Le recours à la terre

25 février 2011,

Nous publions à nouveau les articles fondateurs de Pierre Lieutaghi  parus dans le numéro spécial”Le Jardin, modèle de gestion du monde” du Sauvage N° 71 Eté 1980

Chapitre I

Le jardin-miroir

Où le jardin ensemence le jardinier, où la jardinière devient sorcière, où les tondeuses annoncent les tanks, où la révolution commence dans les choux, où le jardin enfante la terre

Pour commencer, histoire d’aérer ses racines, je bine un peu le mot. Et qu’est-ce que je découvre ? Un lieu fermé. « Jardin », comme l’anglais garden et l’allemand garten, dérive de l’ancien haut-germain gart, « enclos », qui désigne aussi le pieu de la palissade (d’où encore le yard anglais, à la fois « cour » et mesure de longueur). Le latin hortus serait de la même parenté.

Les mythes, les contes de tous les pays, les chansons populaires auraient d’ailleurs pu me dispenser du détour étymologique : le jardin dont ils parlent est toujours un espace sinon fermé, en tout cas bien défendu contre le dehors. Qu’il héberge les arbres de la Connaissance et de la Vie éternelle ou un carré de choux, le jardin est le lieu d’un pacte symbolique ou utilitaire (ou les deux à la fois). Le désordre extérieur doit être tenu à distance de cet accord toujours fragile entre le créateur et sa création. Le jardin est à défendre contre le serpent et le chiendent. C’est par excellent le lieu différent, l’enclave la plus téméraire dans la nature chaotique. C’est l’anti-nature.

Au début, on l’a gagné sur la forêt et la lande. On l’a patiemment débarrassé des souches et des pierres. Dans les régions tropicales, il n’oblige pas au sédentarisme, tant le climat permet la croissance rapide des légumes de base sur les brûlis. Dans la zone tempérée, par contre, il dépend d’un habitat permanent, ou semi-permanent. Une fois compris le principe de l’enrichissement des sols, on substituera la fumure à la recherche de nouveaux espaces à défricher. On découvrira l’entretien, le soin d’une terre, la plus proche possible de l’abri. Le jardin va retenir la maison, favoriser son ancrage dans une sécurité plus grande, en échange de ténacité.

Contre les forces sauvages

Espace protégé. Contre l’intrusion des animaux et des rôdeurs. Contre les forces sauvages désormais reléguées dans les bois, au bord des marais, sous les écorces et les pierres. Mieux que la palissade provisoire, la haie vive assurera une défense double, matérielle par ses branches et ses épines, immatérielle par ses pouvoirs magiques. On la rencontre dans cette dualité sous toutes les latitudes. Elle rassemble des plantes alliées que des signes symboliques désignent à la confiance de l’homme ancien. En Europe, c’est l’aubépine blanche et parfumée qui fut longtemps la gardienne préférée du jardin (et de l’espace bocager). Hostile aux serpents et aux sorciers. Préservée de la foudre, elle vit même sa déesse tutélaire récupérée par l’Église et convertie maintes fois en Vierge Marie.

Espèce protecteur, aussi. À la porte de la maison, et comme son extension ouverte, accueillant aux forces favorables de la Terre et de la Végétation, le jardin est un lieu sûr, un ordre simple. Là, c’est la volonté des hommes qui l’emporte. Seul le meilleur de la nature (ce qui nous sert ou nous émeut) aura accès au jardin. L’herbe sauvage y devient mauvaise herbe, et on la pourchasse. Quand une vénéneuse y est tolérée, euphorbe épurge ou arum dragon, c’est parce qu’elle éloigne taupes et courtilières. Volontiers, le jardinier ancien s’assure la compagnie placide d’une tortue ou d’une famille de hérissons, bêtes reconnues amicales. Tout ça fait du jardin une petite re-création du monde, mais attention : moins le mal. L’erreur initiale suffit, que le jardinier paye de sa sueur mais prend garde de ne pas propager dans ses plates-bandes. Le jardin est un lieu bon, ou qui essaie de l’être, en tout cas. Ça se voit au regard de ceux qui ne savent plus très bien où finissent leurs mains (vertes) et où commencent les feuilles.

