Reprint Le Sauvage, octobre 1977
par Edgar Morin
On connaissait les romans de cape et d’épée que des feuilletonistes de génie débitaient au siècle dernier. Aujourd’hui, le Sauvage publie « en feuilleton théorique » un manuscrit qu’Edgar Morin consacre à l’interrogation de cette nouvelle connaissance et conscience qui surgit en notre fin de siècle : l’écologie. Ce texte est la version actuelle d’un chapitre qui paraîtra, en 1978, dans le tome II de La Méthode, La Vie de la vie. Rappelons que le tome I de cette grande entreprise, La Nature de la nature, est paru au Seuil, cette année.
Ce texte palpitant et tourbillonnaire, nous entraîne à une nouvelle et fabuleuse exploration de la Nature, dont le mystère ne se trouve plus dans les continents lointains et les îles du bout du monde, mais à la sortie de nos villes, au cœur de ce que l’écologie scientifique appelle désormais « écosystèmes », et que Morin propose de nommer aussi « éco-organisations ». C’est l’exploration de la dimension écologique de toute vie, y compris et surtout la nôtre, que nous entreprendrons à la suite de ce penseur-mousquetaire qui s’attaque, sur tous les fronts scientifiques à la fois, à la recherche de la pensée complexe.
Dans le grand vide qui demeure entre l’écologie, conçue comme science universitaire et l’action du mouvement écologique, la réflexion de Morin suggère à chacun d’opérer une utile navette.
Voici donc le début de ce vaste et beau travail, qui a la fraîcheur et le lyrisme des grandes découvertes. Morin est un inventeur, mieux un géniteur. Paul Morand disait de Dumas qu’il violait l’histoire. Edgar Morin fait l’amour avec la science, et les enfants qu’il lui fait sont mieux qu’immortels, vivants, car comme l’écrit Morin : « Les seules vérités qui vaillent sont les vérités biodégradables ».
Préface Le Sauvage1977
1/ L’éco-organisation
Écosystème : machine vivante
Quand on considère notre environnement, on voit régner un ordre d’invariance et un ordre d’horlogerie. L’ordre d’invariance a ses fondations dans les sous-sols de roche, trouve sa permanence dans la croûte terrestre et, avec les grands arbres des forêts, élève majestueusement ses vivants piliers vers le ciel.
L’ordre d’horloge, c’est celui de la rotation de la terre sur elle-même et autour du soleil, qui entraîne dans son sillage l’alternance régulière des éveils et des sommeils, déclenche à leurs heures le chant du rossignol et le chant du coq, la chasse de l’aigle, du renard, du lion, le mouvement des troupeaux vers leurs points d’eau ; saisonnièrement, il recommence la chute des feuilles, le resurgissement des bourgeons, l’éclatement des cocons, le rut des mâles. L’ordre physique se prolonge en ordre vivant, lui-même régi par des « programmes génétiques », fabricateurs d’invariance et de répétition, et ainsi la Nature apparaît comme permanence, régularités, cycles, répétitions.
Et pourtant, quand on regarde soit à très long terme, soit de très près, cet ordre soudain vacille et se craquelle. À l’échelle de centaines de milliers d’années, le sous-sol craque et se déplace, l’écorce terrestre se plisse, se soulève, s’affaisse, les continents dérivent, les eaux noient les terres et les terres émergent des eaux, les forêts tropicales et les calottes glaciaires avancent ou reculent, les érosions creusent, arasent, pulvérisent. À regarder de très près et à court terme, c’est-à-dire en discernant les individualités vivantes, on voit un tohu-bohu d’unicellulaires et d’animalcules, un fouillis et une bousculade de plantes entremêlées, entreparasitées à travers les forêts, jungles, savanes, maquis, des insectes agités de mouvements désordonnés, des animaux de terre ou de ciel au comportement déroutant et, partout, une autophagie permanente de la vie mangeant la vie, une lutte féroce de tous contre tous où l’on s’entre-chasse, s’entre-dévore, s’entre-combat, s’entre-détruit, dans un désordre sans loi dérisoirement appelé loi de la jungle.
Comment conjoindre ces deux visions qui, jusqu’ici, se sont toujours repoussées l’une l’autre, l’une faite d’ordre et d’harmonie, l’autre de désordres et de luttes ? Ces deux visions contraires sont l’une et l’autre « vraies », mais ces deux vérités ne peuvent trouver leur sens que dans l’idée d’écosystème et éco-organisation.
Écosystème : ce terme veut dire que l’ensemble des interactions au sein d’une unité géophysique déterminable (niche) contenant diverses populations vivantes constitue une Unité complexe de caractère organisateur ou système (pour les définitions systémiques premières, cf. tome I, p. 105*).
Ce qui signifie que nous devons considérer l’environnement non plus seulement comme ordre et contrainte (déterminismes, conditionnements du « milieu »), non plus seulement comme désordres, destructions, dévorations, aléas, mais aussi comme organisation, laquelle, comme toute organisation complexe, subit/comporte/produit du désordre et de l’ordre.
