L’endroit le mieux fait pour goûter la poignante mélancolie des choses

1 mars 2013,

reprint Le Sauvage, octobre 1977

 Extrait de « Éloge de l’ombre », de Tanizaki Junichiro, traduit par René Sieffert, copyright P.O.F. (Presses Orientalistes de France).

 

TanizakiAu nombre des agréments de l’existence, le Maître Sôséki comptait, paraît-il, le fait d’aller chaque matin se soulager, tout en précisant que c’était une satisfaction d’ordre essentiellement physiologique ; or, il n’est, pour apprécier pleinement cet agrément, d’endroit plus adéquat que des lieux d’aisance de style japonais, d’où l’on peut, à l’abri de murs tout simples, à la surface nette, contempler l’azur du ciel et le vert du feuillage. Au risque de me répéter, j’ajouterai d’ailleurs qu’une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille, sont des conditions indispensables. Lorsque je me trouve en pareil endroit, il me plaît d’entendre tomber une pluie fine et régulière. Et cela tout particulièrement dans ces constructions propres aux provinces orientales, où l’on a ménagé, au ras du plancher, des ouvertures étroites et longues pour chasser les balayures, de telle sorte que l’on peut entendre, tout proche, le bruit apaisant des gouttes qui, tombant du bord de l’auvent ou des feuilles d’arbre, éclaboussent le pied des lanternes de pierre, imprègnent la mousse des dalles avant que ne les éponge le sol. En vérité ces lieux conviennent au cri des insectes, au chant des oiseaux, aux nuits de lune aussi ; c’est l’endroit le mieux fait pour goûter la poignante mélancolie des choses en chacune des quatre saisons, et les anciens poètes de haïkaï ont dû trouver là des thèmes innombrables. Aussi n’est-il pas impossible de prétendre que c’est dans la construction des lieux d’aisance que l’architecture japonaise atteint aux sommets du raffinement. Nos ancêtres qui poétisaient toute chose avaient réussi paradoxalement à transmuer en un lieu d’ultime bon goût l’endroit qui, de toute la demeure, devait par destination être le plus sordide, et par une étroite association avec la nature, à l’estomper dans un réseau de délicates associations d’images. Comparée à l’attitude des Occidentaux qui, de propos délibéré, décidèrent que le lieu était malpropre et qu’il fallait se garder même d’y faire en public la moindre allusion, infiniment plus sage est la nôtre, car nous avons pénétré là, en vérité, jusqu’à la moelle du raffinement. Les inconvénients, s’il faut à tout prix en trouver, seraient l’éloignement, et l’inconfort qui en résulte, lorsqu’on est obligé de s’y rendre en pleine nuit, et d’autre part, le risque, en hiver, d’y prendre un rhume ; si toutefois, pour reprendre un mot de Saitô Ryoku.u, « le raffinement est chose froide », le fait qu’il règne en ces lieux un froid égal à celui de l’air libre serait un agrément supplémentaire. Il me déplaît souverainement que dans les toilettes de style occidental des hôtels, l’on en soit venu à dispenser la chaleur du chauffage central.

Pour un amateur du style architectural du pavillon de thé, les lieux d’aisance du type japonais représentent certainement un idéal, et ils conviennent en effet parfaitement à un monastère où les bâtiments sont vastes relativement au nombre de ceux qui y vivent, où la main-d’œuvre ne manque jamais pour le nettoyage ; dans une maison ordinaire par contre, il n’est pas facile d’en préserver la propreté. Sur un sol de planches ou couvert de nattes, l’on aura beau se surveiller et passer le chiffon ponctuellement, les salissures finissent tout de même par sauter aux yeux. Et voilà pourquoi l’on se résout un beau jour à faire poser du carrelage et installer une cuvette à chasse d’eau, équipement certes plus hygiénique et d’un entretien plus facile, mais qui n’a plus, en revanche, le moindre rapport avec « le raffinement » ou le « sens de la nature ». Placé dans une lumière crue, entre quatre murs tirant sur le blanc, l’on aura perdu toute envie de se complaire dans la fameuse « satisfaction d’ordre psychologique » du Maître Sôseki. Il est vrai que toute cette blancheur est d’une propreté l’on ne peut plus évidente, mais la question est de savoir s’il fallait vraiment donner tant de soins à l’endroit destiné à recueillir les déchets de notre corps. Il serait parfaitement déplacé que la plus belle fille du monde, eût-elle une peau de nacre, exhibât en public ses fesses et ses cuisses, et de même, c’est un total manque d’éducation que d’éclairer pareil lieu d’une façon aussi tapageuse : il suffit en effet que la partie visible soit impeccable pour que l’on accorde un préjugé favorable à celle qui ne se voit pas. Il est infiniment préférable, dans un endroit comme celui-là, de tout voiler d’une pénombre indistincte et de ne laisser qu’à peine deviner la limite entre ce qui est propre, et ce qui l’est moins.

Pour toutes ces raisons, lorsque j’ai fait construire ma propre maison, j’ai opté pour l’appareillage sanitaire, mais je me suis opposé au carrelage et j’ai fait poser un plancher de bois de camphrier ; j’espérais de la sorte retrouver quelque chose du style japonais, mais l’ennui était la cuvette. Je m’explique : comme on sait, les cuvettes à chasse d’eau sont toutes de porcelaine blanche, avec des garnitures de métal étincelant. Or, mes préférences personnelles pour cette sorte d’ustensile, que ce soit pour l’usage masculin ou féminin, vont au bois. Rien ne vaut évidemment le bois ciré, mais le bois brut lui-même, avec les années, prend une belle teinte brune et le grain du bois dégage alors un certain charme qui calme étrangement les nerfs. Je dois préciser que pour moi l’idéal serait une de ces cuvettes « en fleur de liseron », faite de bois et remplie d’aiguilles de cryptomère bien vertes, ce qui serait agréable à l’œil, et de plus, parfaitement silencieux.

Je n’ai certes rien contre l’adoption des commodités qu’offre la civilisation en matière d’éclairage, de chauffage ou de cuvettes de cabinet, mais là je me suis demandé tout de même pourquoi les choses étant ce qu’elles sont, nous n’attachons pas un peu plus d’importance à nos usages et à nos goûts, et s’il était vraiment impossible de nous y conformer davantage.

Sans aller jusqu’à me permettre pareille extravagance, je voulus du moins me faire fabriquer une cuvette conforme à mes goûts, quitte à y faire adapter une chasse d’eau ; mais pour obtenir un objet aussi singulier, il eût fallu tant de démarches et tant d’argent que je finis par y renoncer.