mettrais quelques gouttes d’acide urique. » Mais je ne le fais pas maintenant, car tout le monde fait des choses comme ça. Ce serait vulgaire.

— Pourquoi ne réalisez-vous pas plus de sculptures par holographie ?

— C’est très cher. De plus, je ne connais pas la façon de les fabriquer. Il faut que j’envoie des gens à Saint Louis, aux États-Unis. Mon hologramme le plus réussi s’intitule Holos, holos, Gabor. J’ai fait une maquette et on l’a transportée à Saint Louis. Je devais régler tous les problèmes par téléphone. Il n’y a aucune action directe. Sauf lorsque j’ajoute des choses à la main, comme dans le cas de l’hologramme des Demoiselles d’Avignon de Picasso.

Mon idée première, devant les hologrammes, c’était de les manger. Lorsque j’ai rencontré Gabor, l’inventeur de cette technique, il m’a expliqué que la moindre parcelle d’un hologramme cassé contenait toutes les informations de l’ensemble. Alors je lui ai dit : « Je vais me construire un hologramme de Gala, et ensuite, je vais le manger – vous imaginez ça, pour un scientifique. Ainsi, j’introduirais dans ma propre biologie, des millions d’informations de Gala. » Il m’a répondu : « Surtout, ne le bouffez pas. C’est du poison. »

— Si Vermeer et Vélasquez vivaient aujourd’hui, feraient-ils de l’holographie ? Est-ce ainsi qu’il faut manipuler la lumière ?

­— Je crois que tous deux auraient utilisé la photographie et l’holographie. C’est sûr. Ils ont tous utilisé la photographie. Les Grecs, déjà, prenaient un coude ou un genou et en faisaient un moulage avec de la terre glaise. C’était une holographie sculpturale. Le Caravage et probablement les Hollandais, qui utilisaient la camera obscura étaient proches de l’hyperréaliste qui projette aujourd’hui une photographie sur la toile où il peint directement.

— L’apparition des hyperréalistes vous a-t-elle surpris ?

— En plein art abstrait, les gens disaient : « On fera tout ce qu’on veut, on fera des choses cosmiques, mais jamais plus on ne redessinera un nez, une bouche ou la figure humaine. » À ce moment-là, j’ai dit : « La peinture n’est que la photographie en couleurs et à la main des images instantanées. » Mais j’ai cru que l’hyperréalisme mettrait dix ans pour surgir. Et il est apparu en deux ans. Les hyperréalistes américains, l’avant-garde d’aujourd’hui utilisent constamment la photographie. On prétendait que la photographie avait tué la peinture. C’est le contraire : grâce à la photographie, à l’holographie, on est en train de sauver de nouveau la peinture. Mallebranche avait pressenti l’hyperréalisme quand il disait : « Ce que nous voyons n’est pas dans les choses, mais dans notre âme. » Donc, quand quelqu’un copie fidèlement une photographie, ça ne sort pas du tout l’objet, ça sort l’âme de celui qui fait la copie. Si on épingle sur un mur une photographie et que Vélasquez la copie fidèlement, ça sort du Vélasquez. Si c’est Vermeer, ça sort un Vermeer. Si c’est Dali, ça sort un Dali. Si c’est un monsieur tout à fait banal, ça sort une banalité totale. Tous les expressionnistes sont ainsi démentis. Selon eux, il faut exprimer, il faut s’exprimer. Or, les expressionnistes sont ceux qui n’ont rien à exprimer. C’est comme les gens qui prétendent faire beaucoup l’amour : ce sont tous des impuissants.

— Comment expliquez-vous le décalage entre le modèle et la copie ? C’est un peu la traduction…

— Non, non, il n’y a aucune traduction. Scientifiquement, les choses que nous percevons se situent, non pas dans les objets, dans la réalité, mais dans notre âme. Saint Jean de la Croix dit cette chose sublime : « Voir subitement dans un jet d’eau l’image que je porte gravée dans mes entrailles. » C’est merveilleux. Dans le miroitement d’un jet d’eau, il voit la Vierge ou le Christ, enfin une image qui l’obsède.