Car le jardin ne se cultive bien qu’à double sens. À force de grandir et de s’épanouir vers le jardinier, les plantes l’ensemencent aussi de leur savoir brut et paisible sur la vie des profondeurs et des lumières. Reste alors, évidemment, à disposer d’un cœur fertile, et d’une bonne irrigation de naïveté jusque dans les yeux. Ça vous mûrissait, dans le temps, des gens qui, pour finir, ressemblaient eux-mêmes à des jardins : calmes, joyeux sans excès, chaleureux, mais facilement fermés aux partages qui exigent des percées trop larges dans la haie.

Au jardin, le monde se simplifie. Les choses s’y tranquillisent, deviennent saisissables : la plante apprivoisée, dont on suit toute la vie, l’eau conduite en rigole, le vent calmé, lissé par la haie, le pouvoir de la terre d’assimiler toute vie morte. Le jardin fait croître des hommes attentifs. Le rapport avec la plante cultivée (souvent pied par pied) n’est plus le geste passif ou circonspect du récolteur de fruits et de légumes sauvages : c’est un dialogue rythmé par le cours de la Lune et du Soleil, approfondi ou brisé par les humeurs des saisons, lentement enrichi par l’évolution des techniques. Le jardin enseigne la complicité avec le végétal et laisse entrevoir ses attaches terrestres et cosmiques. C’est une école d’intelligence du monde. Mais il faut savoir ne pas l’y confiner tout entier.

Enclave magique

Dans les régions tropicales et intertropicales humides, le jardin restera longtemps, est parfois encore une enclave quelque peu magique dans la forêt pourvoyeuse de viandes et de fruits. Réserve vivante de tubercules peu à peu améliorés par la sélection empirique à partir des espèces primitivement récoltées à l’état sauvage, ignames, taros ou patates douces. Base ou complément végétal suffisants dans des régimes non ou peu céréaliens. Occasion aussi, comme l’a souligné l’ethnobotaniste A.-G. Handricourt à propos du jardinage mélanésien, d’une connivence avec la plante pouvant aller jusqu’à « l’amitié respectueuse ».

Mais sous les climats où l’épreuve d’une mauvaise saison (froide ou sèche) ne peut être affrontée qu’avec des réserves de nourriture suffisantes, l’avenir appartenait au champ. Dans nos jardins européens, les choux et les poireaux sont à peu près les seules potagères à passer l’hiver dehors. Pas d’autres légumes-racines indigènes que le navet, la rave, le panais et la betterave (et cette dernière jusqu’au XIIIe siècle, n’était connue que pour ses feuilles). D’où le recours à la partie que tout végétal destine naturellement à la conservation et qui est aussi, et de loin, la plus nutritive : la graine. Les populations des zones tempérées allaient prospérer grâce à son pouvoir de survie.

On peut encore jardiner les légumineuses, pois, fève, haricot ou soja. Les céréales, elles, qu’elles soient d’origine proche-orientale (blé, orge, seigle, avoine), orientale (riz, millet, sarrasin), africaine (sorgho) ou américaine (maïs), nécessitent la mise en culture de surfaces importantes. Hormis le riz, objet d’une horticulture toujours attentive à la plante comme individu (repiquage), surtout en Asie méridionale, son aire d’origine, les céréales ont inauguré la production végétale de masse.

L’épi anonyme

Avec le champ, la moisson, le rapport au végétal se distend. L’épi est anonyme. Et complètement oublié chez le boulanger de la ville. Il ne s’agit plus d’élever mais de produire. Et bientôt, non plus, le seul nécessaire mais la denrée marchande susceptible d’être thésaurisée, échangée contre de francs instruments de pouvoir. Le jardin, lui, à l’origine élément d’autarcie, ne s’aventure guère par la suite au-delà d’une économie de type villageois. Quand il alimente la ville, il finit par se faire dévorer par elle. Ce n’est pas lui que le conquérant incendie mais c’est sur lui que repose souvent la survie en périodes de disette. En Occident, où son travail échappera à l’emprise des pouvoirs temporels et religieux, il n’assure ni la prospérité ni la pérennité des empires. Il mènerait plutôt à l’anarchie bien comprise. Voir la dure liberté que découvraient, pendant la dernière guerre, bien des citadins exilés à la campagne : la paix revenue leur en donna assez souvent la nostalgie.

