Conversation avec un botaniste

14 janvier 2011,

Sans les plantes, il n’y aurait ni hommes, ni animaux, mais par sa force et son immensité, le règne végétal nous fait peur.

Un entretien avec Pierre Lieutaghi (Le Sauvage, avril 1975)

Pierre Lieutaghi, faisons connaissance, qui êtes-vous ?

J’ai trente-cinq ans, je vis ici en haute Provence depuis neuf ans. A Paris, où j’habitais auparavant, j’avais fait des ateliers d’art. J’étais peintre. Je suis né en Bretagne, j’y ai vécu quinze ans. Je suis breton par ma mère, chinois par mon père. J’ai pris goût à la nature là-bas, grâce sans doute à une tendance native et à des rencontres, des instituteurs qui mettaient déjà l’accent sur les problèmes de la protection-pollution de la nature. J’ai eu un prof à Quimper qui s’appelait Michel-Hervé Julien. Il a lancé l’idée des parcs nationaux en France. Il était à l’époque professeur de musique et se passionnait pour la protection de la nature. Alors que le professeur de sciences naturelles ne s’intéressait pas tellement à la ces questions, lui, le prof de musique, nous emmenait faire des promenades au bord de la mer, le dimanche, et nous apprenait à baguer les oiseaux. Il était ornithologue amateur. Plus tard, il est entré au Muséum de Paris. Il est mort beaucoup trop tôt, malheureusement.

Comment naît votre intérêt pour les plantes ?

Je m’y suis intéressé après les oiseaux. Vers 1960, j’ai eu un coup de foudre, sans doute à cause d’un problème de santé. Je croyais que je ne pourrais plus courir la campagne et j’ai pensé que les plantes seraient plus accessibles. C’est venu assez brutalement. J’ai acheté une flore de Bonnier, j’avais vingt et un ans. J’ai passé tout mon été en Bretagne à étudier les plantes, puis j’ai monté un petit herbier. Ça a commencé comme ça. Je me suis mis à faire de la botanique en amateur et, à côté de cela, je faisais de la peinture. A l’époque, je faisais autant de botanique que de peinture. Dès que j’étais à la campagne, je ramassais des plantes. En même temps, je lisais des bouquins sur l’écologie. En fait, l’écologie a récupéré tous ceux qui s’occupaient de sciences naturelles. Les gens qui étaient botanistes ont fait de l’écologie végétale, les zoologistes se sont mis à faire de l’écologie animale. Ils s’appelaient naturalistes, maintenant ils se donnent le nom d’écologistes ; c’est un terme plus vaste qui englobe davantage d’éléments et qui pose mieux son spécialiste. Et puis je me suis intéressé aussi aux plantes médicinales.

Au-delà de l’intérêt, vous pensiez en faire votre profession ?

Je ne sais pas. Au départ, ce n’était pas tellement formulé de façon rationnelle, c’était plutôt un besoin de relations sensibles avec les plantes. Je pense que c’est lié au fait que je sois venu vivre à Paris : quand j’ai quitté la Bretagne, j’avais seize ans ; mes parents sont venus à Paris pour des raisons de boulot, et j’ai éprouvé un gros choc à quitter ce milieu rural et végétal où je me sentais bien. A Paris, je me sentais mal. Alors j’ai parcouru toutes les forêts des alentours. J’ai herborisé jusque dans les squares. Mais Paris est plutôt pauvre en plantes sauvages. Savez-vous qu’il existe pourtant un livre de 200 pages sur la flore des pissotières, la Florula vespasienensis ? Ça, c’était à l’époque où les pissotières étaient en ardoise et couvertes d’algues, de graffiti ; c’était à la fois valable pour l’écologie végétale et pour l’expression artistique populaire ; et puis l’ardoise a été remplacée par de l’inox, et il n’y a plus eu d’algues ni de graffiti. A l’époque, je m’intéressais pas mal à la flore des environs de Paris car c’est tout ce que j’avais sous la main.  Physiquement, je ne tenais pas le coup à Paris, ma femme n’avait plus envie d’y rester non plus. Pendant plusieurs étés nous avons circulé dans les Cévennes, un peu partout. Nous avons fini par atterrir ici d’une façon un peu fortuite, grâce à des amis qui nous avaient trouvé un truc près de Forcalquier. C’était déraisonnable, je ne sais pas si maintenant nous le referions. J’essayais de vendre un peu de peinture à Paris, je n’avais pas du tout de travail. Nous sommes arrivés en 1965. Il y a eu des circonstances un peu miraculeuses. A Forcalquier, un voisin, devenu un ami, travaillait comme lecteur-correcteur chez un éditeur, Robert Morel, qui habite Mane. C’est lui qui m’a dit, un mois après notre arrivée : « Robert cherche quelqu’un pour faire un bouquin sur les plantes médicinales. » Comme il savait que je m’intéressais aux plantes et que j’avais des documents là-dessus, il s’est adressé à moi. Je me suis pris au jeu et ça a donné ce premier bouquin que j’ai écrit surtout par plaisir et qui s’appelait le Livre des bonnes herbes. Ce livre a très bien marché. J’imagine qu’il en a été vendu 20 000 ou 25 000 exemplaires.

Ce n’était pas un livre d’herbes culinaires ?

