Afterres2050 : un scénario agroécologique qui fait réagir !

4 janvier 2016,

chiens:chatpar Sarah Feuillette

Le scénario Afterres2050, pendant agricole du scénario Négawatt pour l’énergie, présente pour la France une image agroécologique qui prête à discussion et s’enrichit au fil du temps, mais qui fait aussi grincer quelques dents…

L’année 2015 s’est achevée avec la COP21 et son foisonnement d’initiatives, de plans, de schémas, de documents pour tenter de réduire nos émissions de gaz à effet de serre dans le futur. Tout cela en plein état d’urgence sécuritaire. Soit dit en passant, il y a au moins deux sujets qui me turlupinent à propos de l’Accord de Paris, au-delà du fait que tout historique qu’il puisse être, cet accord relève du “droit mou”, sans aucune contrainte à la clef. Tout d’abord, il me semble incohérent de prétendre viser un maximum de +2°C d’augmentation de la température moyenne avec un accord n’entrant en vigueur qu’en 2020 : les scientifiques nous répètent que rester sous ce seuil susceptible de nous faire basculer dans un monde ingérable implique d’appuyer à fond sur le frein dès aujourd’hui. Deuxième motif d’étonnement : il n’est un mystère pour personne que le plus grand obstacle à la lutte contre le changement climatique est le fait que l’économie soit devenue le principal gouvernail de nos sociétés, processus accéléré par un contexte de dérégulation continue et de libéralisation financière depuis plusieurs décennies. Quand, dans les années 90 je scandais « Le monde n’est pas une marchandise ! » dans les manifs d’Attac, je n’imaginais pas encore qu’une des conséquences de cette marchandisation serait ce fichu changement climatique. Or je n’ai vu aucune mention d’une éventuelle réforme de l’OMC dans l’Accord de Paris. C’est ce que préconisent pourtant des économistes de renom comme Olivier Godard ou Christian de Perthuis : “Dans l’ordre des priorités héritées, la libéralisation du commerce passe avant la préservation de l’environnement. Il serait temps d’intégrer sérieusement la contrainte environnementale dans la décision économique !” (Olivier Godard, Alternatives Economiques n°352, décembre 2015, p.67).

Mais là n’est pas le propos de cet article. Mon objectif est d’évoquer un scénario non seulement bon pour l’atténuation et l’adaptation au changement climatique, mais bon aussi pour la biodiversité, pour les ressources en eau, en sol, pour la vie des territoires, pour l’emploi, pour les paysages, pour le bien-être humain et animal… Il s’agit du scénario Afterres2050 (en téléchargement ici), inspiré de la démarche Négawatt,  sur l’établi depuis quelques années grâce aux travaux de l’association Solagro, présenté la première fois en 2011, puis enrichi au fil des universités d’hiver et de divers séminaires.

Afterres2050 (pour Agriculture, Forêt, Territoires à l’horizon 2050) est un scénario prospectif “normatif” (dans le sens où une seule image est envisagée, avec depuis peu deux légères variantes) construit dans un objectif premier de contribution de l’agriculture à l’atténuation par rapport au changement climatique (diviser par 2 les émissions de GES de l’agriculture) tout en maintenant un potentiel productif permettant à la France d’être autosuffisante et d’exporter dans une certaine mesure. Ce scénario permet aussi de mieux s’adapter au changement climatique grâce à une agriculture diversifiée, et des sols vivants et riches en matière organique. Ses impacts sur l’eau sont amoindris en matière notamment de nitrates, de pesticides, de prélèvements quantitatifs. Originalité de ce scénario : l’assiette des Français, sujet sacré s’il en est, entre en jeu ! Par rapport à l’assiette moyenne actuelle, la voilà quelque peu modifiée avec l’aide de nutritionnistes chevronnés, dans le sens d’un meilleur équilibre, d’une meilleure santé, sans condamner pour autant les plaisirs de la bouche : moins de viande, de laitages, de sucres, plus de légumineuses, une inversion entre la part des protéines animales et végétales, mais aussi moins de gaspillage… Autre originalité : ce scénario repose sur un modèle quantitatif robuste (MoSUT) conçu par des ingénieurs dont l’humour aide à digérer la masse d’informations chiffrées !

