Romain Gary, le minoritaire-né.

8 novembre 2010,

Je suis différent, comme tout le monde…

Il y a un grand malentendu avec Gary, mais avec lui tout est toujours trop grand, démesuré comme un gamin rattrapé par une puberté vengeresse qui s’offre une crise de gigantisme. Si si, ça existe.

Ce type était trop, comme disent les mômes de la communale. Trop tout. Trop en avance sur son temps. Si on a dit de lui qu’il était le père, voire le grand-père de l’écologie, avant l’invention du mot et pis du concept, c’est qu’il souffrait du brin d’herbe piétinée en toute insouciance comme du hérisson écrasé sur la route par des gens qui chantent à tue-tête en roulant de bonheur vers la nature.Des inconscients, des inattentionnés. Or la terre a besoin de beaucoup d’attentions, d’être constamment surveillée, même, insiste-t-il Inconscient, ce n’était pas dans ses moyens.

« … Un homme qui est bien dans sa peau est ou un inconscient ou un salaud. Personne n’est dans sa peau sans être aussi dans la peau des autres »
Beaucoup trop sensible. Sensibilité d’artiste, sensiblerie de jeune fille dont sans se vanter il ne rougissait pas. Capable de se coucher contre un arbre, et de sentir, et de savoir ce que pense et ressent cet arbre. À en devenir l’arbre, à écrire en langage d’arbre. Il dit de lui qu’il est un souffreteux, c’est vrai : tout ce qui arrive aux autres lui arrive aussi.
« … j’ai vu un arbre de trois mille ans, un redwood, et de cent cinquante mètres de haut. Trois mille ans après, il est toujours là pour prouver que c’est possible, qu’on n’est pas obligé de tout détruire… »
« … assis dos à l’écorce j’essayais de lui prendre quelque chose mine de rien, par contact subreptice, lui soutirer deux sous de dureté, d’impassibilité, d’indifférence, de je vous emmerde tous, ça ne marchait jamais, on restait de part et d’autre, quand même, en fin de journée, je me sentais moins souffreteux… »

Né et mort comme l’immense romancier qu’il était, même si les vingt dernières années il a dû user de pseudo, de fantoches, de toutes sortes de doubles histoire d’avoir confirmation de son talent, tant le personnage escamotait l’auteur. D’où l’imposture des deux prix Goncourt, ce qui n’est tout de même pas sa faute, au pis celle de son pseudo qui se paye le luxe d’avoir autant de talent que lui ! Mais l’establishment ne supporte pas d’avoir tort, donc il a abusé l’institution.

Il a vécu comme un tragédien mais souffert comme un écolo, comme nous, les anciens amis de la terre qui savions qu’il faut ressentir pour penser et inversement. Gary faisait sans cesse la navette de penser à sentir et retour à toute vitesse de quoi avoir le tournis. Entre les deux, une pause pour sertir la langue, étalonner son style, poser sur la portée les mots justes et fort pour traduire au plus près.

Ce grand vivant ressentait le moindre éternuement de fourmi, le moindre frisson de la croûte terrestre comme une grande douleur, un terrible orgasme. Il avait une conception politique de l’écologie, telle qu’on aimerait bien qu’un jour quelqu’un ose à nouveau dresser l’état des lieux à sa façon. Hélas nos représentants du jour ne pensent ni ne ressentent, juste ils parlent, ils propagandent…

Il osait tout mais bien, sans finasserie ni fioriture, à l’aide du grand romanesque. Il faisait dire à ses représentants de fiction ce qu’il n’osait jeter à la face de de Gaulle ou de Malraux. Pas moins, parce que ça ne sert pas à moins.

« je juge les régimes politiques à la quantité de nourritures qu’ils donnent à chacun et lorsqu’ils y attachent un fils quelconque, qu’ils y mettent des conditions, je les vomis, les hommes ont le droit de manger sans condition »…
« … une population qui laisse 15000 morts par an sur les routes n’a pas à se plaindre des brutalités policières… »
On peut toujours rêver avec lui :
« La France c’était du fait à la main à tous points de vue, dans tous les domaines. Il y avait un certain respect, une certaine honnêteté dans les rapports des mains avec la vie; des mains ridées, prudentes qui avaient un rapport vrai avec ce qu’elles faisaient… La France c’étaient des mains humaines avec un vrai sens du toucher, du fond et de la forme, qui avaient un peuple derrière elle, pas seulement une démographie… »

