Trois modèles du monde

30 janvier 2014,

Les trois modèles dont il est question ci-dessous sont 1) le modèle productiviste dominant, porté par la plupart des partis et des responsables politiques, 2) la prise en compte de la finitude des ressources assumée par quelques essayistes et militants après l’étude dite du Club de Rome et 3) le risque proche de rupture brutale des équilibres planétaires tel qu’il fut publié par un groupe de scientifiques dans la revue Nature en 2012.  Le Sauvageillustration 3 modèlesTrois modèles du monde par Yves Cochet

Il est vain de pré­ten­dre décrire l’avenir aussi pré­cisé­ment qu’on peut le faire du passé. Néan­moins, un souci con­stant des acteurs économiques et poli­tiques est de pro­jeter leurs con­vic­tions dans le futur afin qu’il advi­enne con­for­mé­ment à celles-ci par une prophétie auto-réalisatrice. De nos jours, mal­gré un cli­mat d’incertitude plus présent que jadis, un pre­mier mod­èle de l’avenir du monde tente de s’imposer auprès des pop­u­la­tions via les dis­cours récur­rents des dirigeants. Nom­mons ce mod­èle « pro­duc­tiviste ». L’avenir serait une con­tin­u­a­tion du passé en mieux, après que « la crise » soit sur­mon­tée, ce dont ne sem­blent pas douter ces dirigeants. La crois­sance économique — et ses mythes asso­ciés, la prospérité partagée et la paix entre les nations — va repren­dre partout son cours à con­di­tion que des « réformes », plus ou moins « struc­turelles », soient accep­tées par les peu­ples, selon les ori­en­ta­tions per­for­ma­tives de l’innovation, de l’adaptation et de la lib­erté régulée du marché. C’est le « pro­grès ». La causal­ité est linéaire, sans retour des con­séquences sur ce qui les a engen­drées, la con­nais­sance est cumu­la­tive, le bien-être se résume au « tou­jours plus », le présent est sans fin prévis­i­ble. Large­ment dom­i­nant dans les pro­pos des respon­s­ables économiques et poli­tiques, en Europe et ailleurs, à gauche comme à droite, ce mod­èle est repris sans cri­tique fon­da­men­tale par la plu­part des médias, des syn­di­cats et des asso­ci­a­tions, qui parta­gent un opti­misme ingénu sur les capac­ités de l’humanité à sur­mon­ter les épreuves, mal­gré les démen­tis inces­sants en prove­nance de l’histoire. S’établit ainsi une vision con­sen­suelle de l’avenir, englobant les mytholo­gies pop­u­laires du pro­grès, érigeant des hypothèses con­tin­gentes comme vérités tran­scen­dantes, ren­forçant des habi­tudes men­tales d’aveuglement au réel. Dans les domaines économique et poli­tique, la pen­sée unique ainsi forgée répète son credo à satiété : « Une crois­sance forte, intel­li­gente, durable et inclu­sive, reposant sur des finances publiques saines, des réformes struc­turelles et des investisse­ments des­tinés à stim­uler la com­péti­tiv­ité, demeure notre prin­ci­pale pri­or­ité[1] ».

Un sec­ond mod­èle de l’évolution du monde, con­tra­dic­toire avec le pre­mier et minori­taire dans l’opinion publique, est mis en avant par des sci­en­tifiques, des penseurs et des mil­i­tants. A moyen terme, les prin­ci­paux indi­ca­teurs actuels de l’état du monde entreront en décrois­sance : la pop­u­la­tion, l’alimentation, la pro­duc­tion indus­trielle et, con­séquem­ment, le PIB mon­dial. L’ouvrage inau­gural décrivant ce mod­èle fut pub­lié en 1972 par le Club de Rome[2], et de nom­breuses autres études d’inspiration écol­o­giste s’en sont suiv­ies. Ce mod­èle pour­rait être nommé « en cloche » pour évoquer la forme des courbes de crois­sance ini­tiale, d’atteinte d’un max­i­mum, puis de déclin des indi­ca­teurs précédem­ment sig­nalés. Nous l’appellerons « augus­tinien » selon la phrase « le monde est comme un homme : il naît, il grandit et il meurt[3] ». Maints his­to­riens et anthro­po­logues ont exprimé leurs recherches selon ce mod­èle grad­u­al­iste, ryth­mique et cyclique du temps qui passe. Les phénomènes et sys­tèmes de toute sorte com­men­cent par une péri­ode de développe­ment, suivie d’une stag­na­tion mature, s’achevant par un dépérisse­ment désolant. La théorie du pic pétrolier est l’exemple par­a­dig­ma­tique de ce mod­èle qui pré­tend embrasser la quasi-totalité des phénomènes du monde : « L’Univers est con­sti­tué de cycles. Tout ce qui est né mourra : étoiles, jours, espèces, humains et civil­i­sa­tions (…) Tout ce qui monte doit redescen­dre. La ques­tion est : quand advient le pic ? (…) Notre civil­i­sa­tion est habituée à la crois­sance, et il est dif­fi­cile d’imaginer que la crois­sance est un phénomène tran­si­toire. La seule chose que je sais à pro­pos de l’avenir, c’est qu’un jour je mour­rai. Nous n’aimons pas penser à notre pro­pre mort, pas plus que nous nous plaisons à accepter que la pro­duc­tion de pét­role attein­dra un pic puis déclin­era jusqu’à l’épuisement (…) N’écoutez jamais ceux qui vous par­lent de crois­sance sans par­ler de pic[4] ».