Comme nous allons le voir, l’environnement conçu comme l’union d’un biotope et d’une biocénose est pleinement un système, c’est-à-dire un tout s’organisant à partir des interactions entre constituants (biologiques et géophysiques) ; c’est pleinement une Unité complexe ou Unitas multiplex, qui comporte une extraordinaire diversité d’espèces, unicellulaires, végétaux, insectes, poissons, oiseaux, mammifères (2 millions d’espèces d’insectes, 1 million d’espèces de plantes, 20 000 espèces de poissons, 8 700 espèces d’oiseaux dans la biosphère) ; c’est un système qui produit ses émergences, non seulement au niveau global (une organisation homéostasique), mais aussi au niveau des êtres qui le constituent (lesquels déploient et développent des qualités dont ils ne disposeraient pas isolément). C’est un système qui produit ses contraintes, en réprimant des potentialités de vie ou de comportement, en éliminant ou détruisant ce qu’il ne peut intégrer, en instituant la loi de fer de la dévoration mutuelle. Comme nous le verrons, les rapports entre le tout et les parties sont d’une extrême ambiguïté et complexité, ce qui illustre le principe que le tout est à la fois plus et moins que la somme des parties (formulé en tome I, pp. 106-115, 126-128), que le tout est plus et moins que le tout, que les parties sont plus et moins que les parties, qu’il y a scissions, trous noirs, zones d’ombre à l’intérieur du tout et aussi dans les interrelations entre parties. Comme tout système actif, l’écosystème est à la fois constitué et déchiré par ses interactions internes, les interactions entre les parties et le tout, où se développent des relations à la fois complémentaires, concurrentes et antagonistes.
Disons même que le terme de système est trop statique, limitatif, et risque d’appauvrir la perception et la conception. À l’exception de son socle géologique, l’éco-organisation est active : elle est constituée précisément par les innombrables interactions, non seulement de comportement, mais aussi biochimiques, biophysiques, et cela dans un formidable turnover où, inéluctablement, tous les êtres individuels, constitutifs de l’écosystème meurent et sont sans cesse remplacés par les nouvelles naissances. Comme nous allons le voir, l’écosystème est homéostasique parce que son organisation constitue en fait une pluri-boucle, productrice de soi, organisatrice de soi, et que l’écosystème est en fait une gigantesque machine de vie, un fabuleux moteur de vie (pour les concepts de machine et moteur, cf. tome I, pp. 155-197, 210-215).
Et voilà le problème : comment un incroyable tohu-bohu de conflits, phagies, prédations, dévorations, autocentrismes, égoïsmes, sociocentrismes, ruses, leurres, comment un délire de germinations, pontes, éclosions, morts, massacres peut-il produire une machine aussi bien tempérée, une organisation aussi régulière, aussi raffinée ? Déjà, nous nous sommes étonnés, dans le tome I, que les milliards de gigantesques soleils nommés étoiles, noyaux et piliers de l’ordre cosmique s’auto-entretiennent par régulation spontanée à partir d’une incroyable furie et folie flamboyante. Ici, c’est un étonnement à la fois le même — par l’intensité — et autre, car l’éco-machine n’est pas constituée de particules ou atomes, elle est constituée d’êtres vivants, d’individus auto-référents. L’éco-machine n’est pas seulement une machine, c’est un poly-être vivant à base géophysique, et c’est dans ces termes, et non les seuls termes de système, que doit être conçue l’éco-organisation.
II – Les interactions complémentaires/concurrentes/antagonistes constitutives d’éco-organisation (associations, symbioses, parasitismes, bio-phagies, prédations)
La gamme des interactions qui s’opèrent dans la biocénose est extrêmement diversifiée et va des solidarités les plus cohésives aux antagonismes les plus destructeurs.
Au premier chef des solidarités, il faut, ne serait-ce que pour mémoire, évoquer celle des cellules d’un même organisme, issue d’une association éco-systémique entre unicellulaires (il existe encore aujourd’hui des unicellulaires vivant à l’état dispersé qui, en situation de pénurie, se rassemblent pour former un organisme) ; il faut surtout, outre les groupements du type banc ou colonie, bien dégager le phénomène social, qui est, non pas exceptionnel, mais très répandu chez les êtres dotés d’un appareil neuro-cérébral (insectes, poissons, oiseaux, mammifères). Alors que les sociétés groupent des êtres de même espèce, les symbioses sont des associations durables et réciproquement profitables entre des êtres d’espèces différentes ; les symbioses sont multiformes : entre animaux et végétaux (symbioses entre protistes ou spongiaires avec des algues unicellulaires, symbioses entre fourmis « coupeuses de feuilles » avec les champignons qu’elles élèvent) ; entre animaux (bernard-l’ermite et actinies), entre organismes-hôtes et micro-organismes logés dans leurs intestins, où ils dégradent les substances que l’hôte est incapable de digérer (ainsi nos opérations digestives nécessitent des bactéries qui, du même coup, s’en nourrissent) ; enfin, l’homme s’est créé des symbioses multiples en domestiquant végétaux et animaux (ainsi, en opérant ses sélections sur les plantes cultivées pour en accroître la productivité, en modifiant leur milieu d’existence, il a provoqué l’affaiblissement de certaines de leurs qualités de résistance ou d’adaptabilité et, désormais, ces plantes ne peuvent plus se passer des soins de leurs cultivateurs contre les parasites et mauvaises herbes, de même que ces cultivateurs ne peuvent plus se passer du produit de ces plantes).
