Tous les hommes puent sauf le petit Jésus

24 mars 2011,

Le Sauvage n° 25, janvier 1976

Le corps inaccepté et méprisé, c’est d’abord celui des odeurs. La peur éprouvée envers notre propre corps s’exprime d’abord par le refus des odeurs des autres.

par Jacques Brosse*

La proscription de toute odeur charnelle est devenue, au cours des dernières années, de plus en plus intransigeante. On peut en juger par la quantité des annonces publicitaires qui s’y réfèrent, principalement dans la presse féminine, excellent baromètre des mœurs contemporaines. À des fins commerciales, ces publicités renforcent la honte, la rendent quasiment obsessionnelle, mais elles ne la créent pas ; leur outrance même montre à quel point nous sommes ici vulnérables : que de fiançailles rompues, que de solitudes désespérées, et même que de carrières brisées, à cause d’une haleine un peu forte ou d’un fumet insistant. Fort opportunément pour les réprouvés, qui sont légion, une industrie avisée lutte contre cette malchance en les pourvoyant de toute une gamme de déodorants d’une efficacité garantie, mais inévitablement nocive, puisqu’ils font obstacle à une élimination épidermique indispensable au bon fonctionnement de l’organisme. L’invention de ces produits miracles, le nom même de déodorant sont très récents — à peine une génération ; leur succès souligne la démocratisation d’un idéal, autrefois fort restreint et qui ne semble guère remonter au-delà de l’ère victorienne : un homme bien élevé ne sent rien, une femme comme il faut ne doit utiliser de parfum qu’avec la plus extrême discrétion, si elle ne veut point passer pour une femme de « mauvaise vie ».

Cette exigence, aussi absolue qu’irréaliste, découle en fait d’un jugement d’ordre moral et même religieux : le corps ne peut sentir que mauvais, mais, historiquement, c’est tout d’abord un problème de classe qu’il s’agit, problème mineur, peu remarqué, mais d’autant plus significatif. La sueur, et l’odeur qui en résulte, sont les conséquences directes de l’effort et du travail manuel ; elles constituent de ce fait les marques infamantes de la condition prolétarienne : le bourgeois s’entendant à utiliser « l’huile de coude » de ses domestiques, le colonialiste à « faire suer le burnous » ; les patrons, eux, ne suaient pas, tout au plus transpiraient-ils, et encore, dans des circonstances exceptionnelles et, le plus souvent, de leur plein gré, en pratiquant un sport, par exemple. Le peuple se reconnaissait donc à cette odeur âcre et forte ; elle ne provenait pas seulement des rudes besognes que la société lui imposait, mais de ce qu’il ne changeait guère de vêtement et ne se lavait guère.

L’hygiène fut d’abord une mode qui, comme tant d’autres, nous vint d’Angleterre, et il n’est peut-être pas sans intérêt de noter que là-bas elle coïncidait avec les débuts de l’ère industrielle, c’est-à-dire avec l’apparition des fumées malodorantes qui commençaient à se répandre sur les villes et celle aussi d’un prolétariat urbain, misérable, sous-alimenté et vivant dans des taudis que devait, quelques décennies plus tard, stigmatiser Dickens. Chez nous, cette mode fut prise tout d’abord avec une certaine légèreté par la noblesse ; ce n’est que lorsqu’elle gagna les rangs de la bourgeoisie qu’elle se haussa à la dignité d’un précepte, cela sans doute parce qu’elle constituait un critère de différenciation sociale. Cette nouvelle étape fut, semble-t-il, franchie quand le peuple, qui avait jusqu’alors cohabité avec ses maîtres — dans la même maison, mais pas au même étage —, se vit relégué dans les quartiers excentriques industrialisés, à partir du règne de Louis-Philippe et surtout sous le Second Empire, puis dans les banlieues de plus en plus lointaines. Si l’argent n’avait pas d’odeur, il n’en allait pas de même du travail. Un nouveau « progrès » fut réalisé sous la IIIe République avec l’école publique de Jules Ferry ; l’hygiène personnelle fit partie des programmes scolaires, elle devint même devoir civique. Désormais, l’accès à la civilisation passait par elle, et nous allions, grâce à nos troupes, à nos administrateurs et à nos missionnaires, l’imposer à des populations qui ne pouvaient la connaître, puisque n’étant pas Blancs, ils étaient donc sales. Dans la métropole, progrès social et désodorisation allaient de pair, et nos déodorants d’aujourd’hui marquent l’ultime étape de cette évolution qui, de tout prolétaire, fait un bourgeois.