­— Les hyperréalistes se sont saisi d’un certain nombre de techniques modernes, la photographie…

— C’est un phénomène d’ordre sociologique. Les peintres abstraits étaient tous des romantiques. Il fallait qu’ils croient à des chimères. Ils étaient très souvent de grands artistes. Mais après avoir passé six ou sept ans à faire des tableaux purement subjectifs, un jour, ils reviennent du cinéma et vont à leur atelier. Ils regardent leurs tableaux et se disent : « Peut-être que tout ça ce n’est rien, ou que ce n’est pas ce que nous avions pensé. » Et,  comme ils n’ont aucune technique pour recommencer à peindre d’une façon classique, ils se suicident. Voilà peut-être l’aventure romantique la plus tragique de toute notre époque. Tandis que les hyperréalistes, eux, peuvent toujours vérifier s’ils sont en progrès. D’après moi, le plus grand peintre hyperréaliste aujourd’hui, c’est Richard Estes. Il s’efforce chaque jour d’enrichir sa peinture d’informations. Il désire que les tonalités soient plus exactes, que le reflet dans un cuivre ou dans une devanture de magasin soit plus translucide. Tous les jours il peut faire mieux et tout le monde peut le constater. Évidemment, des gens comme lui ne boivent pas, ils font leur boulot. À la fin de la journée, chaque jour, ils sont plus satisfaits parce qu’ils approchent plus de ce qu’ils veulent faire. Tandis que dans la peinture abstraite, très souvent, le doute subsiste. Aucun progrès n’est possible, il n’existe aucun moyen objectif de constater si ce que l’on peint est mieux ou moins bien.

— Vous parliez de la drogue. Pour toute une génération de jeunes qui vous découvrent avec enthousiasme, la génération du psychédélisme…

— Timothy Leary, le prophète de la drogue, a dit textuellement : « Dali, c’est l’unique peintre L.S.D. qui ne boit que de l’eau minérale. » Tous les drogués, dans leurs cauchemars, ont vu des choses qui ressemblaient à du Dali, et ils m’ont tous adopté. Lors de ma première période à New York, je n’étais pas alcoolique, mais, enfin, je buvais beaucoup. Et je me suis rendu compte que j’étais dans l’erreur. Quand j’ai arrêté de boire, j’ai commencé à travailler avec plus de lucidité. Eluard expliquait : « Le poète n’est pas celui qui est inspiré, c’est celui qui est capable d’inspirer les autres. » Voyez un être comme Vermeer, c’était sûrement le monsieur le moins drogué du monde, le plus sain, le plus méthodique, c’était une sorte de cuisinière qui voulait mettre un peu plus d’huile dans son pinceau, qui travaillait très proprement, etc. Et il a été capable d’inspirer, ensuite, à Proust, le personnage qui, en regardant un petit pan de mur dans la ville de Delfi finit par en pleurer.

— Comment juger les peintres cubistes qui rompent avec le figuratif sans tomber dans l’abstrait ?

— Le cubisme n’a jamais été compris. On en a fait une esthétique alors qu’en réalité il avait un fondement purement scientifique. Picasso et Gris, les deux plus grands peintres cubistes, sont les précurseurs de l’holographie. Ça, personne ne l’a dit ; sauf moi. C’est indiscutable. Quand ils faisaient des tableaux cubistes, ils voulaient que l’on voit les objets de tous les côtés : dessous, arrière, alentours. Après, les esthètes sont venus. Ils ont confondu le cubisme avec l’art abstrait. C’est tout le contraire. Quand Picasso et Gris étaient à côté d’ici, à Céret, ils demandaient aux bonnes et aux paysans : « Qu’est-ce que ça représente ? » Et ils répondaient : « C’est une guitare ». Picasso et Gris disaient bravo. Ils étaient satisfaits. Ils voulaient faire du réalisme. Quand ils peignaient un verre, ils dessinaient la moitié du profil du verre parce que cela suffisait, mais après ils mettaient un rond en haut. Les objets étaient représentés tels qu’ils étaient conçus par le cerveau et non tels que l’œil, phénoménologiquement, les percevait. Toute cette méthode comportait un extraordinaire effort holographique. J’ai toujours été un grand enthousiaste du cubisme. Contrairement à ce que certains ont affirmé, je n’ai jamais été contre Picasso. L’unique personne avec qui il a collaboré, c’est moi. On a fait ensemble une série de gravures qui ont été perdues. Il me disait : « Voilà, je vous donne ça. » Moi, je lui dessinais un œuf sur le plat, je lui redonnais, il faisait une chaise. C’était un dialogue avec Picasso.

