Alain

8 mai 2019,

Alain Hervé nous a quittés ce matin. Nous reproduisons en son hommage ce texte qu’il avait rédigé comme carte de voeux de l’année 2004, communion de toute une vie avec la mer.

Profitez d’être vivant pour regarder la mer.

Assis sur une falaise. Position idéale. Prenez votre temps. Améliorez votre idée de la planète. On regarde la mer distraitement. L’oeil et aussi bien l’esprit dérapent sur sa surface sans accident. Avec le ciel, elle joue le rôle du vide dans un paysage terrestre encombré. Davantage que le ciel elle occupe copieusement son espace, dont elle ne cède pas un pouce. Ceux qui croient lui avoir volé du terrain attendent toujours son retour, que ce soit en Hollande ou sur les littoraux à marée. Elle s’obstine en long, en large, ou en travers, à être. Matière cosmique, en vrac, mal spécifiée. Radicalement liquide et rien d’autre. La terre nous propose une multitude d’accidents : des villes, des estuaires, des ponts, des barrages, des autoroutes, des immeubles, des montagnes, des plantations de palmiers à huile…

La mer : rien, pour l’essentiel.

Sert à faire flotter des bateaux et pour le détail, pêcher, plonger…On ne va jamais en mer pour y rester. On n’y plante pas sa tente, on n’y construit pas sa maison. On y passe. Elle nous laisse passer vite. Elle ne se laisse pas tripoter comme la terre. Reste sauvage sans répit. On la coince bien un peu dans des écluses ou des bassins. Mais elle retourne sans arrêt à sa nature initiale. Imaginez que la terre nous échappe de la même manière. Gomme dans la nuit tout ce que nous avons péniblement élevé le jour précédent.

Hypothèse à considérer par ces temps virtuels.

Un soir, il fait encore jour : voilà qu’elle emplit la fenêtre d’une beauté fracassante, déroulée en bandes outremer et outre vertes écorchées de blanc. Le vent est presque tombé, reste le souvenir des vents des jours précédents qui envoie à la côte un ressac tonitruant, à déplacer les rochers du brise-lames de la grande jetée.

La mer pour se souvenir sans arrêt que la Terre est une poussière du système solaire. Et rondement. Que ce n’est pas un grand garage ni une usine à pâtes Lustucru ni la propriété d’un espèce cinglée de mammifères.

Pour se refaire un cœur, une tête de mer, il faut aller voir du côté d’un champion de la saumure torve et des nuées rasantes, des abîmes en quenouille, des calmes immarcescibles, Melville. Avec son Moby Dick, il a dragué des fonds jamais explorés. Il nous a donné de l’odeur maritime, du délire naval, de l’inconscient natatoire, du biblique pélagique, du cétacé encyclopédique, du roulis amnésique. Lui seul nous a fait barboter dans le glauque vertical.

Lui seul a enrichi notre regard sur la mer. Il suffit de le suivre.

On aime la mer par pure misanthropie. Loin des foules, loin des amas urbains, des encombrements mécaniques, des sciences transitoires, loin du bavardage des idées, la mer digère avec patience nos excréments pétroliers, plastiques, portuaires, pubiques et politiques. Elle a le temps pour elle. Son horloge fonctionne en millions d’années, en éons. Elle nous oublie dans la banlieue de notre histoire. Elle ignore notre existence.

La mer qui nous distrait avec son ressac, ses vagues, ses tempêtes, ses rayons verts, ses raz-de-marée a d’autres projets plus sérieux. Elle représente un état visqueux de la matière qui attend sagement son retour au néant.

Retournez voir la mer.

Alain Hervé, 2004