S’il peut se laisser envahir par l’autosatisfaction oublieuse, le jardin est aussi un espace hors tutelle, rebelle à tout centralisme : on ne planifie pas la bordure, ni la plate-bande. On prélève la dîme sur la moisson ou le troupeau, non sur la salade. Le jardin, malgré ses ambiguïtés, héberge de bonnes graines d’anti-impéralisme. L’autonomie peut y prospérer, tuteurée de courage.

Le meilleur de la fumure

Comme s’y bonifie la terre. Le jardin qui nourrit le corps et le regard reçoit aussi sa nourriture, le meilleur de la fumure. Le sol, au cours des siècles, s’y perpétue avec la légèreté et la richesse de celui des bois. L’attention à la plante ne va pas sans le souci de son milieu de vie. Ce sont les civilisations de jardiniers qui ont assuré le « vrai gardiennage de la nature », et non les agriculteurs-éleveurs. Comparer le bocage de l’Ouest (ses restes plutôt) et la Beauce, les Cévennes huguenotes et la Haute Provence, la Chine du Sud et le Middle-West. Dans les premiers termes de ces oppositions, ce sont des jardins qui se multiplient à la façon des cellules dans des membranes protectrices de haies, de talus ou de terrasses, deviennent région et même pays. Qu’importe alors si la nature, sous sa forme originelle, se fait reléguer sur les hauteurs ou dans les fonds : le potentiel vivant — le sol — reste intact. La terre jardinée, alimentée constamment, garde son équilibre et son avenir.

Le jardin (ou ses extensions), avec ses haies, ses cultures multiples, son sol toujours capable de forêts, jamais profondément bouleversé, est l’illustration millénaire d’un accord possible sous beaucoup de latitudes. Dans les meilleurs cas, la plante cultivée y trouve des conditions de vie telles qu’on peut parler d’écologie substituée. Le jardin fournit un modèle de gestion du monde dont la pérennité garantit la valeur. En y ajoutant le savoir actuel sur la vie du sol et des plantes, un emploi bien tempéré des technologies maîtrisables, on arriverait sans beaucoup de peine à une entente optimum et durable avec la Terre. Si tous les jardiniers du monde voulaient se donner la main (par dessus la haie), ça ferait une révolution moins théâtrale mais beaucoup plus nourrissante que la verte, sans représentants des multinationales dans le trou du souffleur. Et une levée de joie pas même imaginable.

Le clivage jardin/champ a creusé, sinon provoqué, des ruptures sociales qui n’ont pas fini de nous affecter. Avec l’avènement de la culture des céréales, en Occident, le travail de la terre s’affirme comme l’affaire des hommes. Et la conduite des gros animaux, la maîtrise des machines. Et le savoir du temps, des prix, du négoce, de l’avenir. Et le pouvoir. Il reste aux femmes l’espace domestique et son prolongement petit, la réduction (pense l’homme) de la ferme : le jardin, la resserre, le poulailler, le clapier. À l’homme le grand espace semé, les vaches, les cochons, les pommiers et la vigne. À la femme le potager (le lieu des légumes pour le pot, c’est-à-dire pour ses casseroles), les petits animaux, la volaille à laquelle les dictons dérisoires l’assimilent. À elle aussi, ça va de soi, la plante sauvage, la mauvaise herbe : celle qui allait devenir bonne en ses mains.

Il faut relire les pages admirables du Michelet de La Sorcière : les homme (d’Église, mais bien aidés par les laïcs) ont voulu déposséder la femme de cet ultime domaine libre, du pouvoir de guérir qu’elle avait gagné à l’ombre de la haie, au fond du jardin, au bord du bois, en gardant les vaches, dans les lieux et les tâches humbles qui lui étaient concédés. De son amitié avec la plante, ils ont fait un pacte avec le diable (« le maître qui fait germer les plantes » : c’est l’un des noms médiévaux de Lucifer). Combien de bûchers pour des sourires appris, non au Sabbat, mais à respirer la mélisse et la sauge. Le seul jardin de femme que l’Église tolère, après l’exorcisme du mariage, et non sans mises en garde contre les maléfices inhérents à sa nature, c’est celui où l’homme « prend son ébattement autant la nuit que le jour ». Là, le seul dépositaire d’une âme fiable pourra semer sans trop de craintes sa propre race, pour l’avenir de son étable et de ses blés. Plaisir compris.

