Amour et chapatis : The Lunchbox

28 février 2014,

Film indien de Ritesh Batra21054428_20131031170113166.jpg-r_160_240-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxx

Par Saura Loir

Bombay, la mégapole. Ses foules affairées, ses trains bondés, ses dabbawallah, les distributeurs de repas. Dans cette société en pleine mutation mais en grande partie encore patriarcale, beaucoup de femmes  cuisinent quotidiennement pour leur mari et confient leur « boîte à déjeuner » à l’une des centaines de fourmis humaines à vélo chargées de les faire parvenir à destination. Ce système réputé sans failles est une véritable institution que l’on vient étudier de partout – « même de Harvard ! » proclame l’un d’eux avec fierté. Mais qu’une erreur imprévue fasse atterrir l’une de ces boîtes sur le mauvais bureau et deux vies se rencontrent – et basculent.

Petit-mot après petit-mot glissé sous les chapatis et deux êtres que rien ne rapproche partent en aveugle à la rencontre l’un de l’autre : « Désolée, une erreur……. » « Délicieux mais un peu trop salé… » « Mon mari qui rentre tard…. » « Il faut pas se laisser abattre… »  « Ce n’est que ça, la vie ?…. »

Pas à pas, le réalisateur indien Ritesh Batra tisse l’histoire d’un amour improbable surgi de nulle part, un amour qui tire sa séduction de son mystère même. Qui est cette femme qui prépare la nourriture pour son époux comme on compose un filtre d’amour ? Qui est cet homme qui, contrairement au sien, sait à ce point répondre à son besoin d’échange et de partage ?

Elle, Ila, jeune, belle et esseulée entre un mari qui la néglige et sa petite fille aux grands yeux, s’échine à cuisiner pour le mari volage un déjeuner quotidien aux saveurs de plus en plus raffinées.

Lui, veuf sans enfants à l’âge de la retraite, le cœur durci par la solitude et  bien décidé à n’y rien changer, est vissé depuis trente-cinq ans à son bureau d’employé modèle et enrage en silence d’avoir à former le jeune et frétillant employé qui va prendre sa place.

Elle s’ouvre à l’espoir en cherchant à donner. Il se referme  sur lui-même dans l’effort pathétique de tout retenir.

Une histoire d’amour qui se joue à distance, où seule l’attente et quelques mots griffonnés à la hâte font battre les cœurs. Ils  ne savent rien l’un de l’autre, ni l’âge, ni la voix, ni le regard, ni le sourire, et pourtant le désir est là, dans la fièvre avec  laquelle chacun inspecte la boîte à déjeuner qui vient d’arriver – pleine ou vide –dans la façon dont l’homme défait lentement, presque avec recueillement, la fermeture éclair de l’étui en tissu qui habille les petites coupelles empilées, humant avec délice les volutes épicées qui s’en dégagent. Comme on déshabille un corps de femme…

Une histoire dont le héros est l’amour,  magicien  qui ensorcelle les êtres avec ses sortilèges et les transforme : à son appel,  la femme au foyer, traditionnelle et soumise, se découvre capable de toutes les audaces. Le loup solitaire renfermé et acariâtre, habitué à tout cacher de sa vie et de ses émotions, finit par s’ouvrir  à l’existence des autres (scène magistrale où pour la première fois il se confie à son jeune collègue, lui avoue avoir une « girl friend » et s’autorise enfin à prononcer son nom, comme on prononce un mot magique, le « sésame, ouvre-toi » de l’amour….

Ferraillement de trains bondés, passagers chantant des mantras, déchaînement de klaxons, foule bigarrée, enfants mendiants, familles réunies autour d’un repas : loin du clinquant et bruyant cinéma de Bollywood, avec ce premier long métrage Ritesh Batra nous distille avec sobriété un récit tout en finesse, tendresse et humour, qui nous fait passer de l’intimité familiale au pandémonium de la mégapole, nous laissant entrevoir au passage quelques bribes de cette culture aux traditions immémoriales soumise à la pression de la modernité. Il y fait preuve d’une grande inventivité, en soignant les personnages secondaires comme celui du jeune employé orphelin et débrouillard, ou les trouvailles savoureuses, telle la voisine de la jeune femme, pythonisse invisible, voix tombée du ciel  qui lui révèle les secrets des épices qui ensorcellent. Un pur délice.

Saura Loir