Les bases arrière de la Grèce

5 novembre 2017,

par Jean-Claude Villain

En 2012 j’écrivais, contre certains désespérés tel Dimitri Dimitriadis, que « Non, la Grèce n’est pas morte » [1]. Y retournant cinq années plus tard, j’étais préoccupé de savoir si mon optimisme critique d’alors qui avait valorisé les capacités de résistance et les valeurs de solidarité du peuple grec, pouvait encore se trouver justifié. J’en étais venu à craindre que « la crise », résultat conjugué de la gestion coupable des finances publiques par les gouvernements successifs, de la prédation des fonds vautours de l’ogre capitaliste et de l’inflexibilité des instances autoritaires du libéralisme européen, n’ait finalement conduit le pays à une durable dépression physique, psychique, économique et sociale, pour tout dire à la ruine. Ma crainte était amplifiée par un facteur nouveau : l’explosion de la pression migratoire (plus contraignante ici qu’en Italie et en Espagne) venue non seulement des Balkans et d’Europe centrale comme depuis le début des années 1990, mais désormais des Proche et Moyen-Orients et de l’Afrique subsaharienne.

Regardée sous l’angle des comptes publics, des considérations budgétaires et monétaires, des taux de chômage et d’endettement, la situation de la Grèce stagne, sinon se dégrade, et le peuple continue de souffrir sans apercevoir la moindre sortie du tunnel. Il n’est qu’à voir à Athènes et dans les villes en général, les rues entières couvertes de graffitis aux commerces clos, les rideaux métalliques baissés et tagués, l’omniprésence des mendiants de toutes sortes et de tous âges, l’état des chaussées, de certains équipements publics et du parc immobilier, pour percevoir combien, profondément et durablement, « la crise » a frappé, continue de frapper, mobilisant à son chevet un cortège d’économistes, politiciens, sociologues, historiens, chroniqueurs de toutes tendances, philosophes, militants. Néanmoins ce n’est pas selon ce type d’approche que je voudrais regarder le présent de la Grèce, mais sous l’angle d’une part plus vitale quoique oubliée de sa réalité car d’autres observations, celles-ci qualitatives voire subjectives, sont susceptibles d’élargir, en complémentarité des analyses quantitatives, une vision d’ensemble plus sensible et synthétique, plus exacte. Pour cela il convient de prendre en compte une part immatérielle : les qualités morales et les principes traditionnels par lesquels le peuple grec, héritier d’un héroïsme millénaire, parvient à préserver espoir et dignité.

Au visiteur ami qui débarque à Athènes deux caractères saillants apparaissent : la pauvreté et la résistance. Au sein des villes le spectacle de la misère est incontournable avec ces mendiants qui, partout, pour conserver un peu de dignité, proposent quelques babioles : mouchoirs, stylos, cigarettes, gadgets, vieilleries récupérées ça et là comme en étalent les puces improvisées du dimanche au métro du Pirée. Il faut rappeler que le salaire minimum est de 586 euros brut à temps plein (510 pour les moins de 25 ans), que 35% de la population frôle le seuil de pauvreté, que les salaires ont baissé de 40% depuis 2010, les retraites de plus de 30%, que 50% des moins de 25 ans sont au chômage et que sur ses 11 millions d’habitants ce pays a vu, entre 2008 et 2016, s’exiler près de 450 000 citoyens. Lorsque l’on constate que, hormis les loyers, de très nombreux prix sont comparables à ceux des pays d’Europe de l’ouest et du nord, on comprend qu’entendre en Grèce que « le peuple souffre » n’est qu’un pudique euphémisme.

Toutefois pour l’écrasante majorité, les contraintes et la fatigue n’ont pas laissé place au désespoir même si le taux de suicides a sensiblement augmenté ces dernières années. Le peuple souffre certes, mais s’arc-boute, résiste, tient bon, s’organise. Nul ne peut profondément comprendre l’état global de la Grèce en 2017 s’il ne prend en compte la capacité d’endurance et de résistance du peuple qui réplique fièrement aux violentes pressions auxquelles il est soumis. Venue de loin, profondément ancrée comme une « nature » et éprouvée dans le cours de son histoire sous quatre siècles d’occupation ottomane, puis nazie, et enfin sous la dictature des colonels, cette capacité de résistance a permis d’actualiser de vieux mécanismes de survie, en attente de jours meilleurs. La Grèce dispose ainsi, comme naturellement mais en fait culturellement, d’atouts psychologiques et moraux forts, sinon rares, que d’autres populations en pareille circonstance pourraient lui envier.