Non, un livre de plantes médicinales : le témoignage d’une relation très sensible avec les plantes. J’avais une dette à payer à la nature : j’étais venu dans un pays qui était beau, où il y avait beaucoup de plantes et je remerciais un peu comme cela, je faisais cela par dévotion pour les plantes. A l’époque, j’avais encore une vision très mythique de la nature et des fleurs, et j’ai fait ce livre avec beaucoup d’enthousiasme. Après, il s’est passé des choses plus ennuyeuses : je me suis pris au jeu. J’avais exclu les arbres du bouquin parce que je pensais que c’était trop amplifier le sujet que de traiter à la fois les plantes et les arbres. J’ai donc passé ensuite deux ans et demi à écrire un bouquin sur les arbres, le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux. Là, j’ai voulu être sérieux. Ce fut moins réussi, car c’était beaucoup plus technique, beaucoup plus savant. J’avais passé six mois à faire des recherches en bibliothèque à Paris. C’est un livre qui est à la fois une flore, c’est-à-dire un système de détermination de tous les arbres, une clé d’identification complète pour les arbres d’Europe occidentale, tout ce qui est ligneux et va du thym au chêne, et une suite de monographies par ordre alphabétique qui traite de toutes les espèces ligneuses d’Europe occidentale avec, pour chacune d’elles, la description, l’écologie, l’utilisation médicinale.

Et ça n’existait pas, un ouvrage de ce genre ?

Ça n’existait pas de cette façon. Il n’y avait pas de flore complète des plantes ligneuses accessible au public. Je l’ai réalisée avec la volonté d’être compréhensible ; il y a un lexique très complet des termes techniques, une clé qui ne fait aucune référence aux organes floraux, uniquement aux feuilles, aux caractères végétatifs. Je voulais être didactique. Robert Morel l’a publié en 1969. Deux tomes, 1 400 pages. Comme il était plus sérieux, un peu rébarbatif, il s’est moins bien vendu que l’autre. Je pense qu’il aurait pu être fait plus simplement. Je me suis laissé aller. Morel m’en a fait le reproche.

Vous n’avez pas fait d’études universitaires ?

Pas du tout.

Avez-vous un complexe vis-à-vis des universitaires ?

J’en ai fait, mais je n’en fais plus parce que je pense que la démarche universitaire implique une espèce de froideur à la base et une désensibilisation à l’égard du phénomène vivant. Je ne veux pas porter un jugement global sur les universitaires. J’ai des copains, des botanistes universitaires, qui aiment vraiment les plantes et sont aussi touchés que moi par les problèmes d’écologie végétale et les relations hommes-plantes-environnement. Mais j’ai fait la démarche inverse : j’ai démarré d’une passion pour arriver à une approche beaucoup plus scientifique. Eux, quand ils entrent à l’université, on les colle devant des microscopes, des coupes, et il y en a un pour mille qui en ressort avec l’amour des plantes. Demandez aux pharmaciens : pendant leurs études, rien ne les fait autant suer que les cours de botanique, parce que c’est une approche stérile du végétal. Le meilleur de la plante, sa vie, ne passe pas.

Le livre suivant ?

Il y en a deux. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à décrocher de la spécialité où je m’étais jeté un peu à l’aveuglette. J’ai fait un livre qui n’est pas encore sorti en français, le Guide des fruits sauvages d’Europe occidentale. Il a été publié en Italie, chez Rizzoli, et va sortir chez R. Morel prochainement. J’espère. C’est un guide de reconnaissance et d’utilisation des fruits sauvages les plus communs.

C’est un guide du cueilleur sauvage ?

Disons des plantes sauvages, mais uniquement des fruits, pas des salades ; ça va de la prunelle à la myrtille, à la framboise ; il inclut tous les fruits comestibles et vénéneux. Ça peut éventuellement être intéressant pour les gens qui font le retour à la terre. Il y a de 150 à 160 fruits sauvages dignes de ce nom en Europe, dont 25 sont comestibles, pas tous directement d’ailleurs, certains après préparation. Une vingtaine peuvent encore être mangés frais en petite quantité, ou seulement après cuisson. Tous les autres sont vénéneux ou suspects. Sous nos climats, les ressources sauvages sont assez maigres.

Y eut-il une civilisation de chasseurs-cueilleurs en Europe ?

Parmi les civilisations préhistoriques, les habitants des villages lacustres, dont on a trouvé des vestiges particulièrement en Suisse, à Neuchâtel, et en France, à Annecy, mangeaient beaucoup de fruits sauvages. On a recueilli dans les fouilles des palafittes des quantités énormes de coques de noisettes, de noyaux de prunelles et de pépins de fruits d’aubépines qu’on ne mange plus maintenant, et des restes de plantes dont on n’imagine pas bien l’utilisation, comme des baies de sureau hièble, un sureau vénéneux, très suspect en tout cas, qui servait peut-être en teinture. Les gens des palafittes faisaient également sécher sur des claies des pommes sauvages coupées en deux, pour la consommation d’hiver. Au total, ça faisait un régime assez maigre, mais ce n’était sûrement qu’un appoint. En Europe, la plupart des fruits que l’on mange actuellement sont d’origine étrangère, du Moyen-Orient pour la plupart.

Comment sont-ils passés de la cueillette à l’agriculture ?

Ils favorisaient certaines espèces, l’aubépine, le noisetier, le prunellier, assez souvent indirectement d’ailleurs. Quand on a commencé à cultiver, à défricher, l’aubépine et le prunellier, par exemple, qui sont des plantes épineuses refusées par les troupeaux, ont dû prendre de l’extension. Il y a eu aussi des périodes climatiques post-glaciaires pendant lesquelles le noisetier s’est développé. Dans des fouilles du Jura, on a trouvé beaucoup de noisettes, de glands également ; les néolithiques mangeaient des glands. Quant à l’origine de l’agriculture proprement dite, il n’est pas possible d’en parler en peu de mots.

Est-ce que l’environnement végétal modèle un environnement humain correspondant ?

