Mai 68 au Quai Claude Bernard

18 mai 2018,

La statue de Claude Bernard au 16-18 du quai qui porte son nom. d.r.

Par Ghislain Nicaise

En 1968, la Faculté des Sciences de Lyon était logée dans des bâtiments du XIXe siècle qui s’ouvraient sur les quais du Rhône. Le même bloc d’immeubles aux toits d’ardoise abritait la Faculté des Lettres, l’endroit chaud occupé en permanence par des étudiants et de jeunes chômeurs qui s’étaient baptisés « les trimards » (l’équivalent de ceux que l’on nommait à Paris les katangais). L’amphi de lettres qui permettait la tenue des assemblées générales quotidiennes avait été rebaptisé « Amphi Cohn-Bendit », il était desservi par les « chiottes Waldeck-Rochet ».
J’avais 26 ans et j’étais assistant au Laboratoire de Zoologie Générale, 16 quai Claude Bernard. Plutôt que de rester chez nous, nous occupions les locaux, comme un reflet atténué des ouvriers occupant leurs usines. Il y avait parmi les occupants un certain nombre de professeurs, ceux qui redoutaient le pillage des locaux et aussi qui avaient assez d’indépendance d’esprit pour dormir tout habillés sur un lit de camp. Nous nous disions que si des manifestants s’emparaient des bouteilles de réactifs dangereux, un simple litre d’acide sulfurique pouvait devenir une arme létale.
Pour montrer que nous étions les occupants légitimes et peut-être inconsciemment par goût de l’uniforme nous portions tous des blouses blanches, notre vêtement de travail pour manipuler en labo et enseigner les travaux pratiques.
Un des laboratoires non occupé avait déjà été pillé et le contenu de flacons qui n’aurait jamais dû être ingérés avait été assimilé à des boissons récréatives. L’alcool éthylique en particulier est très utilisé dans certains laboratoires de biologie et il avait été rapidement identifié par les pillards.
Un trimard nommé Ahmed rendu à moitié fou par l’ingestion d’éther était engagé dans une rixe avec un autre trimard, sous les yeux d’un groupe de blouses blanches, dans le hall d’entrée du 16 quai Claude Bernard. Comme Ahmed avait sorti de sa poche un rasoir et comptait s’en servir contre son adversaire, un étudiant plus résolu que les autres blouses blanches s’est saisi d’une chaise et l’a assénée sur la tête d’Ahmed. Il n’en fallait pas autant pour plonger le jeune homme au rasoir dans le coma et il était allongé immobile, tout pâle. On avait vraiment l’impression qu’il était mort et après un moment de stupeur, nous avons entendu « Une blouse blanche a rétamé Ahmed, nous allons rétamer une blouse blanche ». Les dites blouses blanches se sont repliées vers les laboratoires pendant que les trimards présents qui n’étaient pas très costauds, étaient allés chercher du renfort. Leur samouraï était un colosse simple d’esprit nommé Michel Raton, qui eut son heure de célébrité par la suite en étant dans le camion qui aurait causé la mort du commissaire Lacroix.
Nous nous étions barricadés dans le laboratoire de Zoologie, armés de manches à balais, pas trop fiers mais quand le commando mené par Raton est arrivé, Yvette Dupanloup, qui occupait un poste de technicienne au labo, est allée à leur rencontre. Elle a levé le bras pour prendre Raton par l’oreille en le grondant et lui a fait faire demi-tour pour le ramener vers la Faculté des Lettres, quartier général des évènements. Raton s’est laissé faire, revivant peut-être un épisode de sa petite enfance. Le groupe de trimards armés qui suivait Raton a fait demi-tour derrière le géant mené par la jeune femme.
Des années plus tard, Yvette Dupanloup-Bouvet est devenue professeure de Biologie des Populations et Ecologie (et à l’occasion vice-présidente de l’Université Claude-Bernard).

GN