Une telle généralisation s’explique, et en partie se justifie, par l’urbanisation et le confinement croissant des corps dans des milieux de plus en plus clos : l’usine, l’atelier, le bureau, les transports en commun. Et il est bien certain que lorsqu’on prend le métro aux heures d’affluence, on ne peut que bénir les fabricants de déodorants. De plus, une des conquêtes de l’homme moderne étant l’amélioration des moyens de chauffage, qui fait maintenant régner au cœur de l’hiver un été presque tropical, tandis que les logements se font de plus en plus exigus, le problème de la sueur, de l’odeur des corps se pose plus que jamais, et d’un bout de l’année à l’autre.

Seules les vacances permettent l’épanouissement de la véritable odeur des corps, de leur saine senteur, laquelle ne peut vraiment s’épanouir que dans un milieu qui lui corresponde, où l’air est encore vivifié par les arômes végétaux et les fumets animaux sur un fond olfactif avec lequel il s’harmonise. Or cet environnement odoriférant se fait de plus en plus rare. Il existait autrefois dans le Midi, lorsque, arrivant par le train on était saisi, au fur et à mesure qu’on descendait la vallée du Rhône, par les parfums balsamiques de la flore méditerranéenne, auxquels se mêlaient dès qu’on débouchait sur la côte la tonifiante senteur d’iode des poissons et les savoureux fumets de la cuisine à l’huile et à l’ail. Ce Midi-là n’existe presque plus ; il s’est déplacé toujours plus au Sud, toujours plus à l’Est. Et que vont chercher ces gens, traditionnellement casaniers et maintenant voyageurs, qui « font » la Tunisie ou l’Inde, la Grèce ou la Turquie, sinon cet Orient rêvé des aromates et des épices, des encens et des essences ? Là, au moins, dans un cadre approprié, les corps ont encore le droit de sentir.

Mais évoquer l’odeur des corps en Orient — un Orient qui commence dès le Maroc, au sud, dès la Grèce, à l’est — demande quelque prudence, si l’on ne veut pas tomber dans les pièges du racisme. Car, de même que le bourgeois subodorait le prolétaire, de même le raciste se prétend incommodé par les exhalaisons de toute peau différente de la sienne. Il est convenu que de la peau des Noirs, par exemple, émanent des relents sauvages, sinon bestiaux, et, de manière tout aussi conventionnelle, que pour le Noir, le Blanc sens le cadavre. La supériorité du Blanc, seul civilisé, s’exprime dans le postulat implicite que tous les autres, les non-civilisés, les sous-développées, ont pour le moins une odeur bizarre. C’est là un des fondements les plus résistants du racisme, parce que totalement irrationnel, de l’ordre de l’instinct et le plus souvent inconscient.

Or, ainsi que le savent tous ceux qui, libres de ce genre de préjugés, ont vécu en Orient, il s’agit là, non seulement d’une absurde injustice, mais aussi d’une évidente contre-vérité. Car, à de bien rares exceptions près, tous ces « indigènes » pourraient nous en remontrer pour ce qui est de la propreté corporelle, qui est chez eux une exigence souvent raffinée et plus traditionnelle aussi que chez nous. Les ablutions, renouvelées cinq fois par jour en pays musulmans, sont de strictes prescriptions religieuses auxquelles nul ne se dérobe ; en Inde, le paysan le plus pauvre, même s’il n’est pas brahmane, se baigne plusieurs fois par jour dans la mare ou la fontaine de son village ; l’Indien d’Amérique du Sud s’ébat matin et soir dans le cours d’eau le plus proche. On pourrait même dire que, plus il vit en symbiose dans le milieu naturel, plus il demeure « sauvage », plus l’homme attache d’importance à la netteté de son corps.

L’absence d’hygiène que déplorent les bonnes âmes d’Occident n’existe le plus souvent qu’au sein des populations abruties par l’alcool, déracinées de leur milieu naturel par cette « civilisation » que nous avons introduite chez elles. Les habitants des bidonvilles suburbains, réduits à l’état de fantômes, n’ont pas les moyens d’être propres, ils en ont même perdu l’envie.