C’est certain. Ce n’est plus tellement visible actuellement dans nos contrées où la distance entre l’homme et le végétal « sauvage » est devenus trop grande pour qu’on aperçoive une relation. Quand on considère les civilisations dites primitives, la plupart d’entre elles ont un ensemble de traditions et de signes en rapport avec l’environnement végétal. Il y a une nouvelle science, l’ethnobotanique, qui étudie les relations entre les plantes, toutes les pratiques qui ont des rapports avec le végétal. Il y a des peuplades en Asie du Sud-Ouest, qui ont une civilisation entièrement basée sur certains végétaux. Avec tout un système de références. Tout cela est très atténué chez nous maintenant, mais quand on dit : « Touchons du bois », cela veut dire que le bois représente une certaine sûreté. Cela veut dire que pendant longtemps on a eu une relation très étroite avec les plantes. Au début, quand j’ai écrit les Bonnes Herbes, c’est ce que j’espérais un peu retrouver. C’était de l’utopie, mais je croyais en parlant des vertus des plantes ramener les gens à une certaine connivence avec le végétal. Désormais, il faut inventer un nouveau type d’approche du végétal qui se réfère à nos connaissances modernes, qu’il s’agisse de la médecine par les plantes ou de l’agriculture, devenue dans nos pays la relation aux plantes la plus importante.

Et votre quatrième livre ?

Il traite un peu de tout ça. Dans ce bouquin, L’Environnement végétal, publié en 1972 chez Delachaux et Niestlé, j’essaie de faire le point sur l’état actuel des relations entre l’homme et les plantes, comme le dit le sous-titre « flore, végétation et civilisation ». En me basant sur des exemples pris en France, je tente de montrer l’incidence énorme et méconnue de l’action humaine sur le couvert végétal, et ce qui s’ensuit au point de vue sol, climat, régime des eaux, composition de la flore, etc. Il y a pas mal de données historiques, des chapitres sur les problèmes de l’agriculture, du bocage, des milieux méditerranéens, des forêts, des plantes rares… Ce livre a été pour moi l’occasion d’une crise très salutaire. J’étais alors un naturaliste assez imbu de son petit savoir, jouant au spécialiste, et surtout profondément pessimiste. Je condamnais l’humanité entière pour son aveuglement sans me remettre en cause moi-même. Je suivais la voie de tous ces gens qui prétendent lutter pour la vie et qui, au fond, ne font pas confiance à la vie dont ils n’ont qu’une approche rationnelle, qui oublient leur propre désir de vie. Au moment de la correction des épreuves, j’ai eu la chance de rencontrer des scientifiques qui ébauchaient une critique de fond du pouvoir absolu des experts, qui avaient un langage politique très nouveau pour moi. Ils n’ont pas eu beaucoup de mal à démonter mes mécanismes rétrogrades. Je n’ai pas pu récrire tout mon bouquin, mais j’ai du moins cessé de faire passer les plantes avant l’homme et de proférer, à bonne distance, des invectives contre la société. J’ai compris que le refus, ça devait commencer au niveau individuel, que la liberté ne se trouvait pas plus au contact des plantes qu’ailleurs, qu’elle tient d’abord à notre désir d’exister pleinement.

La relation qui unit les humains aux plantes est d’abord essentiellement une relation de nécessité. L’homme ne pourrait pas survivre sans les plantes.

Non, mais il ne s’en rend pas absolument plus compte. Le lien est rompu. J’ai connu un jeune citadin de vingt ans qui était absolument stupéfait de découvrir que les radis ne poussaient pas en bottes. Un autre croyait que les cornes étaient une décoration en plastique que l’on mettait sur la tête des chèvres.

On appréhende désormais la nature à travers des données économiques et seulement dans les modes économiques de la production industrielle.

Je pense que la nature fait partie évidemment de l’économie. Elle est à la source de toute économie, au sens large du mot. D’abord, dans les temps anciens, il y eut une relation avec la nature sauvage ; ensuite une relation avec la nature cultivée : quantité de pratiques ont résulté de la connaissance des cycles lunaires, des saisons, des sols. Il s’est constitué une tradition agraire. Notre état de dépendance vis-à-vis de la nature était tel que par réaction nous avons voulu développer une distance. Je ne dis pas que la relation homme-nature était idéale. Je ne me fais pas des temps anciens une image édénique mais je pense qu’une relation réelle existait. Eventuellement, elle aurait pu se développer d’une façon lucide, mais en fin de compte il y a eu rupture, résultant en grande partie, je crois, du développement du mythe du progrès. A partir de la Renaissance, le grand dénigrement a commencé jusqu’au point culminant du XIXe siècle. En dépit des travaux de certains médecins comme Cazin, le premier expérimentateur lucide des plantes médicinales en France, la médecine du siècle dernier s’est détournée des plantes. Ce dénigrement était en partie raisonné : les médecins du XVIIIe donnaient aussi bien dans la recette de charlatan que dans une médecine intelligente. Il n’y avait plus de discrimination du tout. Il n’y en a peut-être jamais eu en fait. Ce que je veux dire, c’est que là, d’un coup, on a tout balayé tout ce qui était valable et tout ce qui ne l’était pas pour donner la priorité à l’analyse, à la connaissance objective du médicament. Ça a été un mal pour la relation avec la nature, à travers la plante remède, mais ça a surtout été un bien parce qu’il en est sorti la possibilité d’avoir une connaissance vraiment sûre des plantes. Je ne vois pas ce que la phytothérapie aurait gagné à rester empirique.

Est-ce que l’utilisation que nous faisons des plantes aujourd’hui,  avec les connaissances scientifiques que nous avons, est différente de l’utilisation empirique que l’on en faisait il y a cent ans ?

Non, certainement pas. On s’est méfié des plantes au XIXe siècle. On a cessé d’y croire d’abord parce que souvent elles étaient mal employées, après avoir été mal récoltées, mal séchées, conservées trop longtemps, etc. Ça a beaucoup joué dans le discrédit où sont tombées les plantes médicinales. Mais il y a aussi le fait qu’on a refusé l’inconnu, le vague, dès qu’on s’est aperçu qu’on pouvait avoir une connaissance intime d’un corps par la chimie. Mais maintenant, lorsqu’on vérifie les indications anciennes, on s’aperçoit que la plupart d’entre elles étaient fondées. La plupart, il y en a qui étaient assez farfelues. On a prêté à certaines plantes des pouvoirs miraculeux. Le cassis par exemple, la feuille de cassis au XVIIIe siècle. Un abbé de Bordeaux avait publié alors un traité du cassis capable, d’après lui, de guérir le cancer, la lèpre, la peste, le choléra, tous les maux.

