Lettre d’une île déserte

5 décembre 2011,

Reprint Le Sauvage, juillet 1976


Nous avions demandé à Bernard Moitessier, maître en évasions, de nous expliquer sa fuite. Il nous a envoyé le double d’une lettre adressée à deux de ses amis. Il y décrit sa vie à Ahé, un atoll des Touamotou, dans l’océan Pacifique.

par Bernard Moitessier

Ahé 10 mai 1976

Salut vous deux,

Reçu votre lettre par la goélette, c’était chouette de vous lire. Non je ne vous faisais pas la gueule mais simplement je n’écris pratiquement plus depuis près d’un an, tellement le trip dans lequel je me suis mis est prenant, et parfois un peu épuisant. Pas d’exagération quand même, ça reste dans le rythme polynésien, avec pas mal de « aîta pea-pea »[1] (…)

Nous sommes arrivés dans l’atoll de Ahé un mois après ma côte luxée, avec à bord : une tonne de terre de Tahiti, quatre citronniers, un pimentier, des graines de toutes sortes, du ravitaillement pour des mois, du riz pour des années, toutes les planches et madriers nécessaires pour la construction du plancher de deux farés[2] (planches et madriers de démolition des pontons du yacht club) de 5,50 m x 4,25 m pour le plus grand, et 4,30 m x 3,50 m pour le plus petit qui est l’atelier de couture d’Hélène. Tous ces bois étaient coupés à la juste longueur pour tenir le moins de place possible sur le pont et dans le poste avant.

Un mois après notre arrivée, jour pour jour, nous emménagions dans le grand faré. Les deux ont été construits avec les bois locaux que nous sommes allés couper de l’autre côté du lagon avec l’aide de deux copains de bateaux et d’un ami du village (village de soixante habitants). Pour la construction, nous avons été aidés occasionnellement par les copains de bateaux, mais on peut dire que c’est pratiquement Hélène et moi qui avons construit ces deux farés à 98 %, et c’est vachement planant de constater que c’est un boulot à la portée de n’importe qui avec quelques kilos de clous, une scie, une hachette bien affûtée et des bois qu’on va chercher en deux jours de boulot dans la nature. Nous les avons construits sur pilotis, ce qui permet d’entreposer des tas de choses dessous comme si c’était une cave, et ce qui permet aussi de les conserver très propres sans traîner du sable à l’intérieur. Pas un seul meuble (à part un coffre à provisions doublé intérieurement de feuilles d’aluminium pour le rendre étanche aux rats), on y vit par terre comme en Extrême-Orient sur des nattes et des coussins, avec les matelas par terre, super sympa et simple, beaucoup de place dans peu d’espace, de la fraicheur, le toit en feuilles de cocotier tressées (par une femme du village), les murs extrêmement bas pour qu’on ait la vue partout tout en restant assis, des fenêtres très grandes qui font le tour complet des farés, de sorte qu’on peut tout ouvrir et avoir l’impression de se trouver à la fois dedans et dehors : dedans pour être à l’ombre et au frais, dehors pour la vue et le contact avec l’extérieur et le lagon. Notre coin se trouve à environ 200 m du village, sur un petit motu[3] planté de 49 cocotiers. Nous en avons planté encore 45 et il en reste encore 10 ou 15 à planter pour que ce motu soit complètement productif, question cocotiers. Ce motu s’appelle Poro-Poro, il est séparé du village par une chaussée de corail et une large bande de miki-mikis qui restent verts toute l’année, de sorte que nous pouvons vivre totalement chez nous tout en ayant le contact avec les gens du village (Paumotus qui sont, paraît-il, parmi les plus sympas de toutes les Touamotous). Nos contacts avec le village sont très bons, nous leur rendons souvent des petits services. Hélène s’occupe des soins médicaux à titre bénévole, bien entendu. Nous avons été cantonniers du village pendant une semaine avec cinq autres Paumotous, il y a quelques mois de cela. Le boulot consistait à nettoyer, désherber, ratisser le cimetière, en plein soleil car il y a très peu de cocotiers dans ce cimetière et aucun autre arbre en tout cas. Le chef du village disait qu’il pensait que ce serait mieux, un jour, de couper les cocotiers restants du cimetière, pour que ce soit vraiment propre. Finalement, j’ai réussi à un peu le convertir à l’idée non seulement de laisser ces cocotiers vivre en paix, mais de planter en plus une rangée d’arbres à pain en bordure du cimetière (…).

