La fin des villes et les peuples premiers.

8 décembre 2011,

Saluons cet article original de Jean-Claude Villain, il  est le trois centième  à apparaître  sur le site du Sauvage.  Tous restent consultables.

Nous poursuivons notre projet commencé en 1973 d’offrir à l’écologie un lieu d’expression, de référence et de réflexion. Tandis que le jeu  politique semble infliger à l’écologie un régime amaigrissant pour ne pas dire crétinisant, essayons de lui restituer sa qualité initiale.

Les Sauvages associés

par Jean-Claude Villain

« la civilisation s’est peut-être réfugiée chez quelque petite tribu non encore découverte » Baudelaire

Çatal Höyük en Turquie, Mureybet en Syrie sur l’Euphrate :  ces plus anciens foyers connus de sédentarisation dessinent au début du néolithique une nouvelle phase de l’humanité, synonyme de l’entrée dans le processus civilisationnel, donc dans l’Histoire tout court, après une longue période considérée comme vaguement immobile et appelée pour cela « pré-historique ». La sédentarisation des chasseurs-cueilleurs dans ces premiers foyers, organisés selon une urbanistique centrifuge, inaugure une ère qui coïncide avec l’idée d’un progrès en marche et la naissance du processus civilisateur. Si, dès qu’on parle d’humain, la culture bien évidemment est présente, même sous des formes modestes, la notion de civilisation concerne des unités plus vastes, structurées de façon plus complexe, développant des fonctions plus nombreuses, plus spécialisées, et réparties aussi bien dans des « quartiers » topographiquement localisables que dans des couches sociales, vite hiérarchisées. Le phénomène urbain à fonction civilisationnelle n’a cessé, en rapport avec la démographie, de croître et de s’étendre, au point qu’aujourd’hui plus d’un humain sur deux vit en ville et qu’en certains pays la proportion de citadins dépasse 80%. Ainsi la vie citadine est-elle devenue la référence humaine dominante, parfois exclusive. Depuis Jéricho, la plus ancienne ville du monde fondée il y a 6000 ans, l’extension continue de l’urbanisation est perçue non seulement comme fatale, mais aussi comme utile et nécessaire à beaucoup, déterminés qu’ils sont par l’idée qu’elle est un des facteurs dynamiques du « progrès », autre nom d’une vision incessamment évolutive du processus civilisateur. Par différence la campagne, la nature, sont comprises comme d’anciens milieux de vie, voire archaïques et dépassés, simples réservoirs où se trouve cantonnée la petite frange de population agricole chargée de la production alimentaire. En France la mécanisation a ramené celle-ci à moins de 3% de la population et ce nombre va encore décroître jusqu’au seuil plancher de quelques milliers d’individus qui, dotés de moyens technologiques puissants et ultra sophistiqués, pourvoiront à l’alimentation de soixante-cinq millions de compatriotes.

L’opposition campagne-ville a longtemps été un thème de débat philosophique, social, politique, culturel, parfois même moral. Au siècle des Lumières le foyer du progrès est franchement -sinon exclusivement- urbain ;les villes attirent, l’exode rural commence puis se précipite. Cette opposition, à la fois symbolique et bien réelle, a prévalu pendant les 19° et 20° siècles, quelques courants de pensée y exacerbant l’appartenance tantôt à la ville, aire du modernisme et des progrès, tantôt à la campagne, territoire-refuge de survie en cas de pénurie ou catastrophes. Les discours de « retour à la terre », comme Giono par exemple put en être le chantre, n’ont malheureusement pas été exempts d’arrière-plans idéologiques réactionnaires (on se souvient du slogan pétainiste « la terre ne ment pas »), mais aussi d’enthousiasmes comme ceux que les jeunes –et moins jeunes- des sixties et seventies ont courageusement, et quasi idéalement, vécus. Ces derniers apparaissent aujourd’hui comme l’un des plus beaux témoignages d’idéalisme lucide et pertinent, sinon prophétique, vécu dans l’époque contemporaine.