Plus récem­ment, un troisième mod­èle de l’évolution du monde a émergé, sous l’influence des recherches physico-mathématiques dans le domaine des sys­tèmes dynamiques, puis de la for­mal­i­sa­tion du devenir des écosys­tèmes naturels et soci­aux sous cet angle. Au vocab­u­laire et con­cepts lisses, pro­gres­sifs et réguliers du sec­ond mod­èle s’est sub­sti­tué un arse­nal de notions et d’images exp­ri­mant des rup­tures, des bifur­ca­tions, des cat­a­stro­phes dans la vari­a­tion des sys­tèmes. Ce mod­èle est « dis­con­tinuiste ». Par­fois, une petite per­tur­ba­tion dans le sys­tème peut entraîner des change­ments con­sid­érables, bru­taux, et sou­vent imprévis­i­bles ; l’ampleur du change­ment est pra­tique­ment impos­si­ble à anticiper. Les rela­tions de causal­ité sont non-linéaires, au sens où une con­séquence peut avoir un effet sur sa pro­pre cause et, donc, sur elle-même ensuite ; ceci implique, entre autres, la rel­a­tivi­sa­tion des méth­odes de pro­longe­ment de ten­dances et d’échantillonnage à par­tir d’observations ; il devient plus dif­fi­cile de faire des pré­dic­tions sur l’évolution du sys­tème en par­tant de don­nées factuelles. La descrip­tion du sys­tème lui-même est fondée sur les inter­ac­tions entre ses éléments, l’absence de con­trôle cen­tral, et de mul­ti­ples niveaux d’organisation enchevêtrés ; mal­gré une ressem­blance formelle avec le libéral­isme économique, ce mod­èle con­tre­carre celui de la « main invis­i­ble » d’Adam Smith qui sup­pose que les agents soient égoïstes, cal­cu­la­teurs et rationnels, ce qui n’est pas le cas ici. Quant à la dynamique de ce mod­èle, elle est inspirée de cette phrase : « En fait, la dis­con­ti­nu­ité, dans beau­coup de sit­u­a­tions, se con­trôle elle-même. La dis­con­ti­nu­ité se pro­duit parce qu’un état insta­ble dans le sys­tème s’est trouvé pré­cip­ité dans un état plus sta­ble. La dis­con­ti­nu­ité anni­hile d’une cer­taine manière les ten­sions du sys­tème[5] ».

Lire la suite dans Agnès Sinaï (dir.), Penser la décrois­sance. Poli­tiques de l’Anthropocène, Presses de Sci­ences Po, Paris, 2013. 221 pages. 14 €.

[1]  Con­seil européen, 28 et 29 juin 2012, conclusions.

[2]  Donella H. Mead­ows, Den­nis Mead­ows, Jor­gen Ran­ders, William W. Behrens III, The Lim­its to Growth, New York, Uni­verse Books, 1972.

[3]  Saint-Augustin, ser­mon 81, § 8, décem­bre 410.

[4]  Jean Laher­rère, « What goes up must come down : When will it peak ? », draft of an arti­cle for Oil and Gas Jour­nal, nov. 1998. http://http://www.oilcrisis.com/laherrere/ogj1998/

[5]  René Thom, « Théorie des cat­a­stro­phes, sci­ences sociales et prospec­tive », Revue Futuri­bles, 9, jan­vier 1977.