Françoise Biro

15 janvier 2011,

Elle a écrit dans le Sauvage dès les débuts. Nous nous sommes connus à Rome en 1968,  lorsqu’elle vivait avec Andras Biro. Puis elle a travaillé à Paris à Jeune Afrique. Mais pourquoi parler se sa carrière?

Françoise était une héroïne, une Jeanne d’Arc laïque. La vie l’avait accablée de tous les maux physiques. Elle avait un corps en ruine qu’elle menait comme un étalon à la bataille. Elle piaffait en trainant la jambe. Elle écrivait avec ses larmes et son sang pour produire une prose heureuse, joyeuse. Vous lirez ci dessous un de ses articles. Elle était généreuse sans un sou. Elle était heureuse de vivre, elle est morte lorsqu’on ne s’y attendait plus. Discrètement.

C’est un des êtres humains que l’on a eu la chance de rencontrer au cours de sa vie.

Monsieur Georges

par Françoise Biro

Les « Parisiens » l’appellent Monsieur Georges. Pour les gens du pays, c’est Georges tout court.

Le pays, à une douzaine de kilomètres de Barcelonnette, c’est un massif de montagnes de Haute-Provence. L’une d’elles s’appelle les Maures ; et sur son flanc s’étagent quelques fermes éparses. Une fois franchie l’Ubaye, on contourne le village de Méolans, puis on arrive au lieu-dit Gaudessart et, par une route en lacets, puis par de simples chemins de plus en plus étroits, on parvient au sommet, fait de pâturages. 1 600 m d’altitude.

Le clos de l’Aigle marque la dernière halte avant le sommet. Stupeur : un canal sur ce versant aride ! De l’eau potable même qui coule dans un canal bien tracé. Ensuite, elle va se perdre dans les sous-bois, le long d’un joli chemin.

Le clos a été entièrement débroussaillé. On y cueille des fleurs. On ramasse le genêt. Les grandes prairies ont été fauchées et un potager a même été aménagé en contrebas, asperges, persil, salade.

Qui est le paysagiste ? Qui a amené l’eau ?

Monsieur Georges, bénévolement, et pour le plaisir de tous. Cette montagne, il l’aime farouchement et comme il ne recule devant rien…

Monsieur Georges est un homme tout petit, sec et vif, comme savent l’être les montagnards. Enfant trouvé, il a suivi l’itinéraire habituel de l’Assistance Publique : placé dans une famille, il est allé à l’école jusqu’au Certificat, puis a fait de menus travaux. Il est ensuite devenu ouvrier agricole dans le Vercors.

Attiré par les Maures, il y est devenu facteur. C’est de cette époque et de ce métier qu’il a gardé pour habitude de dévaler la montagne à la verticale, écartant branches et taillis et aboutissant là où il le souhaitait. Ignorant les chemins en lacets, il la remonte pareillement. Sinon, qui d’autre que lui aurait pu, hiver comme été, par la neige, pluie et grand soleil, aller porter des lettres sur le versant d’en face ?

Peu bavard, il pose un regard clair sur les choses et les gens. On est surpris de le voir soudain surgir d’un fourré. Il pend sa veste à une branche de pommier, accepte un verre d’eau, aime rire et écouter, se fait prier pour rester manger la soupe, et puis se met au travail. On fait appel  lui pour couper le bois, tailler les arbres, faucher, faire du jardinage.

Je l’ai observé un jour qu’il avait à arracher un cytise qui s’était mis en travers d’un sapin et d’un mélèze. Avec quel soin il a commencé à coups rapides d’émondoir à couper les branches du haut, puis celles du bas, les rangeant à part avant de s’attaquer au tronc avec une tronçonneuse.

De haut en bas, c’est ainsi qu’il raisonne quand il réfléchit à un travail qu’il n’a jamais fait. Le démonter mentalement, et la solution est là.

Monsieur Georges est un sacré bonhomme.

L’été, il habite le Clos de l’Aigle (il dit de l’Aigre, comme les habitants de la montagne, allez donc savoir pourquoi ?). Une cabane au toit pentu en tôle ondulée, on y accède par une échelle. Première pièce servant d’atelier, avec une paroi entièrement réservée à ses outils et tous ses clous, astucieusement disposés de façon à voir vite et à prendre vite. Ensuite la chambre, un poële, un lit surmonté de quelques vêtements pendus à des clous, un buffet, une belle table et, accrochée, une branche de tilleul qu’il renouvelle chaque année.

Des photos au mur et, je le sais, rangés quelque part, des poèmes que Monsieur Georges écrit lorsqu’il ressent quelque vague à l’âme. Sous le plancher de la pièce se trouve la réserve de bois. Le tout très propre, soigné, aimé.

La première fois que je me suis trouvée à mi-flanc du versant — c’était en plein été vers onze heures du matin —, on m’a dit « Regarde ! ». J’ai eu le souffle coupé. Scintillant au soleil, j’ai vu ces montagnes qui forment comme un cirque autour de la vallée : le grand et le petit Sénar, Séolane, l’Ailette, l’Aupillon. Je ne trouvais pas mes mots.

Monsieur Georges fait corps. Il veille sur chaque brin d’herbe. Il est attentif.

Françoise Biro

(Le Sauvage — De la simplicité —n° 9-10, août-septembre 1991)