Quelles sont les vertus effectives du cassis ?

La feuille a des vertus diurétiques très efficaces, antirhumatismales aussi.

C’est toujours la première qualité des plantes d’être diurétiques ?

Il y a eu pas mal de boutades là-dessus. Les médecins disaient que ce qui était diurétique dans les tisanes, c’était l’eau chaude ; effectivement, l’eau chaude est diurétique. Mais toutes les plantes contiennent des sels minéraux qui ont une action diurétique. Donc, on peut dire que toutes les plantes sont plus ou moins diurétiques. Celles qui ralentiraient la diurèse sont très rares. Il y a des diurétiques spécifiques. Le cassis, par exemple, permet l’élimination de l’urée et de l’acide urique. Il ne se contente pas d’accroître le volume des urines, c’est-à-dire de faire travailler le rein, mais en plus, il accroît l’élimination des toxines. Ça a été vérifié récemment, mais ça fait des siècles que l’on dit que le cassis est diurétique.

Je voudrais revenir au tout début de cet entretien.

Moi aussi.

Je voudrais vous demander ce qu’est le règne végétal.

Est-ce que je peux continuer malgré tout un petit peu avec ce que je voulais dire. Actuellement, il y a un problème de rupture entre la nature et la ville en particulier, qui rend très difficile une approche réelle, c’est-à-dire à la fois dépassionnée et sensible, du monde végétal. Parce que la nature est mise de plus en plus à distance de la ville, qui en même temps devient de moins en moins naturelle. Et la nature finit par devenir un objet de consommation dans la mesure où elle est de plus en plus mythifiée. Il est de plus en plus difficile de la prendre pour ce qu’elle est.

Parce qu’on est dans un régime capitaliste où tout est mesuré à l’aune de la capacité de produire de la plue-value, or la nature, sauf sous ses formes immobilières, ne produit pas tellement de plus-value.

Exactement. Ce qu’on appelle le retour à la nature, actuellement, marque une prise de conscience réelle, un déséquilibre au niveau de la société. Mais, comme ça comporte des risques réels pour cette société, c’est vite récupéré. La phytothérapie elle-même peut devenir une forme de médecine naturelle aussi oppressive que la médecine chimique avec des trusts produisant des plantes médicinales ou des extraits de plantes, et des médecins soignant les malades avec des plantes d’une manière aussi oppressive que ceux qui soignent avec des produits chimiques. Le problème, ce n’est pas de changer de méthode, c’est de changer les relations entre les gens et la nature, et entre les gens.

Alors, qu’est-ce que le règne végétal ?

Dans l’évolution de la vie sur terre, le végétal a précédé le développement de la vie animale. Sans reprendre toute l’histoire de l’évolution, je dirai qu’au départ, pour que les reptiles aient pu prendre pied sur terre, il fallait qu’ils y trouvent de quoi vivre. S’ils étaient herbivores, il leur fallait trouver des plantes et s’ils étaient carnivores, des animaux vivant au moins indirectement des plantes. La vie sur terre n’a été possible que grâce au végétal. En ce qui concerne les premiers micro-organismes, on hésite encore entre l’animal et le végétal. Certains organismes ont d’abord été classés parmi les végétaux, puis parmi les animaux. Au niveau du protoplasme, il y a presque confusion entre la plante et l’animal. La dissociation a dû être assez tardive.

Il s’agit presque d’une même source. On sait maintenant qu’il y a une relation constante entre l’animal et le végétal. Le végétal est une usine à oxygène, un fixateur de denrées alimentaires primaires pour l’animal qui les réutilise ; l’atmosphère terrestre dans sa composition actuelle en gaz carbonique et en oxygène résulte de la présence des végétaux sur terre depuis 500 millions d’années et plus.

Je pose la question parce que le végétal n’est plus représenté dans la vie de nos contemporains que par la salade quotidienne : une triste et insipide laitue. Face à cette hyper-simplification il faut essayer de représenter son énorme complexité. Et l’état de dépendance complexe dans lequel nous sommes par rapport à lui.

Je crois que le végétal, c’est d’abord l’être qui est méconnu en tant qu’être. Peu de gens, quand ils voient un arbre, pensent : « C’est un être vivant. » La salade c’est du vivant, le radis aussi.

Récemment, un grand hebdomadaire français a déclenché une vague de courrier des lecteurs lorsqu’il a émis l’hypothèse que les plantes aussi pouvaient souffrir.

On commence à s’intéresser aux plantes quand elles ressemblent à des animaux : les gens sont touchés quand on leur dit que les plantes pourraient avoir un système nerveux, être sensibles à la souffrance et aux humeurs des gens qui vivent autour d’elles.

On tente de les hominiser ?

On les hominise et, en fin de compte, c’est encore de l’anthropomorphisme. Au siècle dernier, un type avait déjà fait un exposé sur le système nerveux des plantes. On l’avait traité de rigolo. Actuellement, ça peut prendre parce qu’on est à l’affût d’informations sur la nature. Et ça marche aussi parce que ça touche une certaine forme de sensiblerie. On s’intéresse essentiellement à ce qui nous ressemble. Ce n’est peut-être pas de la sensiblerie, mais c’est bien de l’anthropomorphisme : si on aime les animaux, c’est parce qu’ils sont mobiles, qu’ils expriment des sentiments presque humains. Tandis que les plantes, inertes en apparence, ne montrent rien. On aime une fleur dans un vase parce que c’est joli, mais elle reste inerte. Si les plantes sont aussi ignorées, c’est parce que, pour beaucoup, elles ne sont qu’un élément du décor.