Le propos n’est pas aujourd’hui de relancer l’obsolète débat d’un « retour à la nature » (présenté souvent comme une douceâtre illusion où Diderot a tout autant part que Rousseau) puisque la réalité urbaine, devenue majoritaire, a façonné de façon irréversible l’aventure humaine en concentrant dans les villes la majorité de l’humanité. Même si celles-ci sont aujourd’hui, pour un ou deux milliards de citadins contemporains des cloaques où toute dignité humaine est bafouée, on ne peut nier qu’elles sont aussi des foyers où l’intelligence et la sensibilité humaines peuvent s’éclore dans des formes incessamment renouvelées de la créativité scientifique et artistique. Ainsi posé, le problème pourrait donc être non celui du rejet inconditionnel des villes mais celui de la maîtrise du phénomène urbain. Il ne s’agirait plus alors que de veiller à construire de « bonnes villes » (et d’aménager ou détruire les autres) où l’homme conserverait ses qualités premières, tout en bénéficiant du développement qu’offre le milieu urbain en termes de savoir, de rencontres, d’assistance, de culture. Des urbanistes plus ou moins utopiques s’y sont essayé, en Inde notamment, par exemple à Auroville, ou à Chandigarh lorsque Le Corbusier y dessina, pour la capitale du Penjab, les plans de sa ville idéale.

Sans verser dans un pessimisme exacerbé, une assez bonne information et un peu de lucidité montrent vite que le problème posé à l’avenir de l’humanité par l’ampleur et la complexité des systèmes urbains ne relève plus de la simple correction des structures existantes ou de l’invention de modèles inédits par des architectes géniaux. Sans prophétisme de mauvais augure (tels les spécialistes de l’alarmisme et leur inexpugnable instinct millénariste), un minimum de prospective montre que le modèle urbain en extension croissante, avec ses villes dépassant les trente millions d’habitants et ses tours d’un kilomètre de hauteur, ne peut être pérenne. Comme en d’autres domaines, et malgré sa formidable capacité de défi, l’homme tend ici à une limite qui risque de se muer en la plus inédite et cruelle des impasses. Il suffit en effet de prendre en compte sérieusement l’extrême vulnérabilité des systèmes urbains, accrue par leur gigantisme galopant que la plupart paraissent oublier (on peut espérer que les villes « moyennes » limitées à quelques dizaines de milliers d’habitants seraient moins affectées parce que moins fragiles que les mégalopoles). Sans cesse plus vastes et plus complexes, la dépendance vis-à-vis de ressources extérieures est totalement alarmante. Qu’une panne d’électricité durable survienne : la ville en tant que système devient totalement bloquée et ses habitants aussitôt préoccupés de leur survie à court terme. En cas de cessation d’approvisionnement énergétique il faut imaginer presque aussitôt le tarissement de l’eau et celui de l’arrivage des denrées alimentaires. Les habitants ont faim, froid (ou trop chaud selon  la zone géographique et la saison), ne circulent plus et sont vite confrontés à d’énormes problèmes sanitaires. Il s’ensuit de façon quasi immédiate un vaste trouble psychologique puisque l’absence d’information massive et fiable laisse place aux plus folles rumeurs et à leur corollaire, un sentiment d’angoisse universel. Il en découle rapidement une panique généralisée, un sauve-qui-peut hors du système urbain (vers où ? par quels moyens ? pour trouver quoi qui permette une survie raisonnable tant soit peu durable ?), des suicides, des agressions prédatrices contre les semblables (en grossissant on ne peut même pas exclure un retour au cannibalisme). Ainsi révélées, la vulnérabilité du système urbain, sa faible capacité à l’autonomie et donc à sa survie, engendrent ipso facto la plus grande catastrophe humaine jamais connue, sans commune mesure avec les catastrophes naturelles antérieures, même celles de grande ampleur comme le tsunami du 26 décembre 2004 ou le tremblement de terre en Haïti du 12 janvier 2010 dont les victimes se chiffrent par plusieurs centaines de milliers.

Evidemment la probabilité de pareilles perspectives paraît ténue aux esprits optimistes et est le plus souvent refoulée par tous. En tous cas elles paraissent toujours assez lointaines pour qu’à tout le moins elles n’entrent pas dans le temps de sa propre génération. Alors, par excès d’optimisme découlé du culte réputé salvateur du progrès, par irresponsabilité, lâcheté ou simple envie de vivre tranquillement le temps présent sans l’ombrer par l’éventualité de catastrophes futures, l’humanité va comme souvent son train naïf et s’expose à découvrir trop tard les conséquences (irréversibles ?) de certaines de ses ruineuses audaces. Etrangement le fameux « principe de précaution » (servant aujourd’hui de prétexte à nombre d’entreprises mercantiles) n’est pas ici convoqué, et pas seulement pour des raisons d’imbécile imprudence ou de profits économiques à court terme. Une naïveté aussi, une inconscience courent. Jusqu’à quand ? Paul Virilio montre très bien que l’humanité est entrée, par sa technologie de plus en plus audacieuse et sophistiquée, dans une ère de catastrophes inévitables à grande échelle, corollaires de course à des constructions de plus en plus gigantesques. Les expériences précédemment vécues éduquent très peu, et de toute façon sont sans commune mesure avec celles qui sont susceptibles de survenir, comme programmées de façon fatale. C’est là sans doute la rançon la plus amère du progrès, quoique celui-ci ne soit pas simplement une naïve fuite en avant mais également une formidable entreprise positive dont nous devons rester les bénéficiaires lucides (ce qui nous interdit, pour l’utilité de ce débat constamment rouvert, d’être envers lui intellectuellement injustes et moralement ingrats).

