Pour la fin du modèle agro-industriel

7 mai 2020,

Lettre au Président: pour la fin du modèle agro-industriel

Alors que l’épidémie de covid-19 nous invite а mettre l’accent sur les enjeux de santé, un collectif de paysans et élus alertent sur les risques а poursuivre le modèle agro-industriel, destructeur de la biodiversité par sa course а la compétitivité: «il est urgent d’impulser une transition qui prépare le pays а mieux réagir aux crises а venir, y compris climatiques».

Monsieur le Président,

Il y a quelques jours, des représentants de l’agroalimentaire bretons vous ont adressé une lettre invoquant le « rôle clé » qu’ils jouent dans la crise actuelle et appelant а des mesures permettant de lever des « contraintes environnementales » qui aujourd’hui « pèseraient » sur la compétitivité de l’agriculture française. Ils demandent également а ce que celle-ci soit protégée contre les « attaques qu’elle subit ». L’argument central repose sur une défense de la souveraineté alimentaire et sur l’accroissement de la résilience.

Nous avons été extrêmement choqués de voir ces deux arguments mis en avant pour défendre éhontément un modèle qui leur est en réalité totalement contradictoire.

Par la présente lettre, nous voulons vous alerter, ainsi que l’opinion publique, sur les risques а poursuivre le modèle agro-industriel, dont l’agriculture conventionnelle bretonne exportatrice et ultra-spécialisée est un exemple qui a largement montré ses limites. Nous souhaitons ouvrir des perspectives pour un développement agricole qui réponde aux attentes de nos concitoyens et tienne compte des avis convergents des experts du climat, de la santé et des écosystèmes.

Le solde économique positif de l’agriculture française actuelle invoqué par les signataires de cette lettre est un trompe-l’œil, puisqu’il est dы majoritairement aux exportations de produits alimentaires а forte valeur ajoutée, comme le vin et le fromage. Les autres productions dépendent d’importations massives d’intrants chimiques, d’aliments pour le bétail – notamment soja génétiquement modifié – et d’une main-d’њuvre saisonnière а bas coыt.

Par ailleurs, le modèle agro-chimique détruit la biodiversité : disparition des insectes et des oiseaux, pollution des ressources en eau et des sols. La course а la compétitivité que ce modèle défend, perdue d’avance, altère le capital naturel irremplaçable et la résilience des territoires, quand il faudrait  l’accroître.

Chercher а produire des denrées “bon marché” revient а oublier tous les coыts induits supportés par le contribuable : aides agricoles, dépollution, santé – qui font par exemple qu’une côte de porc а 5 euros le kilo n’est pas payée а son vrai coыt. Le modèle agro-industriel ne peut non plus кtre soutenu au nom de l’emploi agricole : les décennies passées ont largement démontré que cette voie est le meilleur moyen de vider les campagnes des agriculteurs et de les pousser au surendettement et au désespoir.

L’épidémie de covid-19 qui sévit nous invite а mettre l’accent sur les enjeux de santé. Le monde médical nous explique que le risque de mortalité est accru en cas de diabète, de surpoids et de cancer. Or une alimentation trop riche en produits carnés issus de l’élevage industriel, dont la production d’aliments induit en outre une exposition aux pesticides et aux particules fines, contribue а ces risques sanitaires. La première mesure pour notre autonomie alimentaire et notre santé serait de réduire notre consommation en viande provenant d’animaux nourris avec des céréales et des protéines importées, et mobilisant des tonnes d’antibiotiques. Cette orientation permettrait en outre de réduire notre dépendance aux pesticides et engrais de synthèse, dont les épandages génèrent actuellement et comme chaque printemps des pics de pollution de l’air sur des régions entières, exposant les populations а des risques respiratoires avérés. А ce titre, la réduction des zones de non traitement décidée arbitrairement en plein confinement va а l’encontre des règles sanitaires. Les engagements en matière de climat, de l’avis de tous les experts et des membres de la Convention Citoyenne pour le Climat que vous avez instituée, passent au contraire par le développement de filières agroécologiques locales, économes en intrants et abandonnant les pesticides.

Une agriculture de qualité respectant l’environnement et la santé, et assurant véritablement la souveraineté alimentaire de la France, implique enfin de dénoncer les accords de libre-échange, а commencer par le CETA et le TAFTA, et de se concentrer sur la transition écologique plutôt que de vouloir conquérir d’hypothétiques marchés extérieurs.

En ces temps de crise, la vente de produits issus de l’agriculture biologique a crы plus vite que celle des produits de l’agriculture conventionnelle. Les conditions de production de l’agriculture biologique sont véritablement durables, et répondent а une évolution vers des besoins alimentaires plus équilibrés. Des simulations montrent que, malgré des rendements parfois plus faibles, ce système peut répondre а la souveraineté alimentaire non seulement française mais aussi européenne, tout en maintenant certaines exportations. Par ailleurs, la commercialisation de ces produits repose sur un partage de la valeur plus équitable, qui irrigue l’économie des territoires.

Monsieur le Président, nous espérons vous avoir convaincu de l’urgence qu’il y a а développer une agriculture réellement durable sur le territoire français qui donnerait l’exemple au reste de l’Europe. Bien entendu, le changement d’un modèle aussi verrouillé que celui défendu par les lobbys bretons et la FNSEA ne s’opère pas d’un simple décret. Il est urgent d’impulser une transition qui prépare le pays а mieux réagir aux crises а venir, y compris climatiques, grâce а une agroécologie paysanne productive et durable а grande échelle, couplée avec une alimentation plus équilibrée et une réduction du gâchis alimentaire. C’est le rôle de l’état que d’accompagner ce mouvement déjà largement soutenu par les citoyens. Non, il n’y a pas d’un côté les producteurs industriels qui connaissent les réalités économiques et de l’autre les tenants de l’agroécologie irréalistes. Il y a deux modèles économiques concurrents pour les terres et les crédits publics, dont l’un n’est pas durable environnementalement et socialement, et l’autre si.

Dans l’espoir que nos propos débouchent sur les orientations que nous appelons de nos vœux, nous vous prions d’agréer l’expression de notre considération.

Signataires :

Brigitte Allain, paysanne, ancienne députée écologiste, Benoît Biteau, paysan bio et député européen, Sabine Bonnot, paysanne bio et membre de plusieurs organisations liées а l’AB, José Bové, paysan bio et ancien député européen, Jacques Caplat, secrétaire général d’Agir pour l’Environnement, François Dufour, paysan, syndicaliste et conseiller régional, Marc Dufumier, professeur honoraire AgroParisTech, Claude Gruffat, ancien président de Biocoop et député européen, René Louail, paysan bio et syndicaliste, Bernard Péré, ancien président de la commission agriculture du conseil régional d’Aquitaine, Anny Poursinoff et Léo Tyburce, co-responsables de la commission agriculture et ruralité EELV, Xavier Poux, consultant chercheur а AScA et chercheur associé а l’Iddri, François Thierry, paysan bio, ancien président de la FNAB et de l’Agence bio, François Veillerette, Directeur de Générations Futures, ancien vice-président du Conseil régional de Picardie.