Quel est le mode vivant chez la plante ? Est-ce une question de rythme différent ou de temps vécu différent ?

Ce n’est pas pour rien que l’on parle de la vie végétative. Qui dit végétatif dit vie occulte, imperceptible par nous en temps que vie. Certes, on peut voir pousser une plante. Un pois que l’on fait germer par exemple, on voit que ça se développe. Mais on ne perçoit pas vraiment qu’il s’agit d’un processus vivant. On avait certainement davantage conscience de l’existence des plantes au début des civilisations agraires, lorsque tout était calqué sur le cycle des saisons et de la lune. Il y a actuellement en Suisse des gens qui font des milliers de tests sur la composition chimique des plantes et leurs variations en fonction des phases lunaires. On distingue des variations très impressionnantes des alcaloïdes dans les plantes vénéneuses, en particulier, en fonction des phases de la lune. Les hommes des premiers millénaires de l’agriculture, qui étaient en contact étroit avec tout ce qui se passait dans le monde végétal, en connaissaient les modifications beaucoup mieux que nous. Nous nous sommes éloignés du végétal. Il fallait d’ailleurs s’en éloigner pour fonder des civilisations telles que les nôtres. Si nous étions restés branchés sur le cycle du végétal, nous serions aussi restés végétatifs. On constate que les peuplades primitives qui vivent selon des cycles végétaux et cosmiques peuvent rester très longtemps stationnaires. Et lorsque nous avons débarqué chez elles, nous les avons éliminées, elles n’étaient pas capables de se défendre efficacement. Maintenant, nous sommes capables de revenir aux plantes avec une nouvelle conscience de cette vie végétale qui est présente partout et qu’on n’a pas su percevoir, dont on s’est éloigné, dont on devait s’éloigner pour progresser.

Très tôt, l’homme a eu peur du monde végétal, parce que la forêt était le domaine des forces obscures. Le végétal pousse d’une façon incompréhensible. L’animal agit comme nous, pas le végétal. Les primitifs ont eu à l’égard du végétal une terreur sacrée. Dans toutes les religions anciennes, il y avait le bois sacré avec tout ce que cela comportait de mystérieux, d’incompréhensible et de menaçant. Et cette peur demeure chez l’enfant. La peur du bois, du loup. C’est le repère du démon. Il reste quelque chose de cette attitude dans notre mentalité d’hommes civilisés. Nous avons à l’égard de la nature une attitude conquérante, certainement dictée en partie par la peur, mais avec la bonne conscience de rendre grâce. Dès la plus haute Antiquité, on a détruit la nature en remerciant le ciel des biens qu’il nous donnait. Nos convictions religieuses conditionnent notre attitude à l’égard de la nature. On la croit inépuisable parce que c’est un don du ciel. Les Romains avaient des bois sacrés, mais ça ne les empêchait pas de foutre le bassin méditerranéen en l’air. D’une certaine manière, ça les y autorisait. Le végétal est devenu accessible par l’intermédiaire des dieux et vice versa. Au Moyen Age, on appelait Lucifer le maître qui fait pousser les plantes parce que les plantes envoient leurs racines dans le monde souterrain, dans le noir. L’arbre est l’être ambigu par excellence qui va dans le domaine des morts y chercher la vie qu’il épanouit dans le ciel. Je crois que nous sommes encore sensibles à cette ambiguïté. Dans le monde entier les traditions associent l’arbre à la fois aux puissances néfastes et aux forces de vie. On a remplacé dans nos civilisations le végétal par la fleur ; la fleur a été dérobée en quelque sorte à la vie des plantes pour passer dans le domaine esthétique. La fleur est devenue un élément du décor de vie. Dès que nos contemporains possèdent une maison, ils l’assortissent d’une pelouse et la pelouse c’est le végétal propre, c’est la plante sans la mort. On aimerait une nature qui ne meurt pas.

Il y a deux nouvelles d’Edgar Poe, le Domaine d’Arnheim et le Cottage Landor, dans lesquelles il nous présente sa nature idéale comme un monde absolument propre, sans tache. C’est affreux et angoissant car c’est la vie sans la mort. Maintenant on remplace même les pelouses par des gazons en plastique. De la même manière qu’on remplace la fleur naturelle par la fleur en plastique. C’est l’immortalisation du végétal. Mais on ne lui donne qu’une fausse vie, plus angoissante que sécurisante. C’est l’inverse de ce que l’on pouvait voir chez les Grecs par exemple. Quand on plantait un cyprès sur une tombe, cela représentait toute l’ambiguïté de la vie : les racines qui vont chez les morts, comme nous qui sommes toujours attirés par la terre qui nous reprendra, et l’arbre, flamme d’espérance ; c’était à la fois un arbre mort et un arbre de vie. C’est pour cela que l’on plantait aussi des cyprès dans nos cimetières, comme symbole de vie triomphante. Et le cyprès reste vert tout l’hiver. Chez les Anciens, il y a une mythologie de l’arbre toujours vert. Il existait également une mythologie du gui, la plante qui croît sur les arbres sans mourir l’hiver de leur mort apparente. Et nous, nous cherchons l’immortalité du végétal non pour dépasser la mort mais pour l’oublier. Nous vivons dans une civilisation où on ne veut pas vieillir, où l’on voudrait prolonger toujours la jeunesse. La fleur, c’est un signe de jeunesse, on joue là-dessus : la fleur en plastique, c’est une récupération de notre refus de voir la fleur mourir.

Tout cela est associé à la conception plus générale qu’on a du monde végétal. On oublie la plante pour la fleur, la vie pour les simulacres et, pour finir, on oublie tout ce que la plante représente au niveau des équilibres généraux, de la biosphère. L’importance énorme du végétal, qui est la plaque intermédiaire entre le minéral et l’animal et le minéral et les éléments cosmiques, c’est qu’il est la zone de passage indispensable. Sans la plante il n’y a pas d’animal et, par conséquent, pas de vie sur terre.

