ON PARLE DE PLUS EN PLUS, et à juste titre, de « Gaïa », aussi bien dans les milieux scientifiques qui s’intéressent à l’écologie globale (surtout depuis la conférence Chapman sur l’hypothèse Gaïa de l’American Geophysical Union à San Diego, en mars 1988) que dans le mouvement écologiste. Ce terme de Gaïa, emprunté à l’antique mythologie grecque, nous revient aussi sous une double forme : d’une part, un symbole de la déesse Terre, la Mère-Terre, pour désigner notre appartenance à l’histoire de la Vie sur Terre ; d’autre part, une théorie scientifique fascinante et controversée, fondée sur l’hypothèse que le « système Terre », considéré comme un système biogéochimique auto-organisé d’une extrême complexité (en fait la Biosphère), possède une stabilité (homéostasie) régulée par et pour le biote (certains disent biosphère, la biomasse, la matière vivante, c’est-à-dire l’ensemble des organismes vivants, sans oublier les micro-organismes). La confusion terminologique de la littérature, même scientifique, trahit manifestement le flou conceptuel et théorique qui entoure encore cette grande idée scientifique de la Biosphère.
La vision scientifique du monde qui domine la civilisation occidentale jusqu’à ce jour et qui est à la base de la société industrielle, enfermée dans son épistémologie mécaniste, entretenue par l’abandon de la tradition unitaire des grands naturalistes (espèce en voie de disparition), par le cloisonnement des disciplines académiques et la spécialisation à outrance, avait dramatiquement négligé les échanges énergétiques et chimiques entre tout organisme et son milieu, et d’une manière globale l’interaction réciproque entre les espèces (le biote) et les diverses parties, rocheuses (lithosphère), liquides (hydrosphère) et gazeuses (atmosphère) de la surface du globe.
En un mot, la tradition scientifique dite moderne, plus précisément classique et néo-classique, dominée par une vision astronomique et physicaliste de la nature, ignorait ce que les naturalistes écologistes, à la suite de Vernadsky, appellent la Biosphère. Il est vrai que l’œuvre du grand scientifique russe Vladimir Vernadsky (1863-1945) reste encore bien mal connue. L’épistémologie mécaniste « sans vie » domine plus que jamais la civilisation judéo-chrétienne occidentale, comme en témoigne le succès de la métaphore technocratique du « vaisseau spatial Terre » et de l’idéologie économique de la gestion de l’environnement global.
L’écologie globale a l’âge de l’exploration de l’espace. Avec les premiers satellites artificiels, l’Année géophysique internationale (1957-58) inaugurait, au sens propre du terme, une nouvelle vision du monde. Mais la biologie était encore absente des recherches géophysiques et géochimiques. L’écologie était encore marginale et son statut social presque nul. L’exploration du système solaire constitue cependant une mutation épistémologique et anthropologique majeure, plus importante que la révolution copernicienne. L’équivalent actuel des atlas publiés à la suite de la découverte du Nouveau Monde et des premiers voyages de circumnavigation, c’est Clairs de Terre, le livre des plus belles photographies de la Terre prises depuis l’espace, publié par Kevin W. Kelley pour l’Association des Explorateurs de l’Espace (Bordas, 1988).
Nous pouvons et nous devons aujourd’hui regarder la beauté incomparable du visage de la terre. Gaïa est la nouvelle (et très ancienne) figure du sacré, la dimension spirituelle de notre conscience écologique. Le nouveau Contrat naturel (Michel Serres) implique la reconnaissance d’une entité morale (et juridique) qui dépasse les sociétés humaines : la Biosphère est ce « grand tout animé d’un souffle de vie » (Goethe) dont parle Alexandre de Humboldt dans son Cosmos. Elle est « la Nature », vivante, à la fois singulière et évolutive, une et diverse, avec une naissance et une mort. En un mot, la planète est une personne, tout autant que nous sommes la planète.
Vue de l’espace, dans la perspective de la planétologie comparée, cette évidence s’impose. La Terre est bien l’unique planète vivante du système solaire. L’éthique de l’environnement, comme on dit, ne contredit pas les droits de l’homme, mais elle se fonde avant tout sur les droits de la Biosphère, sur l’idée que la Vie de la planète terre est le bien suprême. Cette éthique implique pour notre civilisation la découverte d’un « principe responsabilité » (Hans Jonas), parce que nous sommes désormais co-responsables du Destin de la Terre (Jonathan Schell).
C’est dans ce contexte que prend tout son sens le message scientifique de l’écologie globale dont les fondements furent établis par Vernadsky et ses disciples, comme les écologistes G.E. Hutchinson et les frères Odum, aux Etats-Unis, et dont l’actualité épistémologique s’appelle de nos jours l’hypothèse Gaïa de James Lovelock et Lynn Margulis.
Parce que la végétation des continents et le phytoplancton de la surface des océans lui donne vie, grâce à l’énergie solaire et à la photosynthèse, la Terre, comme nous, respire : la célèbre « courbe de Keeling » montrant l’oscillation saisonnière de la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère, en même temps d’ailleurs que l’interférence dramatique de notre « métabolisme industriel » avec l’effet de serre de l’atmosphère de la Biosphère, illustre l’une des grandes découvertes de l’écologie globale.
Ce qui caractérise la face de la terre, souligne la tradition scientifique illustrée par les noms de Hutton, Lamarck, Humboldt, Boussingault, Dokuchaev, Vernadsky, Lovelock et Margulis, c’est l’existence des êtres vivants et les grands cycles de la nature qui vivifient leur « milieu cosmique « (Claude Bernard).
L’idée de la biosphère émerge significativement à la frontière de la géologie, de la paléontologie, de la géographie et de la physiologie. La tradition naturaliste, depuis Buffon et Hutton, ne séparait jamais la Vie et la Terre. Elle est aux racines de la pensée écologique. Le terme de Biosphère sera introduit en 1875, dans un petit livre intitulé Die Entstehung der Alpen, par le géologue viennois Eduard Suess (1831-1914). La grande synthèse géologique de Suess, La Face de la Terre, se terminait, en 1909, par un chapitre intitulé « la Vie ». La notion de Biosphère commença son étonnante carrière dans les années 1920, dans une pluralité de sens, essentiellement grâce à deux géologues : Pierre Teilhard de Chardin et Vladimir Vernadsky, dont les théories sur la Biosphère et la Noosphère furent développées à la même époque et non sans interférences réciproques.
A Paris, Vernadsky publia de nombreux articles dans la Revue générale des sciences, et plusieurs livres dont La Géochimie, en 1924, et La Biosphère en 1929. Ce sont deux classiques de la pensée scientifique contemporaine, deux textes fondateurs de la biogéochimie et de l’écologie scientifique.
Dans son premier livre sur Gaïa, publié en 1979, James Lovelock ignorait encore pratiquement tout de l’histoire de cette tradition scientifique dans laquelle doit s’inscrire le développement de l’hypothèse Gaïa. Tout en reconnaissant que « des idées semblables ont dû venir à l’esprit de bien d’autres scientifiques », Lovelock ne citait alors que quelques précurseurs comme l’écologiste G.E. Hutchinson (ignorant la filiation intellectuelle entre Hutchinson, à Yale, et Vernadsky).
Dans son second livre sur Gaïa, et dans toutes ses conférences depuis 1986, il se plaît à mentionner James Hutton et Vladimir Vernadsky comme les plus illustres prédécesseurs. C’est une reconnaissance d’un immense intérêt, qui éclaire soudain toute la genèse historique de l’écologie globale, de la science de la Biosphère.
Jacques Grinewald
(repris du Sauvage 1965)