Le roupilleur de la jungle

22 novembre 2011,

Reprint Le Sauvage, juillet 1978

par Marie Ernouf

Boule de poils lovée parmi les lianes de la jungle, le paresseux passe son temps à s’exercer à un fascinant surplace : pas plus de sept kilomètres en deux mois, un cri moins puissant qu’un soupir et des besoins si petits que la défécation s’opère sur un rythme hebdomadaire.

Il y a longtemps, dans les temps anciens, l’aï était un animal foncièrement méchant. Il courait dans tous les sens dans la forêt, importunant tout le monde par sa précipitation et sa cupidité. Un jour, le dieu Merekulu décida de descendre encore une fois sur terre. Il attendit quatre fois sept jours que la fenêtre de la lune soit de nouveau grande ouverte, puis se laissa descendre le long d’une liane. Quand il atterrit dans la forêt de Sapucaya, il alla se rafraîchir dans une mare. Le tapir et le lièvre, le jaguar, l’ours et tous les autres animaux s’écartèrent respectueusement pour laisser le dieu boire le premier. Seul l’aï se jeta devant lui et but et but comme s’il n’allait jamais s’arrêter. Le dieu se mit en colère et dit à l’aï que pour le punir, il allait lui jeter un sort. L’aï fut terrifié, car il s’attendait à être tué, mais Merekulu se contenta de souffler sur lui, éteignant pour toujours chez l’aï toute précipitation et toute soif. Grandement soulagé, car il s’était attendu à pire, l’aï sourit tout seul. Mais, à partir de cet instant, il n’a plus jamais bu et il est devenu ce petit sage au visage souriant que nous connaissons.

Cette légende propose une explication de la lenteur de l’aï, ou paresseux, telle que la conçoivent les Indiens Bororos du Brésil. Les Indiens se soucient moins d’explications éthologiques que de celles transmises par leur tradition. Il reste cependant évident que le dieu Nature a doté le paresseux d’une extrême lenteur. Mais ce qui pourrait être considéré comme une affliction fait aussi sa force.

Sorti d’un passé nébuleux, le paresseux descend d’une famille jadis très nombreuse qui comptait, il y a quelque soixante millions d’années, beaucoup d’espèces différentes. Parmi elles, le mégathérium atteignait presque la taille d’un éléphant. Grâce à leur mutation progressive, les paresseux ont réussi à survivre jusqu’à nos jours et la placidité a remplacé peu à peu la férocité de leurs ancêtres.

Le corps du paresseux fait penser à celui d’un ourson dont les pattes auraient démesurément grandi. Il ne présente aucune ressemblance physique avec ses cousins germains, les tatous et les fourmiliers, bien qu’ils appartiennent tous à la famille des édentés. Il est de très loin le plus flegmatique de ces trois espèces, et c’est son extrême indolence qui lui a naturellement valu cette appellation de paresseux. Mais, après tout, il na aucune raison de se presser : son habitat lui fournit tout ce que ses besoins réclament. Son rituel journalier s’accomplit dans son arbre favori, le yumbahuba (nom brésilien du cécropia), qui lui sert de garde-manger, assure sa protection contre ses prédateurs et se transforme, le moment venu, en hamac pour ses ébats amoureux. Il ne consent à descendre de son perchoir qu’après mûre réflexion et à peu près uniquement pour effectuer ses besoins naturels qu’il dépose avec un grand souci de propreté sur le sol.

Ses déplacements sont uniquement motivés par la recherche de nourriture nouvelle. Quand il a complètement exploité les ressources en feuillage, bourgeons et fruits d’une branche, il part en quête d’une autre. Le record de sa progression est d’environ 2 km/heure, et il parcourt une distance de six à sept kilomètres en deux mois. Son odorat lui indique le gisement de feuilles comestibles. Alors, sans effort, avec de grands gestes démultipliés, il lance, tel le capitaine Crochet, ses harpons vers la cime des arbres. Ses ascensions sont parfaitement synchronisées et lorsqu’il atteint son but, il s’ancre solidement, sa bouche continue son travail de mastication, parfois aidée par la griffe qui amène jusqu’à elle la feuille convoitée.

Seuls les mouvements du paresseux le trahissent

On dénombre deux genres de paresseux, englobant cinq espèces différentes. Les plus connus sont l’unau didactyle (ou deux doigts) et l’aï tridactyle (trois doigts). Ils se différencient très nettement par le nombre de leurs doigts soudés et terminés par de très fortes griffes en forme de faucilles. Ces griffes possèdent une puissance extraordinaire, semblable à celle d’une tenaille, à qui, une fois qu’elles sont mises en place, la plus formidable des tempêtes ne saurait faire lâcher prise.