Quel est le rapport des hommes et des plantes à travers l’alimentation ? On peut noter un appauvrissement de l’alimentation végétale dans notre société moderne. Par exemple, au XVIIIe siècle, on cultivait toutes sortes de variétés de salades.

Si on parle de la relation avec la plante cultivée, il se passe actuellement au niveau du végétal un phénomène d’uniformisation, comme à tous les autres niveaux d’ailleurs. Et il est curieux de voir que même les plantes sauvages finissent par s’uniformiser, une uniformisation qui suit celle des cultures : l’homme en progressant sur terre entraîne avec lui une multitude de plantes. Au départ, c’était dans les sacs de céréales néolithiques. C’est comme ça que le coquelicot et le bleuet sont devenus des fleurs de moissons dans le monde entier, alors qu’au début on n’en trouvait qu’au Moyen-Orient. Beaucoup de plantes ont progressé avec l’homme de cette manière. Quand on a colonisé le Nouveau Monde, au XVe siècle, des plantes d’Amérique sont arrivées en Europe et ont envahi les moissons. On peut imaginer que dans quelques centaines d’années la flore des milieux cultivés sera très uniforme dans le monde entier. Une composée nord-américaine, l’érigeron du Canada, est devenue très commune dans toute l’Europe et des amarantes des Etats-Unis, introduites dans notre pays au XVIIIe siècle, sont devenues des mauvaises herbes très banales. C’est vrai aussi au niveau de la plante cultivée : on peut répandre une variété très vite dans le monde entier. Par exemple, la pomme golden, originaire des U.S.A., se récolte maintenant partout. Elle n’est pas bonne, mais elle se conserve bien, elle est résistante aux chocs et elle est jolie. Autrefois, dans chaque terroir, on cultivait des variétés bien adaptées au milieu. En Normandie, il y avait environ 110 variétés de pommiers à cidre et 35 de poiriers à poiré. La plupart d’entre elles étaient très rustiques, insensibles aux maladies, mais évidemment elles ne donnaient pas de très belles pommes. On connaissait aussi un bon nombre de pommes à couteau. Puis on a commencé à sélectionner les meilleures variétés sur des critères où l’écologie n’avait pas grand-chose à voir, et en les sélectionnant on les a souvent appauvries. On a multiplié les hybridations, et les hybrides au niveau végétal causent souvent de fâcheuses surprises.

Combien reste-t-il de variétés de pommes ?

Je ne connais pas les chiffres, mais ici, à Forcalquier, à part la reinette, la starking et la golden, on ne voit jamais rien. Quand j’étais petit, en Bretagne, on en avait au moins 25 variétés, et tout cela a disparu, non pas pour des raisons d’inaptitude à la grande culture, mais pour des raisons d’ordre économique, de calibre, de couleur, de normes. Donc, il y a uniformisation au niveau de la plante cultivée, mais cela va beaucoup plus loin. Quelquefois, ça peut avoir des conséquences très graves. Aujourd’hui, on assiste dans le monde entier au remplacement des variétés anciennes de céréales par des races obtenues dans les champs d’expérience, qui ont de meilleurs rendements, qui tolèrent des conditions de climat et de sol bien moins strictes que celles convenant aux variétés indigènes. On remplace progressivement dans les pays du tiers monde les races autochtones par des races d’origine artificielle.

C’est la révolution verte ?

Il n’a pas été prouvé que cette révolution verte, jusqu’à nouvel ordre, donne de bien bons résultats. En Inde, le rendement réel n’a augmenté que de 2 % en dix ans, alors que la demande de la population croissait beaucoup plus vite. Ça c’est un autre problème. Actuellement, l’uniformisation des races cultivées entraîne déjà de grands risques : s’il y avait une attaque de parasites sur les céréales, un grand nombre de pays du tiers monde pourraient être touchés en même temps. On en est au stade où les laboratoires agronomiques constituent des « banques de semences ». Des gens partent en mission botanique en Iran et en Afghanistan pour retrouver des souches de blés et de seigles. Ces souches sont conservées précieusement pour le cas où les spécimens répandus actuellement seraient détruits, mais il faudrait énormément de temps pour réparer les dégâts.

Nos relations avec les végétaux par l’intermédiaire de la bouche se sont appauvries ; quel effet cela a-t-il sur notre organisme de manger des légumes forcés et pauvres ?

Je crois que nous expérimentons à nos dépens un réel appauvrissement des sens. On a complètement perdu l’odorat. Les Indiens pouvaient sentir une habitation humaine à 2 km et nous ne le pouvons pas. Le fait d’accepter cette mauvaise alimentation, et on ne peut pas toujours faire autrement, dégrade le goût. Il n’est pas encore complètement dégradé, malgré tout. Pour ma part, j’ai fait l’expérience des deux types d’alimentation, en ville et à la campagne, et je crois qu’on retrouve très vite le sens du goût. A Paris, le pot-au-feu est constitué de choses qui ressemblent à des poireaux et à des carottes, mais qui n’ont pas de goût. Ici, c’est différent, une simple salade nous procure une réelle jouissance. L’une des grandes tares de notre société, c’est qu’elle crée des gens sans jouissance ou du moins avec peu de jouissances élémentaires. Il y a des jouissances simples qu’on perd en perdant le goût.

A part le rapport alimentaire, quels sont les autres rapports que les hommes ont avec les plantes ? Autrefois, l’homme était dépendant des plantes pour s’habiller, pour construire sa maison, son mobilier, ses bateaux. Il y a une déchirure entre l’homme et le règne végétal.

