Sauver la baie de Lannion

28 janvier 2015,


baie de Lannion

Tribune libre publiée sur le site du Trégor par l’écrivain franco-écossais Kenneth White.

Au moment où l’État prépare, en grande pompe, une rencontre mondiale sur l’écologie à Paris, son ministère de l’économie et de l’industrie mijote un plan qui aurait pour conséquence la destruction de toute une côte française : le projet de pomper huit millions de mètres cubes de sable dans la baie de Lannion, Côtes d’Armor.

Ce projet est absurde. Il est pire que cela, il est ubuesque. Et il n’est pas le seul de son espèce. Au nom de la Croissance, tout le territoire français est menacé. Mais ce projet-ci est particulièrement flagrant et parlant.

Rappelons les faits, car dans le déluge des informations, tout s’oublie vite, y compris l’essentiel (certaines stratégies politiques comptent là-dessus).

En 2010 est présentée à la préfecture du Finistère (Direction de l’Animation des politiques publiques) une demande de concession minière et d’ouverture de travaux d’exploitation par la SEA, une filiale du groupe Souillier spécialisé dans « les ressources de la nature » : extraire 400.000 m3 de sable coquillier sur une dune de 4 km2, située à 6 kilomètres au large de Trébeurden, entre deux zones protégées par la convention Natura 2000, celle de la baie de Morlaix, celle de la Côte de granit rose et l’archipel des Sept-Îles, une des plus belles réserves d’oiseaux marins migrateurs de la France et de l’Europe.

Pour quiconque connaît la Convention européenne du paysage, le Livre bleu de la mer et des océans et la Charte des espaces côtiers, un tel projet dément et meurtrier (deux « dragues aspirateurs » fouillant les entrailles de la baie), était très évidemment irrecevable.

Lors de l’enquête publique, l’avis de la population, ainsi que celui de tous les responsables politiques locaux, étaient massivement défavorables. Mais « vu que » l’extraction des « matériaux et produits issus de la mer » est une « activité légitime » qui, « selon la stratégie nationale doit être développée », le Commissaire-enquêteur de la république, écartant toute la question fondamentale, du combien, du comment et des conséquences, donne un avis favorable. Accompagnant, bien sûr, sa décision d’une bonne dose de langue de bois concernant la création d’un « comité de pilotage » pour assurer le « respect de l’environnement » et une « recommandation » au Comité départemental d’information de faire tout pour « rassurer les populations ».

Le groupe Souillier avait, bien sûr, aussi ses arguments, y compris « écologiques ». Tous les entrepreneurs savent dorénavant que c’est une chanson qu’il faut chanter. Si la SEA n’obtenait pas cette autorisation, cette compagnie devrait licencier neuf de ses employés. Neuf emplois contre combien de pêcheurs professionnels qui devraient mettre fin à leur activité, et de la dégradation économique de tout le territoire ? Quant à la carte que l’entreprise a produite pour démontrer la non nuisibilité environnementale de son exploitation, elle prêtait tout simplement à rire. Sa délimitation de la zone sur une carte à deux dimensions ne tenait aucun compte, par exemple, des courants marins.

À la suite de cette enquête plus que décevante pour la population, révoltante même, l’affaire est passée au ministère de l’Écologie et du ministère de l’Industrie. Et le temps a passé. Sur la côte, on a pu penser, tout en restant vigilant, que le projet était enterré.

Mais il n’en est rien. Le projet ubuesque revient sur le devant de la scène.

Faut-il parler de la macronisation du socialisme, d’une politique étatique qui, tout en discourant et en courant beaucoup, n’a aucune vision d’envergure ? Faut-il reprendre le slogan de Pierre Clastres : « La société contre l’État » ?

Pendant que nous y sommes, allons plus loin dans les perspectives.

Notre civilisation se trouve à un tournant. Soit on continue à toute allure sur la même autoroute, soit on va vers une autre politique, une autre économie et, en fin de compte, une autre culture. Voilà le grand enjeu, pour la France, pour l’Europe, pour le monde.

Les Côtes-d’Armor pourraient être le lieu symbolique de ce tournant, toute la Bretagne, un bastion de résistance, raisonnée, contre une raison d’État bornée.

J’ai commencé cet article en qualifiant ce projet d’ubuesque. Je le termine en rappelant que l’inventeur du Père Ubu était un lycéen de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), Alfred Jarry, qui savait, merdre, que « s’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais. »

Kenneth White
, le 22 janvier 2015,  Habitant, citoyen et écrivain

Commentaire en date du 28 janvier : Nous étions près de 8.000 à Lannion dimanche dernier pour dire non à ce projet et demander à Macron de ne pas accorder le titre minier au plus gros groupe alimentaire breton le groupe Roullier d’autant que ces extractions n’ont pas d’autres justifications semble-t-il que la perpétuation de pratiques agricoles intensives via l’amendement massif des sols. D.G.