Cette résistivité repose sur une valeur collective fondamentale : la solidarité. Elle est d’abord familiale puisqu’au sein d’une même famille trois générations se serrent les coudes et font ensemble le dos rond. Les aïeux retraités prélèvent sur leurs pensions, pourtant sévèrement diminuées, de quoi aider mensuellement enfants et petits-enfants. On habite désormais sous le même toit pour que le revenu des uns permette un logement à toute la famille, à nouveau réunie. (On dit que les maisons de retraite se vident en partie car leurs pensionnaires rejoignent le domicile de leurs enfants). Cette solidarité n’est pas seulement verticale selon la pyramide des générations, mais également transversale liant entre eux frères, sœurs, oncles, tantes, neveux, nièces, cousins car la mutuelle assistance, tenue pour naturelle, permet d’éviter qu’un proche (ce peut être aussi un ami, un voisin) ne sombre.

Au cercle étroit de la solidarité familiale s’ajoutent les protections publiques, encore étonnamment préservées. L’Eglise orthodoxe [2] se targue d’œuvres sociales (qu’on ne peut nier quoiqu’elles servent à justifier son bénéfice d’une ample exemption fiscale parfaitement anormale) mais c’est le filet des protections garanties par l’Etat qui protège. Les sans-emploi, les personnes âgées bénéficient de gratuités quand par ailleurs le système de santé a pour l’essentiel été maintenu même si les équipements hospitaliers pâtissent. (Pour en mesurer le mérite il faut le comparer à la régression des systèmes de santé dans certains pays pourtant moins malmenés). Quoique « la crise » n’ait pas épargné le droit du travail et ait accru la précarité de nombreux travailleurs éphémères ou à temps partiel, des patrons continuent à offrir des contrats à leurs employés de courte durée afin qu’ils puissent bénéficier d’une couverture sociale. Dans le contexte d’un libéralisme sauvage qui s’autorise à exploiter sans vergogne (l’extrême nécessité des uns poussant au dumping social), telle conduite responsable d’entrepreneurs participe de la volonté de « tenir » ensemble, collectivement.

La résistance des Grecs ne se nourrit pas seulement de l’entraide familiale, des réseaux associatifs de solidarité et de la part préservée des protections sociales. C’est aussi la psychologie collective qui rend possible cette capacité d’endurance, sinon de résilience, supérieure à celles d’autres peuples soumis aux mêmes épreuves. Chez chacun elle tient à l’imprégnation atavique des fondements mêmes de l’identité : historiques, géographiques et culturels ils garantissent à ce peuple, souvent tourmenté voire harcelé par les circonstances, un socle de permanence et de stabilité. Car aujourd’hui comme hier la femme et l’homme grecs portent, ne serait-ce que par fragments et selon une chronologie parfois approximative, leur riche patrimoine historique remontant à l’Antiquité héroïque et glorieuse. Dieux et héros, victoires et aventures, légendaires ou réelles, du passé, sont dans les mémoires[3]. Il en découle un sentiment de fierté et de force collectives, tapi au plus profond des consciences et entretenu vivant : les gloires grecques restent familières à tous car présentes dans les noms de lieux et de bâtiments publics, tout comme sont encore portés les noms de grandes figures mythologiques ainsi que ceux de savants, philosophes, dramaturges et poètes de l’Antiquité, cela pas seulement au sein de la bourgeoisie cultivée mais largement dans tout le peuple. L’autre semaine dans le métro d’Athènes une femme mendiait ; faute d’avoir la moindre babiole à tendre en échange de quelques piécettes, elle déclamait d’une voix forte des passages de Sophocle. Oui, la culture millénaire de la Grèce est vivante chez tous, constituant pour chacun un référent vital et un bouclier de courage contre la désolation.