Ce n’est pas une déchirure parce qu’on est toujours aussi dépendant, d’une façon indirecte. Autrefois, on utilisait le végétal, le bois en particulier, d’une manière tangible. Les meubles étaient en bois, les vêtements étaient tissés en lin et en chanvre. Les gens faisaient leur vin avec leur raisin ou le jus de leurs poires ; il y avait une relation directe ; et ils se soignaient avec des plantes qu’ils connaissaient. Maintenant, tout a été brouillé par la transformation ; on utilise bien plus de bois qu’avant, mais sous forme de papier-journal, de panneaux de fibre, de cellulose ; on continue d’employer les plantes médicinales, mais sous forme d’extraits, de principes isolés. Le végétal a toujours une importance aussi grande, mais masquée. Au niveau du bois, il existe un problème crucial de survie des forêts. Déjà en 1958, la F.A.O. avait fait des extrapolations à partir des connaissances que l’on possède sur la capacité de production des forêts. Chaque forêt a un type de production donnée. Par exemple, en France, une forêt de chênes de deux cents ans produit de 3 à 6 m3 par hectare et par an, une forêt d’épicéas de cent cinquante ans, de 5 à 10 m3, et une forêt de peupliers environ 20 m3 dans les meilleurs conditions. Ça fait peu. Et quand on considère la production moyenne de toutes les forêts exploitées du monde, on tombe au chiffre de 2 m3 par hectare et par an environ. En  regard de ça, on peut rappeler que la production annuelle d’une forêt de 75 ha est nécessaire à la fabrication du papier d’un seul tirage d’un journal dominical de New York. Maintenant, avec les satellites, on peut avoir des vues générales de toutes les forêts du globe, on connaît donc la production moyenne de ces forêts. Les chiffres de la F.A.O. montraient que l’on approchait de la limite entre la demande et la capacité de repousse, que l’on demandait aux forêts à peu près ce qu’elles produisaient. D’après le taux d’accroissement de la consommation de bois, on pouvait prévoir que la production ligneuse annuelle des forêts exploitées ne couvrirait plus, en 1980, que la moitié de la demande. Si cela continue, on peut prédire le moment où il n’y aura plus de forêt du tout. On plante, mais malheureusement presque uniquement des conifères et c’est une erreur ; c’est pour le papier, essentiellement. On va vers la disparition complète des forêts de production. Si on ouvre une route à travers l’Amazonie, c’est en partie pour exploiter le bois. Lorsqu’on exploite un seul okoumé en Afrique, on rase un hectare de forêt… pour un seul arbre. On fait une route pour atteindre l’arbre. La route se referme car les forêts tropicales ont une capacité de repousse exceptionnelle ; mais cela donne naissance à une forêt secondaire, d’un autre type, et qui ne possède plus d’essences nobles. Et, petit à petit, la forêt se dégrade, jusqu’à la savane. Les agronomes arrivent ensuite, plantent du cacao et du café et, cinq ans après, il n’y a plus de sol. Les forêts tropicales n’ont que 2 cm d’humus. C’est un problème connu. Mais c’est surtout la consommation actuelle de papier qui détruit la forêt. Le papier d’un bord, et de l’autre la progression du désert derrière : une agronomie ou une sylviculture de profit à court terme.

On s’inquiète du sort de la forêt amazonienne parce qu’il y a une globalisation des problèmes. Grâce aux médias nous nous sentons responsables de la planète entière. Alors que se passe-t-il dans nos têtes lorsque nous pensons à la nature. Qu’est-ce que cela représente pour nous, hommes de la civilisation urbaine, industrielle, cybernétique ?

L’accès à la nature qui est offert actuellement aux citadins est tout à fait dépendant du système de vie engendré par la ville. Face à cette vie oppressive, la nature est ressentie comme une échappatoire.

Le vecteur de l’homme au végétal, c’est en fait la voiture…

Parlons-en. La voiture a porté un tort considérable au végétal. On a ouvert des routes partout, éventré des forêts à Fontainebleau et dans le Var, pour commencer. Près d’ici, la future autoroute du val de Durance, qui n’a aucune justification économique réelle mais qui est devenue le cheval de bataille des maniaques de l’expansion pour l’expansion, va détruire presque totalement une forêt riveraine en progression remarquable sur des dizaines de kilomètres depuis la régularisation du fleuve par le barrage de Serre-Ponçon. En aucune autre région du Midi on n’assiste à un repeuplement forestier naturel de cette ampleur. Pour en revenir au problème du contact avec la nature, ce contact est actuellement tellement pris en charge par le système que l’on en arrive au club Méditerranée. Tout est tellement prévu d’avance qu’il n’y a plus de relation sensible spontanée. Or, ce qui est valable, c’est que le désir vienne des gens eux-mêmes.

Comment cela peut-il se passer ?

D’abord, il ne faut pas que la plante soit dissociée de la vie. Elle doit entrer dans la vie et dans le désir des gens. Le désir de la plante comme être vivant et non comme décor. Il faudrait que les plantes s’approchent des villes et donc les gens des plantes. Qu’on apprenne aux gosses ce que sont les plantes et non seulement au niveau des manipulations de travaux pratiques. Qu’on leur apprenne leur signification dans la nature tout entière, les traditions humaines, l’agriculture, qu’une relation s’établisse petit à petit sur des plans différents du plan scientifique habituel. Peut-être, après, y aurait-il une démarche spontanée chez les gens. C’est peut-être de l’utopie, mais il faut faire confiance aux enfants qui cueillent naturellement des fleurs, sans qu’on ait besoin de leur apprendre la beauté. Il faudrait désirer les plantes comme un surcroît d’existence. Les parcs naturels régionaux ou nationaux, c’est une nature hollywoodienne, une représentation en réponse à des désirs aux trois quarts fabriqués. On va dans un parc national parce que c’est là qu’est « la nature ». A partir du moment où la nature est désignée comme nature, elle n’a plus de réalité vivante, elle entre dans le système de consommation. Quand on parlait aux écologistes du milieu rural, de la campagne, ça ne les concernait pas ; ce qui les intéressait, c’était les lieux sauvages. Il y a un mythe du lieu sauvage. Car le sauvage, c’est là-dedans qu’on investit tous nos manques, notre enfance, etc. Le parc naturel, c’est sauvage, c’est la nature supposée sans la domination humaine. Autrefois, on disait : on va à la campagne. Maintenant, on dit : on va dans la nature. Le parc naturel, de la manière dont il est conçu, n’est en fait qu’un super jardin public, un super décor où le jeu continue alors qu’il devrait s’y arrêter.