La première espèce, le paresseux à deux doigts, a la face claire et aplatie surmontée d’un museau saillant et dénudé, ses oreilles minuscules sont cachées dans la fourrure. Par contre, son pelage à poils raides gris-brun ou beige peut atteindre une longueur de 15 cm sur le dos. Il ressemble à un petit lion avec sa longue chevelure séparée par une raie médiane sur le sommet de la tête. À l’âge adulte, il atteint 65 cm et pèse jusqu’à 9 kg. Ses membres longs et un peu désarticulés sont terminés aux pattes antérieures par deux griffes acérées.

Son congénère, le paresseux à trois doigts, est plus communément appelé aï. Cet étrange surnom lui a été octroyé à cause de son cri qui fait penser à un petit soupir de douleur et qu’il émet lorsqu’il est dérangé. Son visage est celui d’un ourson souriant, et son corps, recouvert d’une fourrure courte mais très épaisse, n’est pas sans rappeler un vieux tapis grisâtre. Plus petit que l’unau, il ne mesure que 60 cm, son poids ne dépassant pas 5 kg. Tous deux possèdent des lèvres cornées qui leur permettent de couper les feuilles qui leur servent de pâture. Mais si ces créatures offrent beaucoup de similitudes, elles diffèrent grandement par leur caractère. L’unau se révèle beaucoup plus sauvage et misanthrope que l’aï qui, lui, se laisse très facilement apprivoiser. Par contre, il est moins exclusif en ce qui concerne son alimentation et se satisfait d’une nourriture beaucoup plus variée ; il ne refuse pas les fruits et les légumes. Mais cette faculté d’adaptation que ne possède pas l’aï qui, lui, ne mange guère que la feuille du cécropia, tourne pour l’unau au désavantage puisqu’il permet aux jardins zoologiques de l’enfermer dans une cage sans qu’il ne risque d’y dépérir. Le Muséum d’Histoire Naturelle en possède actuellement un qui semble s’accommoder de la situation.

Leur aire de dispersion s’étend de l’Amérique centrale au Brésil. Ils vivent principalement dans les régions boisées de la pluvisylve qui constitue l’environnement idéal pour leur survie. Loin d’être menacés d’extinction, les paresseux sont passés maîtres dans l’art du camouflage et c’est cette fantastique capacité de mimétisme avec l’espace qu’ils habitent qui leur a permis de survivre là où tant d’autres mammifères de taille comparable ont depuis longtemps été exterminés. Il faut les chercher longtemps pour les trouver. Leur stratégie est simple : c’est l’invisibilité. Leurs ennemis les plus acharnés, le jaguar et la harpie, une sorte de rapace, ont parfois eux-mêmes bien du mal à détecter cette sorte d’amas végétal qui pend, telle une liane effilochée, ou comme un gros fruit solidement accroché lorsqu’il est enroulé autour de sa branche.

Seuls, les mouvements du paresseux le trahissent, et il en est économe. La couleur même de sa robe le soustrait à tous les regards. Ses poils, qui ne possèdent pas de moelle, sont recouverts superficiellement d’un dépôt constitué par une réunion assez lâche de cellules, leur donnant une surface rayée transversalement ou longitudinalement. Sous l’influence de l’humidité à peu près constante de la forêt, des algues microscopiques croissent dans ces fentes minuscules, conférant à la robe de l’animal une couleur semblable à celle de la végétation environnante. Il se confond si bien avec les mousses et les lichens qu’un sous-locataire, petit papillon sédentaire, ne sachant trop à qui il a affaire, mais appréciant le confort, pond tranquillement ses œufs dans sa toison. Ce qui ne semble d’ailleurs nullement incommoder le paresseux, qui accepte cette symbiose totale dont chacun tire profit. Habitué à l’humidité, il ne souffre nullement des violentes averses tropicales qui se déversent sur lui. De plus, sa robe, portée à l’envers de celle des autres mammifères, le protège complètement de la pénétration de l’eau. Le sommet de celle-ci ne se trouve pas le long de la colonne vertébrale, mais suit au contraire la ligne médiane de la poitrine et du ventre, de sorte que la pluie ne peut s’accumuler sur la peau de l’abdomen, mais s’écoule le long des flancs sans le mouiller. Du fait de cette position suspendue qu’il adopte, ses organes ont également subi un déplacement notoire : le foie a dévié de 125° en direction du dos et il est recouvert par l’estomac qui, lui aussi, est descendu vers le bas, afin de ne plus être en contact avec la paroi abdominale.

Les paresseux sont, à bien des égards, plus apparentés aux reptiles qu’aux mammifères. Ils ne possèdent pas de systèmes de régulation thermique et peuvent facilement mourir de froid. Mais sans en arriver à de tels extrêmes, la chute de température extérieure a pour curieuse propriété de les « vider », c’est-à-dire de réveiller le péristaltisme de leurs intestins également très paresseux, puisqu’ils peuvent rester ainsi plus d’une semaine sans éprouver le besoin de déféquer. Mais s’ils craignent le froid, ils survivent aux empoisonnements et à de terribles blessures qui tueraient n’importe quel autre animal de taille similaire.