— Des cubistes incompris, des hyperréalistes rigoureux comme des statuaires, des expressionnistes qui n’ont rien à dire : l’histoire de l’art semble à réécrire.

— Je prépare une histoire de l’art qui va être très originale. Ce sera le contraire de toutes les autres où sont représentés la Vénus de Milo, l’Embarquement pour Cythère, de Watteau, des choses très connues. Moi, je veux des œuvres jamais vues et je tâcherai d’en faire de nouveaux archétypes. Par exemple, les tableaux de la peinture pompier espagnole que personne ne connaît et qui sont dans les musées de province. Et aussi, évidemment, les œuvres du plus grand des sculpteurs, Benlluré, qui a construit la plupart des monuments en Amérique du Sud et en Espagne. C’est déjà de l’hyperréalisme. Ainsi, s’il sculpte un homme portant un costume, on voit les boutons et les quatre trous à l’intérieur du bouton et le tout est en pierre noble. Le livre sera destiné aux gens loufoques. Au lieu d’Histoire de l’art, il s’intitulera l’Art de l’histoire. Les archétypes habituellement représentés sont moins significatifs que ceux des pompiers, qui sont plus près des archétypes véritables de l’âme humaine. Jung, le premier, les a mis en valeur. Et vous ne verrez jamais les archétypes de Jung dans les tableaux célèbres. Un processus intellectualiste les a supprimés, les jugeant inesthétiques. Je tiens beaucoup, non au kitsch, ni au rétro, mais à la force néguentropique du mauvais goût. Le mauvais goût est ce qu’il y a de plus créatif. Nous le voyons dans l’œuvre de Gaudi où la question du goût ne se pose pas et qui est la plus créatrice de toutes. Vous, les Français, vous avez une infirmité. D’un côté, philosophiquement, c’est Descartes, et de l’autre, c’est le bon goût, qui affaiblit considérablement la créativité.

— Comment distinguer le kitsch du mauvais goût ?

— Dans le mauvais goût, la question du bon ou du mauvais goût ne se pose pas. Je dirai que c’est presque viscéral. Tandis que dans le kitsch, il existe, à la base, une ironie : on veut imiter les œuvres d’art et les rater. On essaie de faire très sérieusement un Parthénon, une chose très belle, et il sort un désastre. Et ce désastre prépare un phénomène qui a surtout été décrit pas Héraclite ; ça s’appelle l’ironie. Aujourd’hui, à une époque où la créativité a diminué, on s’en tient surtout à l’ironie.

— Votre processus créatif s’appuie sur un recyclage constant. Le moindre accident de langage, le moindre geste raté, tout est récupéré…

— Par le jeu, par le jeu. C’est pour ça que je dis toujours : « Chez Dupont, tout est bon. »

— On le découvre aujourd’hui. Les mots d’ordre sont recyclage et récupération.

— Ce n’est pas pour moi une position intellectuelle, c’est une position purement vitale. Je vis de cette façon. Premièrement, je vis. Et après, je pense. Alors que beaucoup de gens pensent d’abord et vivent ensuite.

— C’est très catalan de vivre d’abord.

— Oui, oui. Comme dit Pujols, un philosophe catalan : « Au lieu de remplir son système avec des idées, on le remplit avec du boudin, avec de la réalité crue, avec de la viande. » De même, quand Pujols écrit, il met tout ce qu’il pense. Dans l’expérience surréaliste, c’était le contraire, un faux automatisme d’ordre déjà purement poétique.

— Vous créez en Catalogne, dans un milieu bien spécifique, une lumière donnée, avec un certain type de nourriture…

— Lorsque j’arrive à l’hôtel San Regis, à New York, je sors mon chevalet et je fais plus Port-Lligat que si je suis ici, alors… Le fait génétique d’être né là entre en jeu, c’est certain, mais après, pour le travail, ça n’a plus d’importance. Et comme je suis très proustien, les choses d’ici sont d’autant mieux mises en lumière que je les vois en souvenir.