On va dans un paysage sauvage…

Oui, et c’est en fin de compte un lieu d’oubli où l’on va noyer ses problèmes, ses névroses. La nature a une fonction de liberté et, quand elle répond à un désir réel, elle peut être libératrice. Aujourd’hui, sa fonction va bien avec le système : c’est une fonction d’oubli. Ce devrait être l’inverse, elle devrait avoir une fonction d’éveil et c’est possible peut-être par une démarche qui partirait à la base, au niveau des gosses.

La passion des écologistes aussi bien que des fleuristes et des jardiniers de balcon, c’est la plante rare. Est-elle justifiée ?

Les plantes très rares ont un intérêt pour le biologiste car elles témoignent pour lui d’un certain nombre de conditions de milieu, parfois du passé de la flore ou de toute une aventure génétique. Il y a par ici (dans les Alpes du Sud) des plantes qui datent de l’ère tertiaire. Elles sont maintenant des témoins. C’est important de les conserver. Ce n’est pas de la sensiblerie. Nous gérons un milieu qui est d’autant plus riche qu’il est divers. Comme nous sommes entrainés vers l’universalisation, l’uniformisation, il y a dans la diversification une fonction d’éveil. Nous avons la responsabilité de la plante la plus infime. Quand on fait des barrages, on bousille souvent des plantes rares localisées au fond des gorges ou dans des marécages, des tourbières. A Tignes, le lac a presque fait disparaître de la flore française une jolie petite plante de la famille des primevères, la cortuse de Matthiole. Avec le barrage des grandes gorges du Verdon en projet, on risque de supprimer quatre espèces rarissimes, reliques de l’ère tertiaire. Il y a une dimension du temps dans ces plantes. Dans leur permanence et à travers leur survie, on atteint une réalité du monde qui nous dépasse largement.

Comment reconstituer une relation simple et profonde simultanément avec le règne végétal ?

Je crois qu’on peut déjà la trouver avec les plantes médicinales. Il est facile d’apprendre à connaître et à employer les remèdes végétaux. On trouve des plantes médicinales très importantes au voisinage immédiat des lieux habités, dans toute l’Europe. Il faudrait lutter pour la reconnaissance du métier d’herboriste. En Suisse et en Allemagne, il y a des milliers d’herboristes. En France, il y en a trois cents. Ce sont les pharmaciens qui prennent la suite des herboristes condamnés par une loi du gouvernement de Vichy, mais ils vendent du chimique aussi bien que du végétal, beaucoup plus de chimique, généralement.

Vous dites que 90 % des maladies courantes pourraient être guéries avec vingt-cinq plantes.

Une trentaine d’espèces peuvent guérir la plupart des maladies courantes et régulariser des fonctions essentielles de l’organisme humain. Dans le cas des maladies chroniques irréversibles – rhumatismes, scléroses vasculaires – les plantes ne font pas plus de miracles que les remèdes de synthèse, mais elles peuvent procurer des améliorations durables, et en tout cas empêcher les progrès du mal.

Et vous, utilisez-vous des plantes ?

Nous utilisons une cinquantaine de plantes dans notre famille et le groupe d’amis que nous côtoyons. A priori, je ne jette aucune anathème contre les remèdes de synthèse. Un bon nombre d’entre eux sont évidemment irremplaçables et n’ont pas de succédanés végétaux. Mais ils devraient être réservés pour les cas où ils s’avèrent vraiment utiles. Dans beaucoup d’occasions, on devrait préférer les plantes à des drogues dont l’innocuité reste très discutable malgré les assurances des fabricants. Contre le fléau des tranquillisants, par exemple, il existe déjà des plantes aussi efficaces qu’inoffensives, la ballote, le basilic, la marjolaine et bien d’autres.

Et l’infusion de thym qui est à la mode dans les restaurants macro et végétariens ?

Le thym bouilli est plutôt un excitant ; les plantes aromatiques à tendance lénitive sont parfois excitantes une fois bouillies. Si on dort mal et qu’on prend une infusion forte de thym le soir, ça fait le même effet que le café. Par contre, on peut prendre de la mélisse-citronnelle. La camomille, l’une des plantes à tisanes les plus dénigrées, a aussi des effets calmants indéniables. Elle peut guérir des névralgies très graves. C’est de surcroît un anti-inflammatoire remarquable : pendant la guerre de 1914 on a soigné des brûlures de gaz caustiques avec des compresses de décoction de camomille.

A notre porte, il y a toute une pharmacie efficace et gratuite dont on a très bien défini les pouvoirs et les limites. Il n’est plus question d’empirisme. Dans le fait de s’y intéresser et d’en tirer parti, je crois qu’il peut y avoir l’amorce d’un désengagement à l’égard de la tutelle chimique, donc de l’oppression technocratique. La charge de liberté des plantes reste intacte. A nous d’écouter notre désir de liberté.

Propos recueillis par Alain Hervé

Bibliographie

Le Livre des bonnes herbes, 603 p., R. Morel, 1966. Réédité dans la collection « Marabout Service », 1972.

Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, 2 vol., 1 381 p., R. Morel, 1969.

L’Environnement végétal, 317 p. Delachaux et Niestlé, 1972.