Dans le genre pas sérieux, il reste quand même quelque chose à détourner sans trop de risques de la tutelle mâle, quelque chose d’inutile, évidemment, qui fait sourire les hommes mais qui leur éclaircit en douce un coin des yeux : les fleurs. Quelles qu’en soient les origines lointaines (souvent religieuses), le jardin floral est resté longtemps, demeure souvent encore, le domaine des femmes. Création éphémère, donc acceptable, de celles qui ne créent pas. Semis de douceur à la porte des maisons. Preuve par la couleur et le parfum que la vie c’est forcément plus que le nécessaire, qu’il y a autre chose que l’ordre des sillons et l’odeur des bêtes. Que les cultures d’inutile, c’est peut-être là où s’enracinerait l’homme véritable.

Terreau plein de tendresse

L’abri, qui n’était au début qu’une tanière obscure, est devenu maison grâce aux femmes. Ce sont elles qui rapportent des bois l’ancolie et la primevère pour étonner le pied des murs. Ce sont elles qui laissent définitivement ouverts les volets hostiles à l’intrusion capiteuse du jasmin. Dans le jardin des maîtres, elles osent même voler les fleurs étrangères rapportées des croisades ou des Amériques pour mettre un défi joyeux dans leurs parterres sans luxe. Quelquefois, dans des ruines au nom perdu ou dans un jardin délaissé, on trouve ainsi un pied de balsamite ou d’agripaume, vieilles médicinales des châteaux et des monastères. Ces herbes oubliées parlent de mains expertes en onguents et en eaux vulnéraires, mais aussi de camouflet au privilège des riches (qui perdirent tout autant le lis et la rose). Il fallait la bonne rouerie des femmes pour amorcer cette culture de liberté.

Les jardins gardent la mémoire des sourires et des espérances. Les petits garçons qui vont y rêvasser longtemps y gagnent assez souvent, par fleurs interposées, une douceur qui pourra les faire traiter de filles, plus tard. En même temps naît un doute sur le bienfondé des vérités qui finissent labourées au champ d’honneur, un sens de vie où pétale pèse plus lourd que poing. Dans le plus misérable des jardins libres, il y a un terreau très favorable à la plus fondamentale des révoltes : la tendresse.

Beaucoup trop favorable. Les fleurs aussi, ça se détourne. Au jardin, on l’a vu, se côtoient des germes contradictoires de liberté et d’enfermement, de partage et de soumission. Dans nos pays, c’est surtout le jardin égoïste qui survit, qui prolifère à la cadence des villes. Ce jardin-là épaissit sa haie, la taille volontiers comme mur, rassemble surtout les signes extérieurs de satisfaction. Il représente sans émouvoir.

Témoignage d’un retraité qui habitait, en Haute Provence, un lotissement du genre « passez un troisième âge formidable » : « Au début, ça allait encore. Les gens n’avaient pas clôturé leurs parcelles. Il y avait un début de vie sociale. On se parlait en faisant son jardin, on se passait des boutures ou des graines. Et puis les troènes ont poussé, chacun s’est renfermé chez soi. Ce n’est plus tenable. » Ex-ingénieur rencontré vers Céreste. Il était en passe de fuir son jardin-mouroir.

Une bêche qui endort

Comme toutes les terres où la liberté s’enracinerait se couvrent vite de ses simulacres ! Le jardin ouvrier, inventé par des patrons philanthropes, est un espace concédé qui attache au maître plus qu’il ne favorise l’indépendance. Jardinage d’hommes, cette fois, d’urbanisés de fraîche date, nostalgiques de la terre. C’est toujours ça de gagné, les carottes et les dahlias, et le beau soleil des fins d’après-midi à la porte de la cabane à outils. Et fini la tentation du bistrot. Jardinage moral qui prévient la débauche (nuisible à la production) et, en même temps, évite de trop réfléchir aux conditions de travail et au salaire.

