Je t’aime, je te mange : « Mère et fils »

24 janvier 2014,

Film roumain de Calin Peter Netzer, Oscar du meilleur film étranger 2021059557_2013112015455398613

Par Saura Loir

Une mère possessive et omnipuissante qui voit son fils chéri lui échapper, un fils immature qui peine à s’en libérer, une Roumanie  de l’après Ceausescu toujours marquée des stigmates de la dictature, un accident de voiture meurtrier : le cocktail est prêt pour un thriller psychologique qui pourrait facilement tomber dans les clichés. C’est sans compter avec le talent du réalisateur  Călin Peter Netzer et de son co-scénariste Răzvan Rădulescu qui parviennent à nous livrer une histoire très crédible où la tension dramatique s’installe petit à petit et nous tient en haleine jusqu’à son dénouement.

 L’histoire se joue dans une famille de nantis, des gens qui ont réussi socialement et

financièrement. On fête les soixante ans de la mère, des ministres et autres  grosses pointures figurent parmi les invités et les proches. Champagne, bijoux, visages satisfaits de personnes bien nourries et contentes d’elles-mêmes. Tout le monde l’entoure, la félicite. Sauf le fils, qui n’a pas daigné venir. La faute à sa compagne sans doute….. L’histoire déroule ainsi ses différents tableaux où la mère est omniprésente, le fils présent en creux. La caméra est rapide, nerveuse comme la mère qui s’agite et rumine sa frustration, sa colère contre la presque belle-fille honnie qu’elle rend responsable de l’éloignement de son fils. Jusqu’au coup de fil fatal : au volant de la grosse voiture allemande payée par maman, le fils a renversé et tué un jeune garçon.

L’heure de la revanche a sonné pour la mère. Ce fils qui la rejette, qui lui ferme sa porte et l’exclut de sa vie, qui veut jouer au grand sans en avoir les moyens car c’est un faible et un mou – comme son père d’ailleurs – voilà qu’il a de nouveau besoin d’elle. Elle va s’occuper de tout, sauver ce fils chéri qui risque la prison. Il faut la voir se précipiter au commissariat où les policiers l’ont emmené et s’apprêtent à recueillir sa déposition, se mêlant de tout, faisant jouer ses relations, coupant la parole et l’herbe sous les pieds au policier et à la policière décontenancés, voir intimidés par sa morgue, sa fourrure et ses airs de « vous ne savez  pas qui je suis ». Et ça marche, elle parviendra à faire modifier la déposition à l’avantage de son fils qui, lui, affolé et perdu, est redevenu le petit garçon à sa maman. Ne restera plus qu’à acheter la complicité d’un témoin et le silence de la famille éplorée qui, grâce à Dieu, se trouve être dans le besoin. Elle ira les voir, elle saura bien leur parler.Elle triomphe. Ou croit triompher. Pourtant sa puissance  apparaît un rien affaiblie, certaines choses lui résistent, à commencer par le témoin qui tout en se montrant prêt à coopérer lui dame le pion.

Arrive le moment – si fugace qu’il pourrait passer inaperçu –  où l’histoire bascule dans une autre très différente de celle que la mère se croyait en train d’écrire : sur le point de quitter le commissariat, théâtre de la déposition truquée et de la loi bafouée, dans une dernière tentative de limiter les dégâts, la policière presse la mère et le coupable d’au moins se rendre aux funérailles de l’enfant, sans se douter être devenue ainsi le Deus ex machina de l’histoire. Elle ira, la mère, avec ou sans son fils, pas par compassion, non,  pour mener son combat jusqu’à son but ultime : le sauvetage de son enfant.

Comment rendre compte de l’extraordinaire longue séquence qui suit sans en déflorer le contenu ? Le père de la victime se présente en premier, masquant son indicible  souffrance sous des réactions abruptes typiquement masculines et s’effaçant  ensuite, pour laisser les mères face à face, celle qui se bat pour sauver son enfant et celle qui l’a irrémédiablement perdu, celle qui ne se fie qu’à elle-même et celle qui met sa confiance en Dieu. Une louve et une mater dolorosa. La louve  se battra jusqu’à ses dernières forces, jusqu’à renoncer à ses alliés de toujours : son orgueil, son arrogance et le pouvoir que donne l’argent. Sa transformation est fascinante à regarder : où est passée la femme dure, inquisitrice, intrusive, qui n’hésite pas à s’introduire en cachette dans l’habitation de son fils,  urinant dans ses toilettes comme pour marquer le territoire ? Ce visage d’airain toujours parfaitement maquillé, on le voit fondre sous nos yeux dans le feu du désespoir. N’empêche qu’une louve reste une louve : même dans sa détresse elle continue de dégager une force sauvage, que l’actrice, Luminata Gheorghiu, parvient à rendre admirablement.

Autour de ce thème central s’en ébauchent d’autres : celui de comportements humains hérités d’une population habituée à vivre dans une société de non-droit ; celui de l’inceste, réel ou affectif, suggéré dans une autre séquence saisissante où on voit la mère assise à califourchon sur le dos de son fils pour le masser – ce fils rebelle qui semble enfin s’abandonner – une expression de douceur alanguie dans le visage et le regard perdu comme dans un rêve. Le thème de la faute et de son possible rachat, qui ne devient possible que si elle est reconnue.

Un film d’une tension psychique extrême, qui ne trouve son apaisement que dans une séquence finale d’autant plus émouvante que l’auteur a su nous épargner tout pathos. Un film où les êtres se révèlent dans leur totale nudité, blanchis par la souffrance comme des os par la mer.

 

Saura Loir