Le paresseux meurt là où le sommeil le surprend

Ainsi suspendu par ses crochets, le paresseux poursuit une existence tranquille. Il n’est pas rare qu’il s’endorme la bouche encore pleine, assommé par une fatigue séculaire qui lui impose un minimum de quinze heures de sommeil journalier. Roulé en boule pour éviter la déperdition de chaleur ou suspendu comme un hamac, il meurt là où le sommeil l’a surpris. Au réveil, son premier soin est de rechercher le tendre feuillage : de la tête, il effectue un tour d’horizon pour repérer la touffe désirable. Spectacle impressionnant… Cette tête tourne à 360°. Rien de remarquable en fait, car elle pivote sur neuf vertèbres cervicales et la trachée artère est étonnamment longue.

Le paresseux est un grand individualiste qui possède un sens aigu de sa propriété territoriale. Il n’apprécie guère les incursions de ses congénères sous sa futaie. Seule la femelle y est admise pendant l’époque des amours. On a observé qu’il n’existait pas chez cette espèce de période de rut déterminée. Pour s’accoupler, ils s’accrochent solidement aux branches avec leurs bras et se tournent de manière à se placer face à face. Belle performance d’équilibrisme. La période de gestation dure environ cinq mois. L’heure de la naissance approchant, la femelle se suspend par les bras et étire son corps afin de faciliter l’expulsion du petit qui sort la tête la première et commence immédiatement l’ascension du ventre maternel. Il remonte ainsi jusqu’aux mamelles et se cramponne au moyen de ses petites griffes à sa toison. Sa croissance est lente et il n’atteint sa taille d’adulte que vers deux ans et demi. Pendant son enfance, il reste auprès de sa mère. Son père, peu soucieux de ses responsabilités paternelles, se décharge complètement des soucis de son éducation auprès de celle-ci. Elle-même, d’ailleurs, ne change rien à son rythme journalier. Elle le protège de ses ennemis éventuels mais, en dehors des soins élémentaires qu’elle lui prodigue, c’est au petit de se débrouiller pour la suivre dans ses déplacements. Si une branche vient à l’arracher du poil maternel, il lui appartient de franchir seul l’obstacle pour retrouver sa base primitive. À partir de neuf mois, il peut commencer à se suspendre et chaque tentative de retour à sa mère est catégoriquement repoussée par cette dernière. Très actif et agile pendant son enfance, le petit paresseux met un certain temps à mériter cette appellation. Il est si indiscipliné et remuant que les Indiens l’ont surnommé « perico ligero » (petit chien léger).

Tout, dans le comportement du paresseux, le rend sympathique. Son lymphatisme le fit déconsidérer par Buffon qui le noircit sans indulgence dans son Histoire Naturelle, en disant de lui qu’il a « l’étrange et maladroite conformation de créatures avec lesquelles la nature s’est montrée peu généreuse et qui nous offrent l’image de la détresse innée ». En cela, il n’est pas d’accord avec les Indiens Borroros qui, au contraire, nous le dépeignent avec un visage souriant et béat.

M. E.

Mots-clés : Aï tridactyle, Brésil, cécropia, lenteur, paresseux, unau didactyle.

Les secrets de la lenteur

Vue de l’intérieur, l’observation des mécanismes biologiques du paresseux donne les clefs de sa lenteur : « Le suc vacuolaire d’un organisme unicellulaire se meut plus vite que le paresseux qui fuit devant un boa », nota un zoologiste américain et admiratif.

Le paresseux brûle très peu de calories et ses rythmes cardiaques et respiratoires sont extrêmement lents. Le professeur Hans Krief a observé au cours d’une discussion que sa vessie était anormalement grosse et pouvait s’étendre jusqu’au diaphragme. Il en a conclu qu’elle devait vraisemblablement servir aussi de réserve d’eau, ce qui le rendrait insensible à la soif.

Si son alimentation est peu variée, son système digestif est, par contre, extrêmement compliqué. L’estomac se divise en deux parties dont chacune des moitiés se subdivise en plusieurs compartiments. À gauche trois chambres, imparfaitement séparées les unes des autres par des crêtes cornées. La plus grande, dans laquelle débouche l’œsophage, occupe environ un tiers du volume de l’estomac. C’est là qu’aboutissent les feuilles ingurgitées, qui sont ensuite dissoutes. Quant à la voie suivie par les aliments dans chacun de ces compartiments, elle reste encore inexpliquée. Il est probable que le bol alimentaire y séjourne longtemps, car l’intestin est singulièrement court. Ce qui expliquerait pourquoi le paresseux peut rester plus d’une semaine sans fienter.

Autre mystère : sa rate qui lui permet de stocker une importante réserve sanguine, dans laquelle il peut puiser en cas… d’efforts soutenus. Mais lesquels ?

Son système circulatoire, ramifié, lui permet un meilleur approvisionnement des muscles en oxygène lorsqu’ils sont soumis à des activités très exigeantes. Souvenir d’une dextérité antérieure ? Paresse de l’évolution elle-même ?

Marie Ernouf