Fonction quelque peu soporifique de la bêche et du sécateur qui mène tout droit à la satisfaction d’être bien chez soi, dans la manifestation fleurie de l’accession à la propriété pleine et entière, au jardin privé de la villa. Ça en rajoute encore au trop qu’on aurait à perdre s’il fallait dénoncer en profondeur le système dissociateur qui nous octroie notre bulle. Ça va jusqu’au « défense d’entrer, jardin piégé » qui proclame la légitime défense de la résidence secondaire, et la capture du jardinier.

Le jardin bourgeois a séparé depuis longtemps les fleurs et l’herbe domestique du légume trivial. Olivier de Serres, au XVIe siècle, distingue ainsi les jardins potager, « bouquetier » et médicinal, clivage qui a fait son chemin en dépit de l’entêtement serein des paysannes et des curés de campagne. Sur le même mode s’opposent aujourd’hui nature et ville, plaisir et travail, enfants et adultes, femmes et hommes, anarchie et rigueur-indispensable-à-la-vie-en-collectivité.

Le jardin de la société de consommation en recompose les normes avec des plantes-décor, du gravier, du mobilier de jardin plein hêtre laqué, des barbecues et des sprays anti-tout. Panem et circenses et bégonias, trilogie du désir des existences bien ratissées, des cœurs désherbés. Avec des Petit-Trianon en kit, on ne refait pas la terre, on camoufle son asphyxie.

Un are de pelouse et disparaissent les Sahels présents et à venir. « Ah qu’on est bien dans ce jardin, loin des engins », dit une chanson très jolie. Loin du désert qui vient toucher, au-dehors, la haie aveugle. Loin de la campagne à la solde des machines, des champs perfusés-désinfectés où les paysans, pas fous mais plus sages du tout, continuent de soigner pour eux seuls des potagers « non traités ». Et les centaines de milliers d’hectares de jardins possibles sacrifiés chaque année à la bétonniculture, en Occident, on les paye avec du symbole : les miettes de sol vivant restées parmi les lotissements ou entre les bretelles des autoroutes. Le ronron des tondeuses sur le moelleux des week-ends, ça ne parle pas de paix, non, c’est plutôt comme la prémonition des tanks.

Travaille, mon petit, et tu auras ton gazon. J’imaginais la rose dérobée au seigneur, et défi ancien à son pouvoir. La pelouse, elle, veut imiter. À la tondeuse, le bourgeois singe le prince, l’ouvrier le bourgeois. Dans un même souci d’illustrer l’avènement de l’état de loisir. L’herbe, que les grands-parents coupaient pour les lapins, en arrive ici à la noble fonction d’espace vert, convenable à l’œil satisfait et aux culs polis du dimanche après-midi, au stade post pousse-café.

Le gazon ou l’anti-liberté

Le gazon, c’est la prairie moins la liberté. C’est la femme tondue parce qu’elle aime un ennemi. C’est la moquette (avatar prolétarisé du tapis des Gobelins) qu’on déroule au dehors et qui va si bien avec la macédoine bégonias-dahlias-cannas-salvia splendens-rose-blue bell girl (salade qui se retrouve, elle, sur les murs du living). Le gazon, c’est la nuque des jeune gens qui ont un idéal, c’est l’idéal de ceux qui n’ont rien compris.

Et aussi le goût pervers pour une nature propre, entièrement soumise, fantasme déjà bien réalisé par les blés nettoyés du dernier coquelicot. Voir le domaine d’Arnheim, d’Edgar Poe, où le souci majeur des maîtres est d’effacer toute trace de désordonné, de périssable. Le gazon, c’est la peur d’affronter les débordements d’une vie bien enracinée dans sa propre mort.

Faudra-t-il, après les ordinateurs, dynamiter les garden-centers ?

Sous le parking de l’hypermarché, les vieux jardins étouffés vifs. Sous le maïs bourré de phytocides, la prairie fabuleuse. Dans la plaine, le vent charrieur de fauvettes ne trouve plus de haies à semer. Les femmes et les hommes aux mains vertes et douces les gardent dans leurs poches. Quand vont-ils s’agenouiller, caresser la vieille joue de la Terre ?