— Les neurobiologistes s’essoufflent encore à comprendre les mécanismes de la mémoire, ceux du rêve…

— Moi, j’avais inventé des lunettes pour photographier le rêve. Il s’agissait de verres de contact à l’intérieur desquels on mettait des puces vivantes. Sur le dos de chaque puce, on plaçait une petite goutte de phosphore, et, lorsqu’on fermait les yeux, on observait les déplacements de ces petites bêtes. D’après moi, cela devait influencer le rêve. Un chirurgien ophtalmologiste de Marseille, le Dr Gaëtan Jayle, m’a dit : « Ce n’est pas aussi bête que ça – comme ils me disent toujours ces gens –, mais évidemment on ne peut pas mettre des puces à l’intérieur des verres de contact. On peut, en revanche, mettre un liquide qui, avec la chaleur, dessinerait des espèces de formes. » L’obscurité n’est jamais totale lorsque vous fermez les yeux. Tout d’un coup, vous voyez des petites mosaïques qui bougent, des points plus ou moins lumineux, des espèces de schémas informes. Ensuite, l’ensemble devient plus structuré et soudainement, comme dans un flash, vous voyez l’Opéra de Paris avec tous les visages – ça vous est sûrement arrivé – avec tous les détails de tous les visages, très nets, comme des portraits. Ce sont les images hypnagogiques qui précèdent le sommeil. Après, viennent les rêves. Il faudrait enregistrer les images hypnagogiques qui ne sont que l’interprétation paranoïaque de ces espèces de mosaïque, de ce cinéma qui passe devant nos yeux fermés. Si le lendemain, on projette ces mêmes images aux autres personnes, elles verront des choses sans signification, mais si on les projette à celui qui les avait déjà vu passer, il reconnaîtra exactement son expérience onirique ou préonirique. C’est absolument sûr.

— Vous avez toujours joué avec vos sens, votre corps en général. C’est aller à contre-courant de cinq siècles de bourgeoisie, qui ont étouffé nos sens et imposé les notions d’hygiène, de propreté, de tenue…

­— La bourgeoisie, et également le protestantisme, sont responsables des petites chambres closes, de l’horreur des excréments, de toutes ces choses… Les rois de France étaient beaucoup plus ouverts. Leur comportement était tout à fait antibourgeois ; à Versailles, les gens chiaient partout, même dans les escaliers. Beaucoup de philosophes se sont préoccupé du corps, notamment le plus fou de tous, Emmanuel Kant. Il donnait une grande importance à la circulation sanguine et voulait que rien ne l’entrave. L’auteur de la Critique de la raison pure s’était même fait construire une poulie reliée à ses bas de soie afin que ceux-ci ne touchent pas sa peau.

— Aujourd’hui, beaucoup de personnes tentent également de se mettre à l’aise et de libérer leur corps.

— Tout cela concerne les yogis, les gens qui apprennent à respirer, à avaler un peu, à mettre le cul dans une bassine et à en aspirer l’eau. Il s’agit d’exercices plutôt musculaires et qui ne changent absolument rien à la vision esthétique. La preuve : les gens s’exercent beaucoup maintenant à des sports visuels. Ils tentent par exemple de fusionner l’image perçue par chaque œil pour voir en stéréoscopie. Mais ils n’ont rien trouvé qui puisse se comparer aux œuvres de Praxitèle ou de Vélasquez qui ne faisaient, eux, aucun exercice, aucune gymnastique d’aucune sorte. Le travail artistique doit se faire à base de culture : c’est donc très lent, il faut que ça mijote, un tableau après l’autre.

— Vous avez beaucoup cultivé votre regard mais délaissé, semble-t-il, votre ouïe. Y a-t-il des rapports entre Dali et la musique ?

— Pas du tout. La musique m’intéresse très très peu. Ce qui m’intéresse, ce sont les bits d’information de la pensée concrète de l’homme et, avec la musique, jamais vous ne pourrez dire : « Soyez gentil, allez me chercher le chapeau que j’ai oublié sur la chaise de la cuisine. » Alors, si on ne peut pas dire cela, on ne peut rien dire. Avec la musique, on peut exprimer seulement ce qui est nébuleux et loin des sens – c’est-à-dire des états d’âme. La musique stimule la volonté, entraîne les gens dans une marche militaire, mais ne parvient jamais à exprimer la pensée concrète de l’homme.

— Mais la musique peut d’une certaine manière stimuler la pensée.

— Elle peut exciter, donner l’envie de se battre ou de marcher plus vite. Considérez la danse par exemple. Mais vous ne pouvez pas exprimer des choses concrètes. La musique joue sur la volonté, non sur le reste.