L’Orient n’éprouve ni honte ni répulsion envers l’odeur des corps ; mieux, il la célèbre, et les parfums dont il fait un usage si fréquent et si général ne la camoufle point, comme chez nous au Grand Siècle, mais plutôt au moyen de ces extraits végétaux ou animaux, qui sont en quelque sorte les essences choisies de la nature, l’encadrent et l’exaltent. Et en effet, pour qui passe outre la prévention de l’Occident, le corps par lui même sent bon, il dégage une odeur sensuelle et saine,  à la fois innocente et pleine d’attrait. À condition toutefois que rien ne vienne perturber les sécrétions physiologiques naturelles. Or nombreux sont les facteurs qui les troublent. Et, en tout premier lieu, notre vêtement trop ajusté au corps et qui le confine, ces tissus artificiels presque étanches qui empêchent la peau de respirer, enfin les chaussures et les chaussettes où marinent les pieds, pour ne pas parler de ces « collants » féminins, qui sont de véritables combinaisons de scaphandre. Mais des mauvaises odeurs, sont aussi responsables cette nourriture échauffante et trop abondante — on parle beaucoup de malnutrition par défaut, presque jamais de la malnutrition par excès —, mal équilibrée et souvent malsaine qui est aujourd’hui la nôtre, ainsi que l’abus des boissons alcoolisées, le vin surtout, qui empoisonnent haleine et transpiration. Il suffit de voyager pour comparer, à son net désavantage, l’odeur corporelle d’un Occidental « qui ne se prive de rien », à celle d’un musulman qui s’abstient de boissons fortes et mange avec sobriété, ou d’un Indien végétarien. À ces causes de perturbations physiologiques s’en ajoutent d’autres, moins évidentes sous doute, mais tout aussi actives, qui sont, elles, d’ordre psychique : notre agitation nerveuse, nos soucis lancinants, une certaine insatisfaction qui s’accroît et se généralise, engendrent sur ce plan aussi des dysharmonies et même des dysfonctionnements organiques perceptibles à l’odorat. La peur, l’inquiétude, l’insécurité, l’angoisse donnent à la sueur un relent fort déplaisant. Les animaux le sentent bien qui, à notre odeur, jugent de notre état, fuient ou attaquent, mais ne se laissent pas approcher.

Il n’en demeure pas moins que, tels que nous ont modelés deux millénaires de christianisme, nous continuons à éprouver vis-à-vis de l’odeur de la chair — de la nôtre et de celle d’autrui — une invincible méfiance, et nous avons quelque peine à convenir qu’un corps puisse vraiment sentir bon. Car, même si nous n’y croyons plus, cette odeur est celle du péché. On nous a si longtemps rabâché que nous étions des âmes immortelles, emprisonnées dans des corps périssables, qu’il nous en est à notre insu resté quelque chose. Le péché originel — et nous soupçonnons qu’il n’est pas sans avoir affaire avec la sexualité — nous a contraint à couvrir cette nudité, dont nous avons alors pris conscience et, avec elle, ce corps de désir, devenu invisible et inodore. Il nous a soumis aussi au travail forcé, à vivre « à la sueur de nos fronts », de nos corps.

Depuis lors, nous puons, comme le dit la sainte chansonnette que certaines bonnes sœurs apprenaient, il n’y a pas si longtemps, aux petites filles, leurs pensionnaires :

Tous les hommes puent

Ils sentent la charogne

N’y a qu’, n’y a qu’

Que le petit Jésus

Qui fleure l’eau de Cologne.

Et n’est-ce pas là, tout au fond, le secret de notre répugnance, l’inquiétude qui nous prend devant une odeur qui pourraient bien être celle de notre futur cadavre, car la crasse, c’est d’abord cela, des cellules mortes. D’où cette manie compulsive de la propreté, qui est un des symptômes bien connus de la névrose obsessionnelle. Peut-être après tout que les peuples qui n’éprouvent pas cette répulsion sont ceux qui n’ont pas peur de la mort. Et, somme toute, la seule senteur charnelle qu’admette l’Église est celle qui miraculeusement remplace les sourds remugles de la progressive putréfaction, cette fameuse odeur de sainteté, réservées aux élus, à ceux dont le corps n’a pas péché.

Sans doute faut-il être païen et poète, comme l’enfant avant qu’on lui ait de force inculqué certains dégoûts, pour prendre librement plaisir aux odeurs. En elles, et à commencer par celles qui émanent de son propre corps, l’enfant reconnaît de précieuses et réconfortantes équivalences avec tout ce que spontanément il aime : l’odeur des sous-bois et du pain chaud, celle des fleurs et des fruits, celle de la terre mouillée, celle, plus tard, de la fourrure.

Jacques Brosse

Mots-clés : corps, hygiène, odeur, sueur


* Auteur de l’Inventaire des sens (Grasset)