En ces temps de peur du manque, la passion de la puissance ne connaît comme issues que les impossibles qui la justifient. Reste aux simples à inventorier ce qui se pèse au cours du temps et non à celui des bourses. Dans ces comptes-là, le jardin se révèle comme l’un des seuls domaines capables d’avenir. Parce qu’il se construit en même temps que nous, qu’il est la seule proposition terrestre d’inépuisable. Le surrégénérateur est inventé depuis des centaines de millions d’années, c’est l’humus. On pourrait tous avoir ce multiplicateur de vie à sa porte. Converti en jardin, l’un des cinquante hectares de maïs où s’échine un homme solitaire sur ses maîtresses-machines peut faire vivre une famille. Dans une économie diffuse à inventer de toutes pièces, sur le modèle de la prairie. Dans une société rurale retrouvée, mais cette fois libertaire, et vivant avec la terre, non seulement d’elle. La révolution n’est plus aux portes des usines. Il se pourrait même bien qu’elle naisse dans les choux, s’il vient assez de visages vivants devant le miroir des herbes pour les lire feuille à feuille, et comprendre.

Jardin-miroir Miroir des regards et des sociétés. Pépinière de révolte et modèle d’ordre. Profusion et rang d’oignon. Désir et raison. Pour semer dans cette ambiguïté, il ne suffit plus que les mains soient vertes, ni de viser seulement l’autarcie de la salade. Il faut des mains d’un vert juste, et au cœur une greffe de quelque chose qui associe l’ortie et la pervenche dans un goût de vie à aimer tout entière.

Des glycines pour Schubert

Je parle au nom d’un jardin pauvre où j’ai passé quinze ans, où j’ai connu l’amitié d’un cassis et l’odeur des glycines (retrouvée plus tard chez Schubert et Klee), et la linaire cymbalaire qui se débrouillait bien toute seule pour fleurir dans le mur, et un laurier immense dont j’avais fait mes tropiques. Je parle au nom du bocage de l’Ouest, ou plutôt à sa mémoire. Il m’a appris que la terre pouvait devenir un grand jardin et y reconnaître toujours sa vérité native. Il m’a montré le bien-fondé du pacte entre l’ajonc, le chêne (même têtard) du talus, le pommier, le seigle, la vache, l’homme et la hulotte. Il m’a enseigné le ruisseau et le goût des petits prés à la mi-juin. Et un peu de ce que chante l’alouette.

Je parle aussi au nom du jardin que tu touchais et qui essaie de se ressemer en moi depuis que tu l’as quitté, depuis qu’il passe — si vite — à la friche. Qui me demande la mémoire de ses cosmos, de ses menthes, de ses maïs doux, de ses haricots que tu n’aimes pas beaucoup ramasser. Il voudrait se décalquer encore une fois de ce côté-ci des herbes, ce jardin. Mais comment sans tes mains pour le retenir doucement sur la terre ? Ou alors, tans pis, plus tard, entre deux champs d’étoiles où il t’arrivera bien de passer — sinon, il nous faudra probablement renaître.

Je parle au nom des hautes terrasses des Cévennes, là où le jardinage fou des pentes fit naître une race de planteurs de pierres et de meneurs d’eau inspirés.

Au nom du potager fleuri de Gaston et de Simone Montifrey, en Berry déjà solognot, où il pousse une noblesse souriante entre le lupin et le céleri. Au nom de ton grand-père aussi, Gaston. En décembre, il dormait toutes les nuits dans la serre du château : les maîtres voulaient des orchidées sur leur table, à Noël.