Que faire alors ? Robinsonner ? Choisir de sauver sa petite personne, ses bien acquis, protéger ses proches, préserver la validité concrète de ses convictions en s’inventant quelque paradis encore possible (car comme titre Montherlant « Il existe encore des paradis » )? La réponse somme toute est individuelle et personnellement je ne tiendrais pas pour candide celui qui choisirait de cultiver son jardin sur quelques arpents préservés. Mais je sais aussi, depuis que les nuages radioactifs ne respectent plus les frontières, que nul n’est à l’abri et que les recettes de préservation personnelle, quoique momentanément gratifiantes, ne peuvent constituer une proposition sérieuse de solution.

Alors rêver à un avenir de l’humanité ? Les historiens considèrent que depuis le 19° siècle nous sommes entrés dans une nouvelle ère, non seulement de l’humanité mais de la terre elle-même : l’anthropocène, ère où l’action de l’homme sur le milieu façonne directement l’avenir terrestre. Si l’hypothèse d’une faillite simultanée des systèmes urbains, commençant par les grandes mégalopoles, devenait réelle, la question de la survie de l’humanité serait posée. Mais de quelle humanité ? Celle-ci n’est pas une espèce fixe comme on sait. Elle n’existe d’ailleurs aujourd’hui, n’a développé sa formidable capacité de survie que parce qu’elle a pu s’adapter (en bien et en moins bien) à de nombreux milieux, contextes et situations, naturels et artificiels. En cela on peut imaginer qu’une humanité future est possible par-delà les catastrophes qu’une humanité antérieure aura provoquées par son imprévoyance et son inconséquente prédation des ressources non renouvelables.

Il reste qu’il existe encore quelques « réservoirs humains » même si ceux-ci sont en voie d’extinction comme quantités d’espèces animales et végétales. Je pense à ces peuples dits « premiers » et qui pourraient bien être aussi les derniers. Ils portent une capacité de survie qui ne doit rien au « progrès », mais aux aptitudes les plus originelles du génie humain, avec son intelligence, sa logique et son intuition, son courage et sa sensibilité, son sens de la solidarité et du partage, son respect des ressources naturelles et de la vie, sa résistance physique et psychique, son don pour le bonheur simple. Je veux croire que si l’humanité est un jour majoritairement décimée par les catastrophes qu’elle aura suscitées, notamment dans la souricière des villes, il restera à l’écart, de par le monde, quelques peuples « premiers » grâce auxquels une nouvelle ère commencera. Ils sont d’ores et déjà les plus forts et en capacité de défier le temps. Comme on a moqué les rousseauistes du 18°siècle, les hippies du 20°, ainsi que tous les acteurs de modèles alternatifs, je sais bien qu’on objecte aujourd’hui (tel Jean-Loup Amselle par exemple) qu’un certain primitivisme ne saurait constituer en lui-même une solution. Mais ce n’est pas de nostalgie ni de retour dont il s’agit. L’humanité a, après les mauvais, de beaux jours devant elle. Et pour cela point besoin d’une science-fiction imaginant la pérennisation de modèles terrestres sous l’abri de quelque capsule exilée sur une autre planète. Je veux croire non au bon sauvage mais à la ressource chez certains peuples du principe unique de sagesse qui seul permet d’envisager humainement le futur. Aujourd’hui je constate que c’est parmi les peuples « premiers » qu’il est le plus présent et incarné, miraculeusement préservé alors qu’un des avatars du processus civilisateur est la dissolution de valeurs vitales et la montée d’un cynisme sans limite où l’homme devient tout autant indifférent à l‘égard de l’environnement qui est cependant son support vital qu’à l’égard de ses semblables sans le lien desquels, malgré l’ivresse présente de l’individualisme effréné, il ne saurait survivre. Pour ce qui me concerne j’ai résolu depuis longtemps de ne pas être un mutant moderne.

Jean-Claude Villain