Le mutualisme, relation vitalement obligatoire entre des êtres vivants d’espèces différentes, peut être considéré comme une symbiose qui ne peut être défaite que par la mort des partenaires. Le commensalisme est le comportement par lequel un animal bénéficie de l’alimentation d’autrui, sans pour autant léser ce partenaire : ainsi hyènes, chacals, vautours, etc. se nourrissent des reliefs du repas des lions et des tigres.
Symbioses, mutualismes et, en général, interdépendances constituent des relations en boucle, où le besoin de l’un satisfait le besoin de l’autre. Ce type de relation en boucle, qui s’institue entre les activités vitales d’espèces différentes, peut prendre des formes multiples et complexes, comme la relations fleurs/abeilles où l’abeille, tout en se nourrissant du pollen, contribue à le disséminer, c’est-à-dire contribue au cycle vital de la plante tout en la parasitant (cf. tome I, note p. 166).
Toutes ces relations associatives sont évidemment dotées de vertus organisationnelles : toute coalition crée des interactions entre les coalisés, lesquelles organisent un tout systémique, lequel fait émerger des qualités nouvelles ou émergences (tome I, pp. 106-11). Ainsi, les symbioses et mutualismes incarnent l’image de l’association de l’aveugle et du paralytique, qui transforme deux infirmes en un être valide à deux têtes. Déjà, les associations durables entre êtres de même espèce échangeant de l’information, les sociétés, ont une haute valeur organisationnelle, non seulement pour l’espèce sociale et ses individus, mais aussi pour l’écosystème dans son ensemble, et elles créent de l’éco-organisation qui se joint et se combine aux phénomènes d’éco-organisation issus des associations, interdépendances et complémentarités entre êtres d’espèces différentes.
Parasitisme et asservissement : du virus à l’homme.
Toutefois, l’écosystème comporte, non moins nombreuses et multiples, des interactions, à caractère antagoniste et destructeur. Tout d’abord, le parasitisme se distingue de la symbiose dans le sens qu’il s’effectue toujours au détriment du parasité. Le parasitisme sévit dans le monde végétal (bactéries, champignons, gui, etc.) et surtout dans le monde animal (puces, poux, chiques, larves parasitaires, parasitisme du coucou qui pond dans les nids d’autres oiseaux, fourmi rouge des bois, etc.) ; nous pouvons concevoir comme parasitisme les multiples formes d’asservissement (définition du terme, tome I, pp. 239-246), qui se déploient particulièrement aux deux extrémités de la vie, chez le virus et chez l’homme ; le virus asservit l’appareil informationnel d’une cellule pour lui faire fabriquer les produits nécessaires à sa propre reproduction, ce qui entraîne la destruction de la cellule et la multiplication des virus : cette opération transforme l’asservissement en prédation, ou plutôt l’asservissement conduit à l’acte phagique/destructeur. Il en est de même chez l’homme qui a développé des formes multiples et combinées de parasitisme/asservissement se terminant par la mort et la consommation de l’asservi ; ainsi l’homme asservit l’appareil reproducteur des plantes et animaux (sélections, croisements, hybridations) et l’appareil cérébral des animaux domestiqués (pour qu’ils œuvrent d’eux-mêmes dans son intérêt et se préparent d’eux-mêmes à devenir sa nourriture) ; en même temps, l’homme de la société moderne devient l’asservisseur global des écosystèmes (la « conquête » et la « maîtrise » de la nature), c’est-à-dire l’hyperparasite du monde vivant. Enfin, aussi généraux que les phénomènes de solidarités/associations, se déploient les concurrences (entre individus de mêmes espèces ou d’espèces différentes pour une même nourriture, un même avantage ou un même habitat) et surtout les bio-phagismes, phénomène évident et universel où l’être vivant se nourrit d’un autre être vivant, dont la prédation est la forme active et chasseresse.
Tous les types d’interaction entre êtres vivants que nous venons de recenser peuvent très aisément rentrer dans les catégories de complémentarité (associations, sociétés, symbioses), de concurrence (ce terme vient d’être employé) et d’antagonisme (parasitismes, relations prédateur/proie, mangeur/mangé, conflits entre individus d’une même espèce ou d’une même société pour la domination ou la conquête sexuelle).
L’écosystème illustre ainsi concrètement et démontre activement la proposition systémique formulé en tome I : les relations entre parties ou actions constitutives d’un système, ainsi que les relations entre ces parties ou actions et le tout présentent des caractères non seulement complémentaires, mais aussi (ne serait-ce que virtuellement) concurrents et antagonistes (tome I, pp. 118-122, 146-147). Ici, dans les écosystèmes vivants, les concurrences et antagonismes sont actualisés, incarnés, activisés de façon permanente. Au premier regard, tout semple opposer, d’une part, ce qui est organisation solidaire (association, coalition, coopération), et d’autre part, ce qui est désorganisation et destruction (concurrence, biophagies, prédations) ;
La prédation, phénomène de destruction de la vie, est en même temps un phénomène de conservation de la vie.
mais, au second regard, nous découvrons que tout est ambigu, ambivalent, incertain, complexe, en un mot aussi bien dans ce qui semble le plus constructeur que dans ce qui semble le plus destructeur.
