Par Hadrien Gens
La retraduction l’année dernière chez Rivages de Milieu animal et milieu humain (14€) du biologiste Jakob von Uexküll paru en 1934, devrait permettre de faire (re)découvrir la pensée méconnue de cet auteur majeur. Dans ce livre, Uexküll nous ouvre les portes des mondes de nombreux animaux comme l’abeille, le chien, l’anémone de mer, l’oursin, l’escargot ou la poule, mais également de nos propres mondes humains, celui de l’enfant, du convalescent, du forestier, etc. La thèse fondamentale de Milieu animal et milieu humain est que l’animal n’est pas une machine mais un machiniste ; c’est un sujet qui s’ajuste à son milieu mais qui ne le subit pas. Par là, le biologiste retrouve notamment l’idée selon laquelle le temps et l’espace dépendent du sujet et sont fonctions de lui : si dans le temps perceptif de l’homme un moment dure 1/18 de seconde (il faudra insérer une 19ème image dans une seconde pour qu’elle soit subliminale), un instant vaudra dans le temps perceptif de l’escargot environ 1/3 de seconde.
Cette biologie que l’on pourrait appeler descriptive s’oppose à la biologie physicaliste et mécaniste, elle s’oppose au béhaviorisme, à ses expériences et à sa conceptualité trop pauvre (boîte noire ou réflexe conditionné). Ainsi les expériences de labyrinthe ne prennent pas en compte le milieu propre du rat, sa spatialité propre, mais pensent la spatialité comme étant objective, uniforme et mathématisable. Critiquant ce qu’il nomme la « fiction d’un espace universel », Uexküll écrit : « Trop souvent nous nous berçons de l’illusion que les relations qu’un sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu se déroulent dans le même espace et le même temps que celles qui nous lient aux choses de notre milieu humain. Cette illusion est nourrie par la croyance en l’existence d’un monde unique dans lequel sont imbriqués tous les êtres vivants ». L’espace n’est donc pas composé de distances objectivement mesurables mais de significations subjectivement interprétables. Cette biologie descriptive développe une herméneutique dans la mesure où elle insiste sur le fait qu’il n’y a pas de perception ni d’action sans signification ou sens. En faisant du concept de signification un concept absolument central, Uexküll montre que la signification est au cœur de la vie, et que l’activité fondamentale du vivant est l’interprétation. Dans d’étonnantes pages consacrées au bernard-l’hermite et à l’anémone de mer, Uexküll montre comment le même « objet », l’anémone de mer, est interprété différemment par le crustacé selon sa « disposition », selon son humeur – au sens hippocratique du terme. Lorsque le crustacé n’a pas de coquille, l’anémone prend la signification d’abri, de résidence, et le crustacé essaye de se glisser dans l’anémone, fusse en vain. Lorsqu’il manque à la coquille du bernard-l’hermite la couche protectrice d’anémones qui lui sert de défense contre la seiche, l’anémone prend la signification de protection et le crustacé plante l’anémone sur sa coquille. Enfin, l’anémone de mer est interprétée comme repas lorsque le crustacé est affamé. L’unité de base du vivant n’est donc pas la cellule ni la molécule mais le signe, la signification, et la vie elle-même est une activité herméneutique.
Considérant la multiplicité presque infinie des milieux, leur enchevêtrement, Uexküll demande : « Comment un même sujet [le chêne] se présente-t-il comme objet dans différents milieux où il joue un rôle important ? ». Le chêne existe en effet dans le milieu rationnel du bûcheron, dans le milieu magique de la petite fille dans lequel l’écorce boursouflée du tronc devient le visage d’un dangereux démon, dans le milieu du renard qui construit sa tanière entre les racines, dans le milieu de la fourmi, etc. Mais le chêne n’est en fait jamais perçu en tant que chêne. S’il est une quantité de bois pour le bûcheron et un démon pour la petite fille, il n’existe pas non plus en tant que chêne pour la fourmi : « Dans le milieu de la fourmi, l’ensemble du chêne disparaît derrière son écorce craquelée dont les vallées et les collines deviennent le terrain de chasse des fourmis ». Uexküll nous présente ainsi un monde éclaté en une infinité de milieux subjectifs ayant la même réalité : « Si l’on voulait récapituler toutes les propriétés contradictoires que le chêne présente en tant qu’objet, il en résulterait un chaos ». Les milieux animaux ne sont pas emboîtés dans le milieu de l’homme, celui-ci étant lui-même emboîté dans ce qui pourrait être le monde de la science. Ainsi, même le milieu de l’astronome qui s’étend jusqu’aux étoiles les plus reculées, qui englobe « objectivement » tous les autres milieux, ne doit pas être pensé comme l’ultime contenant dans lequel tous les autres milieux s’emboîteraient : « Et pourtant le milieu entier [celui que l’astronome voit à la lunette] n’est qu’un morceau infime de la nature, découpé suivant les aptitudes d’un sujet humain. […] Et pourtant, tous ces différents milieux sont supportés et protégés par l’Un qui leur reste à jamais inaccessible ». La nature que décrit le biologiste est un réseau infini de milieux en rapport les uns avec les autres et qui composent ensemble une unité vivante.
Hadrien Gens