Le Singe et le Tao: l’élection de Trump vue de Chine

12 novembre 2016,

trois-en-un

par Jean-Claude Villain

En relativisant les perceptions qu’on répète entre-soi avec la certitude des évidences éternelles et des valeurs inoxydables, la distance offre une acuité de perception ouvrant à une compréhension singulière et renouvelée.
Vue de Chine l’élection de Donald Trump peut se lire d’une façon originale que le flot de commentaires n’a pas, jusqu’ici, proposée.

La Chine vit selon deux calendriers. Soucieuse de compatibilité avec le monde moderne elle a intégré le “temps universel” (c’est-à-dire la temporalité occidentale, en clair le calendrier chrétien) mais n’a pas pour autant abandonné le calendrier lunaire traditionnel, toujours très présent dans la vie ordinaire, tant collective que familiale et intime. De ce dernier nous n’avons guère que les images du “Nouvel an chinois” qui, quoique situé entre fin janvier et début février est en réalité la fête du printemps. Pour les Chinois 2016 est l’année du Singe. Cet animal facétieux a douze mois (lunaires) pour se jouer de tout, faire ses tours, créer des surprises, s’amuser à des renversements qu’il intrigue avec malice sans autre souci que ses ricanements. On peut être sceptique à l’égard des astrologies, mais des millénaires d’observations empiriques fondées sur la répétition de constats troublants ont conduit à une symbolique dénuée d’ésotérisme, conférant à la tradition chinoise une certaine crédibilité. On est ici loin de l’astrologie occidentale qui semble s’être égarée dans le tracé des constellations et dans les conjonctions hasardeuses qu’elle croit naïvement discerner sur une prétendue “carte du ciel”.

La campagne bouffonne de Donald Trump avait fait apercevoir combien ce personnage simiesque pouvait apparaître comme un précieux auxiliaire du Singe, et qui sait, peut-être sa plus marquante incarnation pour le millésime 2016. Pour jouer de ses tours et créer ses surprises le Singe a besoin d’une toile de fond, celle de la normalité, qui n’est le plus souvent rien de plus que cette tranquille immobilité, cette perpétuation assurée des habitudes établies, des codes de la bienséance et de la tranquille reconnaissance mutuelle qu’on entretient entre-soi. Celle-ci garantit contre les bouleversements à peine imaginables, quoique craints, contre les survenues météoriques qui briseraient la quiétude de l’ordre établi, normalité qui est pour tout dire l’ultime référence des bonnes consciences quiètes. Hillary Clinton n’apparaissait-elle pas comme le symbole de cette classe éduquée, maîtrisant tous les codes, offrant les gages sérieux de la culture, de la raison, de l’expérience et de la compétence, preuves de l’assimilation d’un modèle policé rassurant, apte à la conduire naturellement à diriger de façon éclairée, fiable et quasi reposante, le plus influent pays du monde ?

Contrairement aux voeux des esprits qui se présentent eux-mêmes comme les plus raisonnables, et à ce titre s’auto-habilitent, voici que le Singe surgit qui, cynique en apparence, fait voler en éclats les espérances quiètes. Il s’est d’abord servi de l’assoupissement des vigilances pour oeuvrer à son dessein que figurait, de façon trop criante pour paraître sérieuse, les outrances d’un vulgaire hâbleur, batteur d’estrades. Si le Singe n’exerçait en 2016 son pouvoir supérieur, les mécanismes lubrifiés à l’huile de l’habitude et de la bienséance auraient une fois de plus conduit au respect des codes et à la répétition fatale des victoires prévisibles. Mais cette année (qui ne s’achèvera que fin janvier 2017) la queue du Singe est là qui balaie la terre et l’air, le suspend aux branches pour, lui faisant regarder le monde d’en-dessous, mieux en préparer le retournement. Ainsi s’assure-t-il d’une agilité lui permettant de sauter et rebondir jusqu’où le regard, ne le suivant plus, ne peut donc l’atteindre. La surprise, l’imprévisibilité sont en effet les traits caractéristiques du Singe, de sa rouerie facétieuse et de son cynisme apparent, a priori indifférent à toute conséquence.
Même si le Singe étend son pouvoir à tout, la politique semble en 2016 particulièrement prisée par cet animal-génie. N’a t-il pas déjà créé surprise, pleurs et ricanements en juin dernier avec le Brexit?  De ce tour du maître des intrigues, David Cameron en grince encore. En France nul doute qu’il guette du côté des primaires de la droite et de la gauche pour renverser le cornet à dés. Dans le monde entier les intrigues du Singe sont à l’oeuvre. Il convient, n’en déplaise, plus d’en rire avec lui que de s’en catastropher car nul ne connaît l’avenir que ses tours rouvrent, pas plus lui d’ailleurs, que nous.