Effectivement, il ne faut pas juxtaposer en catalogue ces catégories de complémentarité, concurrence, antagonisme. Nous le verrons et le reverrons : les phénomènes les plus évidemment complémentaires que sont les sociétés présentent des antagonismes internes (conflits inter-raciaux) et externes (coalition contre autrui) ; les phénomènes les plus antagonistes, comme la relation mangeur/mangé, prédateur/proie comportent et même construisent des complémentarités fondamentales.
Cela signifie au premier chef que complémentarité ne s’identifie pas nécessairement avec solidarité : comme nous le verrons, la complémentarité s’exprime le plus fondamentalement dans la food-chain qui est aussi ce qu’il y a de plus destructeur dans la nature, puisqu’elle est aussi la chaîne bio-phagique qui nourrit le prédateur par la mort de la proie, nourrit la proie par la mort de la plante, nourrit la plante par les produits de décomposition de toutes les morts accumulées et conjuguées. Or, cette chaîne de mort est la chaîne qui nourrit et réorganise la vie d’un écosystème. Elle constitue en même temps le circuit régénérateur et recombinateur des matériaux de la vie, carbone, hydrogène, oxygène, azote, sels minéraux.
Par un autre aspect, la prédation, phénomène de destruction de la vie, est en même temps un phénomène de conservation de la vie, et cela du point de vue des proies elles-mêmes. Les courbes démographiques à longue période concernant proies et prédateurs montrent que lorsque le nombre de proies diminue sous l’effet de la prédation, alors les prédateurs, qui subissent la famine, diminuent à leur tour en nombre ; du fait de cette raréfaction des prédateurs, le nombre des proies s’accroît alors, ce qui va accroître le nombre des prédateurs, et ainsi de suite dans une causalité rétroactive que seul peut briser un accident extérieur au cycle : ainsi, un processus de déséquilibration/rééquilibration entretient à la fois la proie et le prédateur et devient régulateur, c’est-à-dire organisationnel. La prédation, sans cesser d’être un facteur de destruction, devient aussi facteur de conservation de deux espèces, donc de conservation de la diversité, et apparaît du même coup comme facteur de conservation de cet antagonisme organisationnel lui-même. En même temps, les interactions prédateurs/proies constituent des facteurs d’amélioration du comportement (développement des aptitudes physiques et stratégiques à la chasse des uns, à la fuite des autres) et des facteurs de sélection (élimination des moins rapides, avisés et habiles tant parmi les chasseurs que les chassés). On voit du coup que la prédation contient aussi en elle des facteurs de concurrence, ici entre prédateurs de même espèce, devant la raréfaction des proies.
Nous devons concevoir également que la concurrence (et cela vaut aussi pour la concurrence entre espèces différentes) présente des caractères organisationnels. Ce que le darwinisme nomme « sélection naturelle » désigne les effets des antagonismes et des concurrences. Darwin donne à cette « sélection » un rôle clé dans le développement évolutif des espèces, donc de l’organisation même des êtres individuels. Mais (de même qu’il lui manque le sens de l’association et de la coalition), il manque au darwinisme la dimension de l’écosystème et de l’éco-organisation pour comprendre que l’antagonisme et la concurrence ont des caractères organisationnels, non seulement dans l’écosystème, mais aussi de l’écosystème, c’est-à-dire que le développement des organismes vivants est aussi le développement des éco-organisations comprenant ces organismes : l’évolution n’est pas seulement évolution des espèces, mais aussi, comme on le verra plus loin, éco-évolution.
De même que les antagonismes et concurrences comportent des ambiguïtés et des complémentarités organisationnelles, de même les solidarités comportent des ambiguïtés, des concurrences et des antagonismes.
