Le partage des mondes

4 août 2012,

par Jean-Claude Villain

On craignit un nouveau caprice. Le très jeune empereur demanda qu’on lui fît porter du papier. Son maître de calligraphie s’empressa d’étirer devant lui un rouleau qu’il tint, écarté bien à plat, dans la largeur de ses deux bras grand ouverts. L’encre était prête. On tendit à l’enfant un pinceau souple. Chaque jour il s’exerçait à cet art difficile, y prenait goût et progressait vite. L’admiration de la cour l’encourageait.
Au mitan exact du rouleau il traça un simple trait sur toute la hauteur. A droite de celui-ci, à l’est donc, bien en haut, il demanda qu’on écrivit l’idéogramme « nous », et à gauche, à l’ouest donc, l’idéogramme « eux ». Reprenant le pinceau il enferma ces deux signes en une lune dessinée en quartier, chacune faisant mimétiquement face à sa jumelle, inversée. Dans la partie droite, « nous », il se mit à improviser en une fantaisie joyeuse, des formes, rondes, carrées, des polygones simples ou plus compliqués, tous fermés et ne figurant rien de reconnaissable. Quand l’est fut ainsi rempli et que l’ouest restait vide, il l’investit pareillement avec des formes aussi libres et abstraites, dépourvues de toute suggestion figurative. Aucun des courtisans présents, tous restés impassibles, ne se serait hasardé à demander ce que ces figures énigmatiques pouvaient exprimer ou signifier. Le maître calligraphe s’inclinait le premier après chaque nouvelle improvisation, sans rien laisser paraître de son questionnement, s’il en avait un.
L’empereur emplit d’encre noire, à saturation, quelques-unes de ces formes indéfinies. Il en biffa d’autres de traits nerveux et en laissa quelques-unes vides. Un temps il s’arrêta sans cependant lâcher le pinceau, rigoureusement maintenu à la verticale. On crut alors qu’il en avait fini, que ce grand dessin incompréhensible le comblait, qu’un autre rouleau devait être avancé. Mais il trempa à nouveau son pinceau dans l’encre et commença à relier méthodiquement chacune des figures de « nous » à chacune des figures de « eux », et cela doublement : un trait tiré d’est en ouest, et un trait retour, d’ouest en est vers la figure de départ. Echo ? Réponse ? Le dessin se compliquait, se densifiait. Même à le suivre attentivement on se perdait à vouloir retrouver chaque ligne double, de son départ à son retour. Un étrange labyrinthe, inextricable, s’organisait. Le maître calligraphe admirait l’habileté de son jeune élève à ne pas faire baver l’encre, à attendre pour cela le séchage qu’il faut , à contourner aussi les croisements, les nœuds devenus trop denses afin d’éviter les taches.
L’empereur poursuivit ainsi son dessin jusqu’à ce que toutes les formes fussent, une à une, associées. Il y mettait une ardeur, devenue nerveuse à la fin. Nulle espièglerie cependant, nulle malice. Son air absorbé imposait à tous un silence intrigué. Soudain il posa le pinceau sur son présentoir, plaça ses deux mains jointes sur ses genoux, inclina le corps en avant, puis se redressa. Il se saisit à nouveau du pinceau, le chargea d’encre à plusieurs reprises pour venir élargir le trait vertical par lequel il avait, au début, partagé le rouleau en commençant cet étrange jeu graphique  qui manifestement s’achevait.Ce trait s’épaissit, devint large. Reposant définitivement son pinceau il dit : « je veux que l’on nous construise une Grande Muraille, qu’elle ait mille portes pour aller et venir, et qu’elle soit haute, large, et longue assez pour qu’on puisse la voir de la lune ».

Jean-Claude Villain