En Chine, à côté du confucianisme rassurant, stabilisateur et conservateur, une autre doctrine millénaire inspire la compréhension intime des choses: le Tao. Philosophie de la dualité, le taoïsme connaît le bénéfice des retournements et des contradictions dynamiques. Car la perpétuation des systèmes, leur stabilité apparente n’est qu’un leurre qui ne résiste pas aux forces du contraire et du renouvellement incessant. Celles-ci oeuvrent toujours, parfois longtemps et sans paraître, prenant ainsi insidieusement et alternativement le pouvoir sur les choses. Sur ce balancement nécessaire le Tao ne porte pas de jugement de valeur comme l’Occident s’empresse toujours de faire, incurablement taraudé qu’il est par l’idée du bien et du mal, pur reflet de son angoisse devant l’avenir. Quand l’Occident tente en vain de conjurer ses peurs et de contenir toutes choses, s’empressant de brandir ses valeurs pour condamner ce qui le dérange, le Tao, par retrait et hauteur, reconnaît un ordre cosmique, la justesse secrète et la dynamique fatale de l’ordre naturel qui sans rien exclure, garantit l’équilibre du grand Tout. A n’en pas douter le Singe, cette année, oeuvre non pas en cynique comme il paraît d’abord mais, en agent du Tao, comme une puissance de bouleversement en vue de réinitier l’équilibre. Les anciens Grecs savaient également lire les cycles d’alternance où après la mesure, l’ordre et la stabilité de Némésis, survenait avec Ubrys le déchaînement des dérèglements et des violences. Le Singe le rappelle : le monde reste opaque; sa nature mystérieuse et imprévisible contient des forces sourdes qui contrecarrent les forces conventionnelles de régulation et de contrôle. De la politique le Singe est donc le malin génie. Sur elle il veille sans relâche, oeuvrant à son renouvellement, par là à sa perpétuation. Car sans cet intrigant, cet improbable outsider, sans le surgissement du bizarre jusqu’aux outrances et aux grossièretés, plus de surprises, plus de confrontations, et plus de politique. Autrement dit adviendraient la paix universelle dont rêvait Kant, l’Etat éternel et achevé qu’entrevoyait Tocqueville, l’équilibre éternel, ou… la tyrannie éternelle assurée par une force inviolable et définitive.

Les forces conservatrices, car toutes conservatrices d’elles-mêmes, ont de la politique une vision figée: elle ne serait plus que le champ de leur propre exercice du pouvoir leur revenant naturellement. Cet establishment tend à se maintenir indéfiniment, avec ses privilèges, ses illusions et ses échecs jamais sanctionnés, aussi longtemps que l’imprévisible ne vient le déloger. Il résulte du renversement de tables opéré par le Singe, une période de troubles, de perte de repères, voire de désordres… au final salutaires. Le Singe joue aussi en riant avec l’angoisse de “ce que l’on pourrait perdre”. En cela il parvient à faire entendre les sourds. Les cris moqueurs qu’il pousse, autant pour s’amuser que pour effrayer, réveillent des sommeils de la léthargie.

Fatiguées, paraissant à bout de souffle, les démocraties n’ont plus les moyens propres d’ouvrir les débats nécessaires, d’examiner lucidement les problèmes qui viennent à elles (ou qu’elles ont fabriqués) ni de se livrer aux courageuses remises en question que le présent commande. Pourtant des poussées d’alerte les secouent, les extrémismes montent, les populismes aux idées courtes progressent. Naïves ou aveugles les démocraties croient pouvoir indéfiniment contenir ces dangers qui les guettent et garantir des rentes de situation à ceux qui veulent se maintenir, qui au besoin mystifient pour cela. Mais le Singe est là pour mettre son grain de sel, donner un coup de pouce ou de pied. Un coup de griffes ou de queue s’il faut. Fier de ses tours il bondit ensuite, hurlant et grimaçant, car il n’est pas le génie providentiel dont certains rêvent puisque son seul talent est de contribuer à forcer le cours des choses, à ouvrir un nouvel espace d’imagination, d’initiative, de liberté et de responsabilité. Après son passage, fût-il dévastateur, des masques sont tombés, des citadelles se sont effondrées, et la vie se poursuit comme elle a toujours fait, même après la percussion théoriquement fatale d’une météorite.

Il fallait pour mener à terme son projet aux Etats-Unis que le Singe écartât d’abord Bernie Sanders face auquel son protégé eût échoué. Avec la victoire de Donald Trump les jeux sont à refaire, les cartes à rebattre, l’avenir est réouvert. Le sommeil des dormeurs s’en trouve ébranlé, et dans la forêt profonde d’autres singes ricanent en écho.
(c) Jean-Claude Villain