Notons tout d’abord les ambiguïtés et les ambivalences entre symbiose et parasitisme. La symbiose peut être considérée comme un parasitisme mutuel devenu bénéfique, le commensalisme comme un parasitisme inoffensif. Plus important est de concevoir non plus de façon isolée un phénomène de symbiose, par exemple, mais dans son cycle ou processus : ainsi, les bactéries qui vivent symbiotiquement dans la panse du ruminant se nourrissent des herbes qu’absorbe l’animal, et sont donc, en ce sens, des parasites ; mais, cette assimilation étant nécessaire au processus digestif, les bactéries sont surtout symbiotiques jusqu’au moment où le ruminant fait passer son bol alimentaire dans son estomac : dès lors, il se nourrit de ces bactéries qui se sont multipliées symbiotiquement/parasitairement dans sa panse, et la relation, en ce second temps, devient phagique aux dépens des bactéries, après avoir été à leur avantage dans le premier temps. Mais le processus de reproduction des bactéries, qui s’effectue dans la panse, entretient leur survie d’espèce et, à ce niveau et sous cet angle, la relation redevient symbiotique. Ainsi on voit, dans une relation fondamentalement ambiguë, transformations cycliques de complémentarités en antagonismes et vice-versa. Plus encore : on suppose aujourd’hui que des phénomènes clés de l’évolution ont pu être dûs à des transformations de parasitismes en associations nécessaires. Ainsi, les mitochondries, désormais vitalement intégrés à l’organisation cellulaire, auraient été originairement des parasites ; on a pu faire l’hypothèse que certains virus, s’intégrant durablement dans l’ADN des cellules reproductrices, aient pu déclencher des mutations, non pas létales, mais au contraire, complexifiantes, comme l’apparition de l’ossification chez un chordé, c’est-à-dire la naissance de l’embranchement des vertébrés. Ici, comme souvent dans tout ce qui est évolutif, un élément ou événement hostile joue le rôle de « défi » qui stimule les réponses organisationnelles, voire permet la constitution d’une méta-organisation qui intègre en elle, de façon désormais fonctionnalisées, l’élément perturbateur : c’est en quelque sorte comme on l’a déjà vu (tome I, p. 323) la transformation du « bruit » en information qui permet un accroissement de complexité. Ainsi donc, il nous faut considérablement assouplir les relations entre antagonisme et complémentarité et, dans ce sens, nous allons maintenant voir que les solidarités, associations, coopérations comportent nécessairement leur contraire. La « structure de coalition » (coalition structure) que constitue une société n’est pas seulement une solidarité pour (l’intérieur), c’est aussi une solidarité contre (l’extérieur), c’est-à-dire contre un environnement hostile qui constitue un opposant incertain et ambigu.
Il ne faut pas opposer le message de Rousseau et le message de Darwin
C’est dire que toute organisation solitaire, la société ou la famille au premier chef, s’oppose en quelque sorte au monde extérieur : ce n’est pas seulement la chaleur affective qui commande leur cohésion, c’est aussi le froid extérieur. L’existence de communautés développe l’égoïsme du groupe à l’égard des autres groupes ou êtres. Il y a dans l’association un phénomène de fermeture qui est autant anti-organisationnel, du point de vue du tout, qu’il est organisationnel, du point de vue du groupe. Toute coalition renforce la potentialité compétitive et, dans ce sens, la solidarité contribue à l’hostilité, la complémentarité contribue à l’antagonisme. Ajoutons qu’à l’intérieur des sociétés, non seulement le désordre est loin d’être résorbé, mais souvent, et surtout chez les mammifères, les sociétés sont le théâtre de compétitions et conflits internes, notamment pour la répartition de la nourriture, pour la domination, pour la possession des femelles. Et là encore, non seulement les sociétés tolèrent désordres et antagonismes internes, mais elles se construisent et s’entretiennent à travers désordres et antagonismes internes (cf. pour les sociétés primatiques l’analyse in Morin 1973*, p. 39-51). D’où cette « loi » que je pourrais formuler ainsi : les sociétés ont toutes et toujours une composante éco-organisationnelle, c’est-à-dire une participation du désordre et, éventuellement, de la compétition et de l’antagonisme actif dans leur socio-organisation.
Il est donc nécessaire de comprendre le caractère interdépendant et intercombinatoire des phénomènes de complémentarité /concurrence/antagonisme, c’est-à-dire la présence de l’antagonisme et de la concurrence dans la complémentarité, ce qui, à nouveau, nous appelle à penser selon une logique de la complexité.
Ainsi donc, alors que dans le cadre de la pensée simplifiante, complémentarité et antagonisme, coopération et conflit sont des notions qui s’opposent absolument, nous sommes contraints de les poser et penser ensemble, c’est-à-dire d’appréhender la complexité phénoménale et principielle de l’éco-organisation. Nous voyons que les associations les plus solidaires renforcent les antagonismes avec l’extérieur et comportent des antagonismes internes ; nous voyons que les antagonismes les plus mortels comportent non seulement complémentarité, mais une source organisationnelle de vie. Antagonismes et complémentarités, tout en demeurant des notions antagonistes, deviennent non seulement complémentaires, mais parfois même les deux faces du même phénomène.
L’éco-organisation, c’est-à-dire toute relation de la vie avec la vie, comporte de l’antagonisme. Voilà une profonde idée héraclitéenne sur laquelle il faudra méditer, je veux dire en essayant de comprendre en profondeur ce terme d’antagonisme, sans le banaliser, dévier, dénaturer. L’antagonisme, on le verra, que ce soit biologiquement ou anthropo-sociologiquement, ne se réduit ni à la violence ni à la brutalité qui en sont les formes basses ou dégradées. Je paraphrase la citation de Frank Herbert, que j’ai donnée en exergue de ce chapitre : qui concevra l’unité cachée de l’association et de l’opposition, de ce qui conduit à l’amour et de ce qui conduit à la haine, lesquelles, dès lors, deviennent inconciliables ? J’essaierai de réfléchir là-dessus, car il concerne notre ethos, que nous (moi) voulons de solidarité et d’amour. En attendant, nous sentons déjà ici qu’il ne faut pas opposer le message de Darwin – celui de la « bonté » naturelle et celui de la « cruauté » naturelle…
En attendant, nous pouvons formuler quelques premières remarques :
1. L’axe d’intelligibilité de l’éco-organisation ne peut être que celui de l’organisation complexe.
2. Sans vouloir (pouvoir) expliquer « l’unité cachée de la bonté et de la cruauté », on peut remarquer que ce qu’il y a de commun à la solidarité et à la prédation, à la symbiose avec autrui et à l’exploitation ou la dévoration d’autrui, c’est le besoin de l’autre, où l’autre devient partie de son existence. Ce par quoi l’existence d’un autrui devient pour soi-même une exigence existentielle, soit pour la défendre, la protéger, la nourrir, soit pour l’attaquer, la détruire, la manger, constitue un des fondements organisationnels de l’écosystème.