Mais ce pays de cocagne n’a pas que mythes et légendes pour le soutenir dans l’adversité. Des montagnes du nord aux îles du sud et de l’est, sa géographie le gratifie autant que ses traditions séculaires bien vivantes touchant à tous les aspects de la vie : habitat, agriculture, artisanat, musique, chants, danses, fêtes, cuisine, en maintenant les caractères singuliers de l’identité, continuent à unir les Grecs et à attirer des touristes, heureux de trouver ici une forme de vie différente du matérialisme consumériste mondialisé : dans des conditions économiques devenues plus difficiles, l’hospitalité légendaire des Grecs perdure, même si on ne néglige plus, comme autrefois, de fermer les maisons à clé pour que chacun puisse pousser facilement la porte d’un voisin, d’un parent, d’un ami.

« Le ciel pur, l’éclat si particulier de la lumière, notre mer intensément bleue, tout cela nous tient, nous permet de supporter » : mon ami Yannis ne me parle pour ainsi dire pas de la crise mais s’il y fait allusion, c’est seulement par ces mots. D’autres que je questionne pour savoir comment ils « tiennent » répondent de même : « le soleil, la lumière, la mer, le pays ». Oui la mer, partout étale, baignant rivages et îles, est ici chez elle ; elle console de son évidence et réjouit de sa majesté. Quant au soleil il n’est pas seulement profus de la magie lumineuse qui baigne les paysages, mais aussi, piégé par des champs de plus en plus nombreux de panneaux solaires, il est pourvoyeur d’une énergie propre et gratuite … comme d’ailleurs d’autres champs, sur terre et sur mer, apprivoisent le vent par de multiples éoliennes : Hélios et Eole conjugués. On savait bien qu’il existe un « miracle grec », qu’à avoir été porté dans les mains des dieux ce pays exerçait une magie naturelle, mais pouvait-on imaginer que ce « miracle », cette « magie », si impalpables, puissent venir adoucir l’âpreté du présent ?

En fait, conjointement à ces valeurs immatérielles, des moyens bien concrets, enracinés dans « l’esprit grec » traditionnel, parviennent à faire face à la disette en pourvoyant à l’essentiel.

Dans les campagnes, moins sinistrées par « la crise », la majorité des habitants ont un jardin, un champ d’oliviers, des arbres fruitiers, une vigne, des ruches, quelques animaux. Ces ressources poussent nombre de citadins à un mouvement contraire à l’exode rural de jadis : las du chômage et des conditions de vie plus difficiles et moroses des villes, ils choisissent de rejoindre leur terroir d’origine où subsistait un lopin avec une bâtisse. Sûrs d’y retrouver un toit et de la nourriture, saine de surcroît, ils y rouvrent une maison, remettent en culture un sol abandonné, pratiquent à nouveau des gestes simples dont le souvenir ne les avait pas quittés.