— Un sens reste souvent en jachère : l’odorat. Et pourtant, c’est le sens le plus directement relié au cerveau. L’odeur ne transite pas dans le thalamus et file directement dans le bulbe olfactif.

— Oui, les narines contiennent des petites cavités. Et les molécules olfactives, qui ont une structure précise, y rentrent exactement comme une clé dans une serrure. La sensation de l’odeur, que ce soit celle de la peau putride ou du peppermint, se produit instantanément. Condillac, dans son Traité des sensations, classe les parfums. Je crois qu’il commence par le jasmin, il met ensuite la rose et ainsi de suite. Chaque fois qu’il réalise une combinaison d’odeurs déterminée, un moment d’éternité s’établit grâce à la mémoire. C’est très beau. De même, le héros de Huysmans, dans À rebours, tombe évanoui sous l’effet des symphonies d’odeurs qu’il se prépare. D’ailleurs, je vais pratiquer cela, je me suis fait apporter des parfums.

— L’olfactif vous intéresse plus que l’auditif et même le visuel…

— Et même le visuel, bien que je sois peintre. Ce n’est pas par la vision qu’on peut arriver à des moments d’éternité, mais bien par des expériences viscérales, gustatives, comme le faisait Proust.

— Une notion sous-tend vos propos, c’est le temps, la référence à l’immortalité.

— Voyez Condillac. Tous les instants pourraient être des instants d’éternité. Ici, il faut parler de Dieu. Parce que, d’après toutes mes intuitions, l’univers n’a pas de substance. Voyez ce processus constant de dématérialisation. Ni votre ongle ni votre banque n’ont de la substance, et, probablement, Dieu est l’unique substance matérielle qui existe. Dans cette hypothèse, Dieu doit être le plus petit possible. Il doit être très petit pour pouvoir remplir le tout qui n’est rien (c’est très bien dit ça). Donc, le tout n’est rien, n’existe pas vraiment, n’a pas de matérialité. Avec une pointe de réalité, Dieu peut remplir tout l’univers. En considérant les galaxies, tout le monde pense que Dieu doit être une chose énorme et colossale. Pas du tout. Les nébuleuses et tout ça, pour moi, c’est comme des œufs sur le plat, rien de plus. Seul le petit m’intéresse. Un neutrino qui traverse verticalement la Terre et qui n’a ni poids atomique ni charge contient beaucoup plus de mystère que toutes les galaxies. Il y a deux ans, j’avais trouvé que Dieu devait être grand à peu près comme ma canne. Et maintenant, je n’y crois plus. Dieu est tellement petit. Un neutrino est un géant à côté de Dieu. Ça semble paradoxal, mais c’est une des choses les plus importantes que j’ai trouvée dernièrement.

— Il se pourrait pourtant qu’il n’y ait pas de Dieu.

— Ah ! D’après moi, c’est impossible. Je me range, non pas aux côtés des Pères de l’Église, mais aux côtés de Leibniz, Mallebranche, et même Descartes. De plus, l’existence de Dieu est corroborée par le fait suivant : on a trouvé les limites de l’univers, je ne sais pas combien d’années-lumière. Mais en même temps, on sait que tout est infini. Ça ne peut être que Dieu, l’infini.

— Pas de place pour l’angoisse, donc…

— Pour Pascal, oui. Pascal laissait beaucoup de place pour l’angoisse, car il croyait que nous étions de petites choses perdues, dans un univers cosmique sidéral sans limite. Moi, maintenant, je sens que dans la création tout converge vers le phénomène humain. Tout le matériel cosmique, tout l’univers, tout converge vers la Terre. D’après moi, c’est l’unique endroit où la vie existe. Beaucoup de gens se demandent pourquoi la vie n’existerait pas sur une autre planète. Moi, je ne suis pas un fanatique, le jour où l’on m’apporte un extra-terrestre ou la preuve que la vie existe ailleurs, j’ôte mon chapeau et je pars. Mais il me convient de croire le contraire. Je crois que tout le macro-cosmos existe uniquement pour qu’il y ait la vie sur terre, et sur cette terre Dali.

Propos recueillis par J.-F. Fogel et J.-L. Hue38

A. H.


[1] La néguentropie est le logarithme de la probabilité d’un état (note de Dali).