3. Toute interaction d’individus différents (même espèce) ou divers (espèces différentes) devient, par là même, systémique/organisationnelle, et, par là, entretenant la diversité dans l’unité comme la formation d’émergences, contribue au maintien ou au développement de la complexité organisationnelle des écosystèmes.
4. Nous entrevoyons que la vertu complexe des éco-organisations n’est pas seulement de favoriser l’existence et le développement des espèces les plus évoluées, c’est d’épanouir la diversité dans ses interactions organisationnelles. Nous avons vu que la relation antagoniste contribue au maintien de la diversité. Ainsi, le parasitisme a permis la conservation d’unicellulaires devenus hôtes des organismes supérieurs, ainsi que de toutes sortes de petits organismes squattérisant les grands. L’antagonisme, en exigeant la survie des espèces proies, mangées ou parasitées, entretient activement la différence. Il est remarquable que ce qui a été « éliminé » par la « sélection naturelle » (je m’expliquerai plus loin sur la mise entre guillemets de ce terme), c’est surtout le concurrent le plus proche, le plus semblable, mais non le différent ; ainsi, les ancêtres rapides du cheval equus ont disparu, mais non des milliers d’espèces de reptiles balourds ; les hominiens, donc les plus évolués des primates, ont disparu sous la concurrence féroce de leurs successeurs, mais non les bactéries, amibes, virus… Nous pressentons donc qu’il y a un principe complexe d’intégration naturelle du divers qui englobe le soi-disant principe-roi de la sélection naturelle.
5. L’éco-organisation, dans ses caractères les plus fondamentaux, y compris ses aptitudes à l’évolution complexificatrice, se dégage dans la combinaison à la fois complémentaire, concurrente et antagoniste des phénomènes d’oppositions, conflits, destructions et de solidarité, association, coopération. Nous sommes ici à la racine à la fois épistémique (la complexité qui a besoin comme ingrédients d’antagonisme et de désordres), systémique (toute organisation comporte des forces antagonistes internes ou anti-organisation) et éco-organisationnelle, c’est-à-dire vivante, de l’unité secrète – qui est aussi opposition infinie et irrémédiable – entre la « bonté » et la « cruauté » naturelles.
Un écosystème ne peut vivre qu’à la limite de sa propre destruction
6. Bien que nous ayions posé comme principe que toute organisation active comporte des forces actives de désorganisation (cf. tome I, pp. 217-224), les destructions, désordres, antagonismes sont véritablement inouïs dans l’éco-organisation, c’est-à-dire la nature. Donc, non moins inouïe est l’unité homeostasique, complexe et raffinée de cette organisation. Dès lors apparaît un grand mystère de la vie, aussi important que celui de son origine : celui de son maintien dans des conditions écologiques qui comportent tant d’antagonismes, de destructions et de désordres. Il faut donc concevoir qu’un écosystème ne peut vivre qu’à la limite de sa propre destruction.
Mais il faut concevoir du même coup que les antagonismes ont quelque chose d’organisationnel, que les destructions font place aux proliférations et aux naissances, entretiennent des chaînes et boucles nutritives et organisationnelles, que les désordres sont les conditions et les stimuli de la spontanéité organisatrice.
Dès lors, il est nécessaire, pour cerner la nature de l’étonnante spontanéité éco-organisatrice, d’introduire l’idée clé qui, en écologie, a pris nom et forme de « chaînes » et qui, en théorie, doit être conçu en termes de boucle.
III – La Boucle des Boucles
Quand on considère, à l’échelle des individus, les actions multiples qui s’effectuent dans l’écosystème, celles-ci sont certes déterminées par les pulsions fondamentales (se nourrir, se reproduire), mais elles sont marquées par l’aléa, l’événement, l’accident, et chaque individu semble apporter beaucoup plus de désordre que d’ordre dans l’écosystème, ce qui ferait penser qu’à l’échelle globale de tous les individus, ce serait le tohu-bohu général. Quand on considère les interactions locales, celles-ci semblent myopes, constituent de petites rétroactions à courte portée, sans qu’on puisse imaginer que de ces myriades d’accommodations mesquines puisse se dégager un schéma organisateur grandiose. Mais, quand le regard de l’entendement fait travelling arrière, puis panoramique sur tous ces événements contingents, aléatoires et myopes, alors on découvre que toutes ces actions et interactions sont entraînées dans et entraînent, mieux, construisent des cycles et des chaînes physiques, chimiques, biologiques, cycles et chaînes mêlés, enchevêtrés, mais chacun contribuant au bouclage d’une grande pluri-boucle, laquelle constitue l’éco-organisation elle-même.
