The dispossessed

28 janvier 2018,

Par Ghislain Nicaise
Au cours des cinquante dernières années, il y a peu de livres qui m’aient assez passionné pour que je les offre à plusieurs personnes. C’était toujours des livres que j’avais lus d’une traite et qui m’avaient fait réfléchir, rêver, qui m’avaient donné l’impression de m’améliorer.
Le meilleur des mondes d’ Aldous Huxley parce qu’il montrait que le bonheur n’était pas le but de l’existence (j’étais adolescent et j’avais quelque temps avant recopié sur la couverture de mon cahier de textes cette phrase de Paul Eluard : Il ne faut pas de tout pour faire un monde, il faut du bonheur et rien d’autre),
Le Diable et le Bon Dieu de Jean-Paul Sartre, parce qu’il montrait que l’humain n’était ni le mal ni le bien (simplissime leçon de dialectique, thèse, antithèse, synthèse),
Les hommes protégés de Robert Merle parce qu’il a remis une couche de féminisme sur ma lecture déjà ancienne du Deuxième sexe (relire vers la fin du livre le moment où le héros et ses deux femmes passent à la télévision),
– plus récemment Le sol, la terre et les champs de Claude et Lydia Bourguignon, parce qu’il contient l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour comprendre la survie au XXIe siècle.
Mais le livre que j’ai le plus offert, en français ou en anglais, a été The dispossessed d’Ursula Le Guin, heureusement traduit sous le simple titre Les dépossédés. Je l’ai découvert en 1974 dans une librairie de Cambridge, ça venait de sortir je crois, j’étais amateur de science fiction mais j’ai tout de suite eu la conviction que c’était un livre important, tous genres confondus. Il a souvent été réédité avec des couvertures étonnamment disparates, j’ai retenu ici une des premières (très connotée sci-fi) et aussi la noire que je ne connaissais pas et que je viens de trouver sur internet. Cette couverture noire maculée d’un A rouge indique l’anarchisme, le sujet principal qui sous-tend toute l’histoire sur la planète Anarres. Une comparaison est faite avec le monde capitaliste barbare qui nous est familier sur la planète Terre, installé ici sur la planète Urras (USA+URSS ?), et qui sert de repoussoir. Je ne l’ai pas relu depuis, mais j’ai retenu l’évocation des faiblesses et imperfections humaines, quel que soit le système. Ces faiblesses rendent plus plausible l’utopie anarchiste, qui n’est pas le meilleur des mondes mais un monde meilleur, facilité par la pénurie des ressources. Je me souviens aussi que la fondatrice de cette utopie avait initié l’usage d’une langue nouvelle, une sorte d’espéranto qui permet d’éviter les problèmes de genre associés à la langue des Urrasti : presque un demi-siècle en avance, on est en plein dans les problèmes d’écriture inclusive. Le féminisme bien présent dans la plupart des livres d’Ursula le Guin se retrouve aussi en filigrane dans les rapports du héros physicien (Shevek) avec une compagne et aussi avec un compagnon. Si l’anglais ne vous rebute pas, vous trouverez sur ce site une critique moins élogieuse du livre de la part d’un lecteur qui aurait voulu l’aimer mais n’a pas été conquis.
Quoiqu’il en soit, The dispossessed se place parmi les meilleurs livres de fiction (j’inclus les romans), très peu de science et beaucoup de sociologie expérimentale. L’expérience de pensée consiste à placer les humains dans des situations choisies et d’observer avec nuances leurs réactions, leur forces et leurs faiblesses, leur capacité d’aimer. Il me fallait écrire cela pour calmer mon regret d’avoir laissé passer les années et de n’avoir jamais réalisé un projet de voyage à Portland pour rendre visite à cette grande écrivaine.
G.N.

Un extrait trouvé sur internet :

– Mais parlez-nous d’Anarres, dit Vea. Comment est-ce réellement ? Est-ce vraiment si merveilleux là-haut ?

Il était assis sur le bras du fauteuil, et Vea était installée sur un coussin, à ses genoux, droite et souple, ses seins délicats le fixant de leurs pointes aveugles, souriante, contente, rougissante.
Quelque chose de sombre se mit à tourner dans l’esprit de Shevek, obscurcissant tout. Sa bouche était sèche. Il vida le verre que le serviteur venait de lui remplir.

– Je ne sais pas, dit-il ; sa langue était à moitié paralysée. Non. Ce n’est pas merveilleux. C’est un monde laid. Pas comme celui-ci. Sur Anarres, il n’y a que de la poussière et des collines desséchées. Tout est maigre, tout est sec. Et les gens ne sont pas beaux. Ils ont de grosses mains et de grands pieds, comme moi et ce serveur qui est ici. Mais pas de gros ventre. Ils se salissent beaucoup, et prennent leurs bains ensemble, personne ne fait cela ici. Les villes sont ternes, et très petites, elles sont lugubres. Il n’y a pas de palais. La vie est morne, et le travail est dur. On ne peut pas toujours obtenir ce qu’on veut, ni ce dont on a besoin, parce qu’il n’y en a pas assez. Vous autres Urrastis, vous en avez suffisamment. Vous avez assez d’air, assez de pluie, d’herbe, d’océans, de nourriture, de musique, de maisons, d’usines, de machines, de livres, de vêtements, d’histoire. Vous êtes riches, vous possédez. Nous sommes pauvres, il nous manque beaucoup. Vous avez, nous n’avons pas. Tout est beau ici. Sauf les visages. Sur Anarres, rien n’est beau, rien, sauf les visages. Les autres visages, les hommes et les femmes. Nous n’avons que cela, que nous autres. Ici on regarde les bijoux, là-haut, on regarde les yeux. Et dans les yeux, on voit la splendeur, la splendeur de l’esprit humain. Parce que nos hommes et nos femmes sont libres. Et vous les possédants, vous êtes possédés. Vous êtes tous en prison. Chacun est seul, solitaire, avec un tas de choses qu’il possède. Vous vivez en prison, et vous mourrez en prison. C’est tout ce que je peux voir dans vos yeux – le mur, le mur !