Au nom des Italiens sauvages de Carros. C’était en septembre, je crois. On explorait une ravine étroite, sur la rive droite du Var (il paraît qu’il y poussait des plantes rares). D’abord, on sentit l’odeur de la fumée, sur le petit sentier qui essayait de nous perdre dans la broussaille. Et puis, cette clairière incroyable, ce campement d’Indiens amazoniens. Ils s’étaient appropriés une terre oubliée, invisible des routes, presque inaccessible. Ils avaient défriché une quinzaine d’ares (en abattant une vraie jungle de chênes verts, de lauriers et de charmes-houblon), recreusé un canal d’irrigation sur 200 ou 300 m, bâti un pont de troncs sur le ruisseau. Ils faisaient griller leur dernière récolte de poivrons avant de les mettre à l’huile. Une femme et un homme, immigrés, employés dans les industries de la vallée, habitants des H.L.M. de Carros-le-Neuf. Et impossible de se passer de la terre, de l’odeur des feux de branchages. « Mon mari il a creusé loui-même toute le canale et coupé toutes les arbres pour faire le giardino. » Elle racontait ça en surveillant la cuisson de ses poivrons enfilés sur une gaule. Elle riait.

Je prends le droit de parler au nom des jardins libres. En rappelant d’abord la soumission de beaucoup de peuples jardiniers, des fellahs de l’ancienne Égypte aux Chinois, mes ancêtres immobiles : à trop aligner les salades on se met facilement les idées au cordeau. Je prends la parole pour la haie, pour qu’on la laisse mettre sa résille de forêt sur tous les beaux fronts de la Terre, pour qu’elle redevienne le territoire des oiseaux et des esprits de l’air, pour qu’on lui donne toutes ses chances d’ouvertures, entre l’aubépine et le sourire.

La Terre est un jardin

Je pousse la barrière d’un jardin jamais sage, jamais fini, où un peu de monde va se mettre à repousser chaque fois avec les radis.

J’y accueille l’exubérant, le merveilleux, qui ne figurent pas forcément au catalogue des grainetiers. Ils peuvent venir des abords de la décharge voisine : c’est beau, la bardane, le grand chardon-marie. Les herbes à voir, à respirer, à manger et à boire y retrouvent un statut de peuple associé au nôtre. Je n’élève pas des esclaves. Dans ce jardin, on diversifie à l’extrême, on mélange, on associe, on recherche la juste place de l’herbe sauvage : elle ne peut pas être chassée d’un jardin libre, d’un sol vivant. Ce jardin est tout ensemble forêt, prairie, marais, talus, potager, rocaille, verger, vieillesse, enfance. Celui qui s’en occupe en est un élément à la fois directeur et dirigé, non le maître. Ce jardin résume la Terre et tend à en inspirer le devenir.

Pour principes de base : mettre le plus possible de joie et de liberté dans tous les assolements, en ajouter toujours quelques gouttes dans l’arrosoir. Suivre les cours d’horticulture de mai dans les prés et de juin dans les bois. Parler à la carotte et à la capucine. Écouter les doléances de l’ortie. Oser prétendre à la compagnie des plantes étrangères quand on est certain que ni le climat ni le sol ne les feront souffrir (c’est triste, un bananier à Grenoble). Laisser les malheureux torturés de l’horticulture et de l’arboriculture d’ornement dans leurs pépinières-hospices, des acacias-boule aux érables panachés, des « tortuosa » au « horizontalis ». Ficher la paix à l’herbe jusqu’en juin, et ensuite la faucher pour le compost ou le menu d’hiver des lapins. Fleurir l’air avec des nichoirs et des ruches. Semer la mélisse et la menthe, le muscari et la giroflée pour l’apprentissage et la mémoire des voluptés, pour jalonner l’enfance, pour l’herbier d’odeurs des aveugles. Border les passages de plantes douces pour que la peau se reconnaisse des fraternités chez les feuilles quand on se promène nu au jardin, les matins de juillet. Creuser des places d’herbe pour la floraison des corps. Inventer un paradis sans innocence, un lieu non d’insouciance mais de légèreté grave, non l’enclave préservée du désordre extérieur (où l’on entrait au début) mais l’accord avec ce désordre même. Un jardin porté par les vagues de la nature, de notre nature, un jardin sœur et frère, ébloui, inconscient et lucide, fort et doux, sensuel jusqu’à l’austérité radieuse des palmiers, nourriture du corps et du cœur, du sol et des mésanges, un jardin amoureux de sa propre vie, qu’on puisse regarder de près et de très haut (quand on l’aura multiplié partout) en disant : « voilà la Terre ».

Pierre Lieutaghi