Le premier cycle qui entraîne tous les autres est astrophysique, c’est la rotation de la terre autour d’elle-même et autour du soleil. C’est ce qui détermine en chaque point de la surface terrestre l’alternance du jour et de la nuit et l’alternance des saisons, lesquelles sont marquées par des variations cycliques dans la température, l’ensoleillement, la nébulosité, la pluviosité, etc. Ces cycles strictement géophysiques marquent de l’intérieur l’organisation biologique au niveau des individus, des espèces, ergo des écosystèmes, c’est-à-dire l’organisation alternante repos/activités, sommeil/veille et, épousant les cycles des saisons qui, dès lors les commandent de l’intérieur, se forment, les cycles de germinations, éclosions, fécondations, hibernations, mort… Ainsi le double cycle astral (jour/nuit et saisons), bien que totalement physique dans son déterminant et dans son fonctionnement, constitue en fait un cycle biologique fondamental d’organisation des naissances, des renaissances, des croissances, des dégénérescences.
Le cycle hydraulique est un cycle à la fois physique (de la mer à la terre via nuages, de la terre à la mer via rivières) et biologique puisque l’eau, qui constitue 90 % au moins des organismes vivants, circule sans cesse du milieu physique aux organismes qui la puisent (par les racines, les pores, les bouches) et la vidangent (via urines et exsudations) dans un cycle interrompu. En même temps, les plantes convertissent le dioxyde de carbone en oxygène, lequel est nécessaire à la détoxication (Ryback, 1962) des animaux, lesquels convertissent l’oxygène en dioxyde de carbone, et ces processus inverses s’enchaînent et se bouclent en cycles de l’oxygène et du carbone.
Ces cycles eux-mêmes tournent autour de la grande pluri-boucle de la matière/énergie, vie/mort, la food chain. Arrosée, alimentée par le rayonnement solaire, puisant dans le sol eau et composés minéraux, stimulée à chaque étape par des micro-organismes qui, eux-mêmes, la nourrissent, la food chain des mers va du plancton au plancton et nourrit la vie aquatique ; elle va, sur terre, des plantes, dont se nourrissent les herbivores, dont se nourrissent des carnivores, dont se nourrissent d’autres carnivores, dont la décomposition nourrit la terre, aux plantes. La food chain a pu être nommée structure trophique. Le mot de structure est trop statique ici pour rendre compte de ce qui est véritablement boucle.
La boucle trophique est une pluri-boucle où tout devient nourriture, y compris les déchets respiratoires et digestifs des vivants, y compris les produits de décomposition libérés par la mort et qui vont refertiliser la terre. La boucle est énergétique, elle est chimique (cycle de l’hydrogène, cycle de l’oxygène, cycle du carbone, cycle de l’azote, cycles minéraux – PH, calcaire, magnésium, etc.).
Ici, il ne faut pas seulement considérer la grande pluri-boucle sous ses seuls aspects physiques et chimiques, oubliant la nature biologique de ces cycles physico-chimiques, il faut la voir aussi comme un formidable turnover de naissances, vies et morts. Les myriades de phénomènes de reproduction, dans chaque espèce, font évidemment partie de la reproduction de l’écosystème en tant qu’écosystème. Toutefois, l’éco-reproduction n’est nullement la résultante ou la somme de ces reproductions ; non seulement elle comporte les phénomènes de mort qui, eux, nourrissent vitalement la food chain (ce qui montre que la mort est beaucoup plus que la mort, puisqu’elle alimente la vie), mais elle doit freiner et réguler les processus spécifiques de reproduction, qui, livrés à eux-mêmes, prendraient l’aspect de rétroactions positives déchainées ou runaway, et feraient éclater l’écosystème de cancer généralisé. Le cycle de reproduction de l’écosystème comporte donc la régulation multiple et générale des reproductions biologiques, et cette polyrégulation résulte aussi bien de la rencontre d’une limite (dans la possibilité de se nourrir) que de la rencontre entre rétroactions positives de sens opposés (se neutralisant donc en une rétroaction négative spontanée) et que de myriades d’interactions « myopes », elles-mêmes constituant de myriades de mini-boucles rétroactives.
Dans ce sens, la chaîne trophique entretient d’elle-même sa régulation à chaque stade « myope » de sa constitution. Comme on l’a vu, la relation prédateur/proie et, par extension, mangeur/mangé, tend d’elle-même à se réguler en chaque cas d’espèce ; la diminution de l’espèce mangée ou proie entraîne par disette, la diminution de l’espèce mangeuse, dont la raréfaction permet l’accroissement de l’espèce mangée, accroissement qui accroît à son tour la progéniture des mangeurs, et ainsi de suite. Ce schéma, bien sûr, ne vaut que pour une relation très spécialisée entre un mangeur et un mangé, et la relation devient plus complexe chez les omnivores ; mais elle trouve, elle aussi, sa régulation. Ainsi les régulations essentielles se produisent précisément dans les interactions phagiques « myopes », lesquelles alimentent et régulent le grand circuit qui les alimente et les régule.