Au-delà de cette solidité chiffrée qui lui donne beaucoup de sérieux, Afterres2050 gagnerait  probablement à être mis en récit et en images, pour mieux convaincre certains publics.

Sur le plan agricole, ce scénario implique une augmentation très importante de l’agriculture biologique (45% de la SAU, contre à peine 6% aujourd’hui), mais aussi de l’agriculture intégrée, avec une part également de “conventionnel amélioré” (rotations plus longues, intrants diminués…), tout cela en agroforesterie autant que possible. Ce scénario s’appuie également sur une diminution du cheptel (mais pas du nombre d’éleveurs), plus de bien-être animal, une montée en gamme de la qualité de la viande produite, et des externalités environnementales positives.

Ce scénario, conçu dans un premier temps à l’échelle nationale, a subi l’épreuve d’une “régionalisation” dans 4 régions volontaires (Ile de France, Picardie, Centre et Rhône-Alpes), moyennant la prise en compte des contextes locaux et de nombreuses réunions de travail participatives impliquant des acteurs locaux.

Après avoir essuyé quelques critiques sur l’absence de dimensionnement économique, une évaluation socio-économique du scénario a récemment été expérimentée, à l’horizon 2030 car il est difficile d’aller au delà en économie ; cette évaluation qui est déjà à saluer pourrait encore être améliorée. Ce travail montre qu’avec Afterres2050 les agriculteurs seraient plus nombreux que tendanciellement (+73 000 au minimum) et que le revenu global de la “ferme France” serait plus élevé (+1 Md €). Par agriculteur, il pourrait être plus faible en raison du nombre plus élevé d’agriculteurs, sauf en modifiant les subventions publiques (répartition des aides, économies réalisées sur d’autres secteurs comme la santé…). Rappelons qu’aujourd’hui le revenu d’un agriculteur est composé en très majeure partie de subventions publiques en moyenne. Le nombre d’emplois global, en comptant tous les secteurs d’activité, serait également plus fort que tendanciellement (+144 000) avec des transferts entre secteurs. Cela dit il est clair que les registres actuels d’évaluation économique sont peu adaptés pour ce type de scénarios : ainsi en va-t-il de l’indicateur PIB, qui augmente si on produit plus de pesticides et plus de dégâts environnementaux et sanitaires….

Ce scénario, présenté et discuté plus d’une centaine de fois à travers la France, y compris au Ministère de l’agriculture, provoque cependant souvent la grogne des représentants du syndicat majoritaire, dont la posture actuelle est de contester tout diagnostic faisant état des problèmes et toute solution d’ordre agroécologique. Heureusement ça et là s’élèvent des voix pour ouvrir la discussion. Comme l’explique Sylvain Doublet, agronome ayant activement contribué à la démarche, dans cet entretien de Reporterre, : «Ils n’aiment pas quand on parle des impacts environnementaux du système conventionnel (…). Certains nous répondent : « Mon système est très productif, je gagne ma vie avec, je ne vois pas pourquoi j’en changerais. » Mais d’autres nous disent qu’ils seraient intéressés pour aller vers des formes d’agriculture différentes, sauf qu’ils ne voient pas comment faire. Il y a toujours un céréalier pour affirmer qu’il ne pollue pas. Au début, on devait avancer les arguments contraires nous-mêmes. Ce qui est intéressant c’est que maintenant, dans la salle, il y a toujours quelqu’un qui réagit et qui dit : « Attendez, il faut arrêter le déni et partager le constat pour avancer. » On a aussi présenté Afterres en Bretagne, où la plupart disaient : « Si je peux faire ce métier avec deux fois moins de vaches et gagner ma vie tout en étant en bonne relation avec mes voisins, ça me va ! »En fait, une fois qu’on arrive à dépasser les points de désaccord, on arrive assez bien à vendre notre scénario aux agriculteurs car leur métier est plus valorisé dans Afterres qu’aujourd’hui. ».

Espérons que cette démarche continuera d’alimenter les réflexions, les discussions… et le passage à l’acte, car le changement (climatique) c’est maintenant, malheureusement ! Faudra-t-il en arriver à l’état d’urgence environnemental pour infléchir nos modes de vie et modèles de production ?

Sarah Feuillette, Ingénieure agronome et des Eaux et Forêts