… je parlais pour le peuple de France, celui de la vigne et de la douceur de vivre…

Ou encore on peut y piocher quelques solutions pour remédier aux maux de toutes les enfances d’hier comme d’aujourd’hui…
« … l’enfance délinquante c’est des enfants sans chien ni chat. La première chose à faire avec les enfants c’est leur donner quelqu’un à aimer… »
Et parmi les mille raisons de retourner chez Gary, il y a ce genre de plaisirs-là. En profiter sans retenue :
« Les hirondelles de mer atterrissent parfois si près que je retiens mon souffle et que mon vieux besoin s’éveille et remue en moi : encore un peu et elles vont se poser sur mon visage, se blottir dans mon cou, me recouvrir tout entier… à 44 ans j’en suis encore à rêver de quelque tendresse essentielle… »
Le lire, le relire pour ranimer cet homme-là, de cette trempe-là, de cette pensée-là, la nôtre. Les jours où on se sent orphelin.
Aujourd’hui, plus de héraut ni de grandes voix, ni de grandes gueules ni de sales caractères pour crier avec ce talent et cette qualité d’humanité ce qu’il serait urgent de faire et surtout de ne plus faire.

La phrase « gloire à nos illustres pionniers » qui sert de titre à cette rubrique est déjà en soi un clin d’œil à Gary, c’est le titre de son premier recueil de nouvelles.

Sophie Chauveau

Bio express
Romain naît à Moscou en 1914,
La Révolution de février 1917 le jette avec sa mère sur les routes, jusqu’à Vilnius, Lithuanie, puis Varsovie en 1922 ou 23. Puis Nice 1927,
En 1933, Aix-en-Provence, pour étudier le droit.
1934 Paris pour poursuivre son droit… et sa vocation littéraire. Il emménage à l’hôtel de l’Europe, rue Rollin. Les temps sont durs. Il est livreur, plongeur, employé au restaurant Lapérouse…
En 1940, incorporé à Londres dans les Forces Aériennes Françaises Libres, il se choisit un nom de guerre : Gary, qui signifie brûler en russe. Termine la guerre comme compagnon de la Libération et commandeur de la Légion d’honneur.
Son engagement dans la bataille d’Angleterre puis aux côtés de de Gaulle lui permet d’entrer au Quai d’Orsay comme secrétaire d’ambassade en 1945 sans passer par la voie officielle et les concours.
Direction Sofia, avec sa première épouse, Lesley Blanch, romancière anglaise rencontrée à Londres en 1944.
En 1948, retour à Paris, puis Berne, puis New-York, à l’ONU, de1952 à 54, puis la Bolivie.
Entre-deux, Gary achète en 1949 une maison à Roquebrune-Cap-Martin, rue Pic, une tour de trois étages.
A chaque mission, Gary se lasse un peu plus, ne rentre pas bien dans le moule, et finit par sortir de la langue de bois officielle.
En 1956, rentre de Bolivie, et reçoit le prix Goncourt pour Les Racines du ciel.
En 1957, consul de France à Los Angeles. Rencontre Jean Seberg en décembre 1959. Pour elle, Gary quitte la fonction diplomatique en 1961, et l’épouse en 1963.
Le 30 août 1979, Jean se suicide
Lui se suicide à son tour le 2 décembre 1980 au 108 rue du Bac.

Filmographie
1968 Les oiseaux vont mourir au Pérou
1972 Kill

Biblio
1945 Éducation Européenne prix des critiques
1956 Les racines du ciel (Prix Goncourt 1956)
1962 Gloire à nos illustres pionniers
1963 Lady L
1965 Pour Sganarelle
1967 La danse de Gengis Cohn
1968 La tête coupable
1969 Les mangeurs d’étoiles et Adieu Gary Cooper
1970 Chien blanc
1974 Gros-Câlin sous le nom d’Emile Ajar (qui signifie braise en russe…
1975 au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable
Il mystifie tout le monde, sauf son éditeur et Paul Pawlovitch son neveu qui a accepté d’endosser le rôle médiatique du prix Goncourt 1975.
1976 Pseudo
1977 Charge d’âme. Clair de femme
1979 L’angoisse du roi Salomon
1980 Les cerfs volants
1981 posthume Vie et mort d’Emile Ajar qui fiit par cette phrase : Je me suis bien amusé, au revoir et merci