Ainsi donc, en ce qui concerne l’auto-organisation, nous retrouvons les mêmes caractères fondamentaux qui se sont dégagés phénoménalement et organisationnellement dans le paradigme du tourbillon : celui de la boucle rétroactive/récursive qui, à la fois, se produit et se régule elle-même dans un processus rotatif où chaque moment de la boucle est constitutif du suivant, où le cycle s’achève sur son recommencement, où les produits/effets finaux sont en même temps les états/mouvements initiaux (tome I, p. 182 et suivantes). Ici, de plus, chaque moment d’un cycle constitue en même temps le moment d’un ou plusieurs autres : leur singulier est pluriel. Il y a pluri-boucle, c’est-à-dire boucle une-plurielle.
Chaque moment m d’une boucle b peut appartenir à des boucles b’, b ˝ ˝, b ˝ ˝ ˝, etc. et y jouer des rôles différents, voire opposés à ceux qu’il joue dans la boucle b. Mais tous s’insèrent dans un grand polycircuit de dégénération/régénération, désorganisation/réorganisation, production/reproduction, dont ils sont coproducteurs, tout en y étant soumis. Cette pluri-boucle est à la fois phénoménale (le turnover, le recommencement permanent), organisationnelle et ontologique : c’est l’être même de l’éco-organisation.
L’écologie n’a pas encore donné à l’idée de boucle sa place royale (ne serait-ce que parce que la pensée organisationnelle, qui éclôt dans ce travail, n’a pas encore éveillé sa sphère). On tend encore trop à considérer l’écosystème comme incrustation de la vie dans un écrin spatial plus que comme poly-tourbillon vivant. Beaucoup ne perçoivent que des interactions au sein d’un système, sans concevoir la pluri-boucle que créent et qui entraîne ces interactions. D’autres ne pensent organisation qu’en termes d’input, output, flux, capital (gènes, information). Certes, la pensée écologique a mis en son centre l’idée de chaînes et de cycles, mais elle n’a pas interrogé l’idée de cycle pour concevoir que si le mot de cycle convient aussi bien à la rotation de la terre et à la rotation de la vie, alors il faut découvrir ce qui les distingue fondamentalement l’un de l’autre.
Barel remarque avec perspicacité : « Bien que la notion de cycle constitue le soubassement même de l’analyse écologique, cette dernière ne paraît pas s’être préoccupée, à notre connaissance, d’en définir le contenu avec précision ». Or, ajoute Barel : « le concept cyclique constitue le cœur même de l’analyse écologique » (Y. Barel, 1972).
Or, penser le concept cyclique, c’est découvrir le concept de boucle, dans son caractère, non seulement phénoménal, mais organisateur-de-soi, ce qui implique la découverte de sa logique propre qui est celle de la récursivité.
Il faut mettre au cœur de la pensée écologique le concept de boucle
Récapitulons pour mémoire. Qui dit boucle dit du même coup :
– organisation-de-soi
– production-de-soi
– reproduction-de-soi
– désorganisation/réorganisation permanente
– production d’être-machine et d’existence
C’est la logique de l’organisation du phénomène appelé vie.
L’originalité de ce circuit éco-biologique est que chaque moment n’est pas seulement constitutif du suivant, mais aussi que chaque moment prend forme d’être individuel et dévore celui qui le précède pour être dévoré par celui qui le suit. La boucle de la vie est une bouche qui se génère en se dévorant. Elle est de caractère phagique et, pour l’ensemble, autophagique.
Bien entendu, cette boucle qui se referme sur elle-même est en même temps ouverte aussi bien sur l’énergie solaire que sur les gaz, eaux et matières terrestres. Comme dans toute boucle, et ici de façon majestueuse, pathétique, fatale, tout est à la fois répétition et irréversibilité, éternel retour et éternelle nouveauté, non pas seulement dans le flux solaire qui nous irrigue et qui, via les végétaux et les chairs que nous consommons, fait circuler notre sang, battre notre cœur, souffler nos poumons, mais dans la vie de chaque espèce, de la bactérie à homo sapiens…
L’éco-organisation peut être considérée comme un formidable moteur/machine tourbillonnaire de vie ; ce qui tourbillonne, ce n’est pas de l’air, ce n’est pas de l’eau, ce ne sont pas seulement des électrons volant d’atomes à atomes, ce ne sont pas seulement des éléments chimiques se combinant/décombinant, ce sont aussi des êtres vivants advenus à l’existence, émergés à la vie et emportés vers la mort par ce tourbillon même.
L’Unitas multiplex de l’écosystème, le cœur et le miracle de son éco-organisation se fondent dans la pluri-boucle une. C’est pourquoi il faut mettre au cœur de la pensée écologique non seulement l’idée de cycle, mais aussi, surtout, le concept de boucle.
Edgar Morin
(Les intertitres sont de la rédaction.)
Mots-clés : écologie, éco-organisation, écosystème, parasitisme, prédation
* Cette référence ainsi que les suivantes concernent le Tome I de la Nature et de la nature d’Edgar Morin (Le Seuil).
* E. Morin, Le Paradigme Perdu, Paris, Le Seuil, 1973.