Pour ceux qui restent dans les villes, le lien avec les bases arrières du pays profond est tout aussi régulier car en sens inverse ce sont les produits qui viennent à eux : presque chaque famille citadine a dans ses réserves, rapportés de la campagne, quelques litres d’huile, des olives, des fruits et légumes, du vin, des confitures, du miel, une fiole de raki. Ce que la terre produit est ainsi, familialement ou amicalement acheminé jusqu’à eux, au cœur des cités. Le pays, qui s’est doté de bonnes voies de circulation sur les grands axes, est sillonné en toutes directions par de nombreux autobus et sur mer par des ferries qui mettent le cœur des villes à quelques heures, une journée au plus, de toutes les régions. Ces transports populaires ne déplacent pas seulement des passagers en de fréquents va-et-vient mais lors du retour vers Athènes et les grandes villes, leurs soutes s’emplissent à chaque arrêt de cartons ficelés à l’ancienne avec de petites cordes, qu’au terminus de la gare routière les destinataires citadins viendront récupérer. Ils contiennent le précieux viatique d’une semaine expédié par la partie demeurée rurale de la famille (souvent des parents vers les enfants). Le contenu est toujours le même : aux bons produits déjà cités s’ajoutent gâteaux, fêta, un pain roulé dans un torchon, parfois quelques tricots de laine [4]. Ces rites de solidarité, répétant ceux de temps plus anciens parfois plus durs encore, permettent de mesurer l’importance vitale de ces bases arrières, véritables caves et greniers de tout un peuple, pour lui éviter de sombrer dans l’épuisement et la résignation, bref pour survivre dans la dignité. Car ces ressources ne sont pas simplement nourricières, mais aussi morales puisqu’elles entretiennent pour chacun un lien psychique vital avec tout un réseau de racines reliant ses origines, son histoire et son affectivité à une part essentielle du pays. Il est parfois amusant de voir comment, pour préserver ce lien racinaire, certains balcons d’immeubles sont aménagés en véritables cabanons de campagne avec de vieux meubles en bois et tout un ensemble d’ustensiles, fleurs en pots ou dans des boites de conserve, objets rustiques, cages, petites plantations diverses, parfois un pampre, tous propres à reconstituer l’atmosphère d’un petit coin de campagne. L’état moral est ainsi entretenu en profondeur, la vie sociale préservée, et les cafés, les tavernes, contrairement à d’autres commerces qui ont fermé, continuent d’être des lieux animés de rencontres et de partage, de soutien et de mutuel réconfort. Déambulant dans les rues à mes côtés Ourania me fait plusieurs fois remarquer : « tu vois les gens continuent à sourire».

Tous ces relais psychologiques et moraux nourrissent la santé d’esprit des Grecs d’aujourd’hui, leur sérénité chaque jour reconquise malgré les affres durables de « la crise ». Ceci explique aussi que moins d’agressivité, moins de tensions, moins d’incivilités soient perceptibles en Grèce, comparé à d’autres villes d’Europe, françaises notamment. Tout cela quand d’autres peuples, écrasés sous les mêmes pressions se crisperaient dans un repli individualiste, seraient en proie à la désunion, aux démissions, aux conflits sauvages de groupes d’intérêt, rendus vulnérables à toutes les compromissions, toutes les traîtrises et toutes les indignités, autrement dit à la guerre sociale, pour ne pas dire la guerre civile.

Ces observations et ces réflexions pourront paraître à certains naïves, sinon bucoliques et portées à une idéalisation occultant les souffrances endurées par beaucoup. Pourtant le patrimoine moral de la Grèce, pour qui sait s’y attarder, est aujourd’hui plus remarquable et plus vivant que les ruines et les vestiges toujours bien visibles dans ses paysages inchangés. La perpétuation de l’art de vivre que représente ce patrimoine moral en a fait un art de survivre. C’est une preuve décisive de la vitalité contemporaine de la culture grecque que d’être parvenue, dans la rigueur du temps présent, avec patience et dignité, à élever sa survie à la hauteur d’un art. Sur l’Acropole, dans la lumière sublime d’un soleil déclinant d’automne venant frapper les colonnes de marbre, les Cariatides de l’Erechtéion continuent de porter bravement à leurs fronts les linteaux du futur. Certains aimeraient voir leurs yeux embués de larmes. Pour ma part j’y discerne le même regard fier et serein qu’elles portent pour l’éternité.

 

 

Jean-Claude Villain

 

 

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[1] Article du 11 août 2012 : http://www.lesauvage.org/2012/08/non-la-grece-n-est-pas-morte/

[2] elle procéderait à de nombreux baptêmes d’immigrés venus d’autres cultures afin de leur faciliter l’obtention d’une autorisation de séjour. Imitant certains Grecs on voit mêmeil est ces néophytes se signer dans les lieux publics et les transports.

[3] Patrick Reumaux constate lui aussi que « Les dieux habitent toujours à l’adresse indiquée », Vagabonde Ed., 2010.

[4] un documentaire récemment diffusé par la télévision nationale portait sur ces mères campagnardes qui chaque semaine font parvenir à leurs enfants citadins les plats traditionnels qu’elles cuisinent.