« Men and chicken », une fable incandescente.

29 mai 2016,

UnknownPar Saura Loir

Danemark. Au décès de leur père, Elias et Gabriel  apprennent que celui qui les a élevés n’est pas leur vrai père. Leur mère ? On n’en parle pas. Il y aurait trois autres frères aussi et tout ce petit monde vivrait sur une petite île presque déserte éloignée de tout. Abasourdis par cette découverte, les deux frères se mettent en route, bien déterminés à lever le voile qui recouvre leurs origines.

A partir d’une situation pas si particulière de nos jours, et nous ayant bien aguichés, Anders Thomas Jensen nous entraîne dans un jeu de piste semé de chausse-trappes, de gens bizarres (c’est le moins qu’on puisse dire), de coups fourrés  et de coups tout court, balancés à grand renfort d’effets sonores. Il nous mène ainsi dans un univers presque concentrationnaire, peuplé de gallinacés et autre volatiles aussi étranges et improbables que les humains qui l’habitent.

Découvrant à leur tour que leur papa si génial n’appartenait (il est décédé) pas qu’à eux, les frères insulaires sont loin d’être ravis d’avoir à le partager, ils le sont si peu qu’ils mettent en œuvre toutes leurs ressources – surtout physiques et retentissantes – pour dissuader les aspirants fils de trop insister. Ayant hérité du même sang, ceux-ci se montrent tout aussi têtus et s’accrochent. Après bien des péripéties drolatiques, Gabriel, l’aîné, qui contrairement au reste de la fratrie dispose d’un cerveau bien fait et d’une éducation soignée, parvient  à affirmer son ascendant et se charge de remettre de l’ordre et un peu de savoir-vivre dans l’espèce de manoir délabré, à peine plus propre qu’une porcherie, qui sert aux trois spécimens à la fois de nid protecteur et de forteresse inexpugnable.

Je m’aperçois en l’écrivant que le mot « spécimen » colle particulièrement bien à la situation : il est en effet beaucoup question de « men » et de « species » dans cette fable loufoque. Loufoque mais pas superficielle pour autant, puisque ce qu’elle laisse transparaître en filigrane évoque une thématique particulièrement contemporaine et radicale, celle de la recherche d’un pouvoir illimité de l’homme sur la nature, du cerveau sur les instincts, et tant qu’on y est de l’homme sur la femme, réduite ici à l’état d’objet, jusqu’à l’invraisemblable.

Mais oh surprise : dans cet univers peuplé de brutes et d’animaux de toute sorte, y compris un taureau d’une remarquable puissance sexuelle, les élans de tendresse, l’affection fraternelle, le culte du père, le besoin d’amour ont aussi leur place et ponctuent le déroulement de l’histoire. Ouf, on en avait bien besoin.

Une fable donc, pleine d’énergie jusqu’à l’incandescence. Une fable qu’on aurait intérêt à voir deux fois, la première pour essayer  de s’y retrouver, la deuxième pour savourer tous les détails délectables qui se révèlent grâce à la connaissance de son dénouement. Dommage que, happy end oblige comme dans toute fable qui se respecte, la douceur de la scène finale fasse tomber la tension.

Ce qui vaut pour le scénario en général vaut pour les acteurs, tous excellents, y compris les seconds rôles. Cela vaut pour le choix du lieu, sorte de manoir enchanté autrefois somptueux, dont le délabrement et l’abandon collent admirablement au délabrement et à l’étrangeté de ceux qui l’habitent. Vaut aussi pour les rires qu’il suscite et qui, ajoutés aux moments de tendresse, font de cette œuvre une tragicomédie hautement digestible.

Film danois de Anders Thomas Jensen, avec Mads Mikkelsen et David Dencik

 

Saura Loir