Je vous disais au début que nous avions emménagé un mois après notre arrivée. J’oubliais de vous dire que la dernière fenêtre a été terminée et mise en place la semaine dernière (16 fenêtres en tout pour les deux farés) soit six mois après notre arrivée. Le rythme polynésien y est pour quelque chose évidemment, mais aussi nous menions de front la partie agricole de notre trip, et c’était quand même plus urgent et important que la fabrication des fenêtres. Nous avons tout de suite commencé à faire un jardin potager, en mélangeant de la terre apportée de Tahiti avec la terre de Poro-Poro. Le tout était mis dans des tranchées. Six semaines plus tard, nous commencions à manger nos choux chinois et pouvions en donner de temps en temps au village. Fabrication immédiate du compost évidemment, en y ajoutant des algues et des holothuries hachées pour la matière organique, sans oublier les tinettes. Trois mois 1/2 après notre arrivée nous mangions nos premières pastèques et en apportions au village, dont une de 18 kg.  Ensuite nous avons essayé la culture sans y ajouter de la terre de Tahiti ; uniquement la terre de surface avec beaucoup de compost, le tout mis dans des trous assez profonds avec les graines dedans : bonnes pastèques, dont l’une, que je n’ai pas pesée, faisait probablement elle aussi ses 18 kg. Puis, assez récemment, un yacht de passage, qui était allé faire une balade à l’extrême fond du lagon, m’a dit qu’il avait vu une terre super riche dans une petite forêt d’arbres immenses où nichent des milliers d’oiseaux. Il nous a bien expliqué comment trouver le coin qui est caché par un rideau de cocotiers, donc pas facile à trouver si on n’a pas de bons repères. Nous y allons avec Joshua, trouvons facilement le coin, plantons cinq bananiers, vingt trous de pastèques dans une petite clairière en bordure des grands arbres, et ramassons 9 sacs de 30 kg d’une terre, tellement riche que ça risque d’être de la dynamite, dans une forêt d’arbres immenses qui font dans les trente mètres de haut, où nichent des quantités d’oiseaux.

Nous sommes retournés à la terre aux oiseaux depuis pour y prendre encore de la terre et planter d’autres bananiers et papayers, et à la pleine lune qui vient, nous mettrons des graines de pastèques dans un trou qui contient deux sacs de terre pure aux oiseaux plus quatre pelles de compost, à Poro-Poro. Ensuite on se tire à Suvarov pour aller ravitailler et revoir le vieux Tom qui a maintenant dans les 75 ans et vit seul dans cet atoll. Ça fera une semaine à 10 jours de mer pour y aller, une dizaine de jours à Suvarov, entre deux et trois semaines pour regagner Tahiti au louvoyage, puis carénage de Joshua et préparation de la seconde partie du trip Ahé (…).

Je ne vous ai pas encore parlé de Stéphan, notre fils. Il s’est nettement développé depuis son arrivée ici, au physique et sur le plan de la parole : il peut dire et comprendre à peu près tout ce qu’il veut, il s’intéresse beaucoup aux plantes du jardin et à toutes les plantes en général ; il veut toujours m’aider quand je bricole et il est nettement adroit de ses mains et de ses gestes, mais il ne sais pas encore nager. Il aura cinq ans dans cinq mois. Question copains, il en a beaucoup dans le village et il est bien accepté par ses petits camarades paumotous. Pour nous, c’est la même chose. Nous sommes, Hélène et moi, bien acceptés ; on a vite compris que nous ne sommes pas venus ici pour nous remplir les poches et que nous nous intéressons à la vie de l’atoll en général, pas seulement à Poro-Poro. La communication n’est pas toujours facile en général, car nous ne parlons pas encore tahitien et peu de gens d’Ahé parlent le français. D’autre part, le rythme de pensée n’est pas du tout le même au départ entre un Paumotou et un Européen. Ils peuvent bosser (et bossent) beaucoup plus que je ne l’imaginais avant de mieux les connaître (à peine un peu mieux), mais semblent à peu près incapables de compter, je veux dire de faire un calcul très simple.

Par exemple, les rats  détruisent les cocos, les gars d’ici (et de toutes les Touamotous en général) continuent à ramasser un coprah[4] de plus en plus rare vu l’augmentation des rats, ils ne font rien pour arrêter le massacre et la production de coprah a terriblement baissé (…).

Avec Netty, nous avons fait le calcul, en commençant avec dix chats pour le premier essai. 10 chats mangeant chacun un minimum de un rat par jour pour pouvoir survivre, cela fait 300 rats de moins par mois et 3 600 rats de moins pour la première année. (Ces chats seraient des femelles pour la plupart, avec seulement un minimum de mâles). La deuxième année, il y aurait probablement une trentaine de chats en tout grâce aux petits nés entre-temps, et une dizaine de milliers de rats en moins dans l’atoll. Et ainsi de suite, sans parler d’une nouvelle fournée de chattes à l’occasion d’un autre aller-retour sur Tahiti avec Joshua.

En plus des chats, nous pensons ramener une bonne quantité d’arbres fruitiers : citronniers, pamplemoussiers, manguiers greffés, avocatiers, etc, pour le village et aussi pour planter dans divers motus où la terre est relativement bonne. Tout ce programme représentera donc la deuxième partie de notre trip Ahé, jumelé avec le bagage des cocotiers pour ceux qui voudront s’en donner la peine parmi les habitants du village.

Pour ce qui est de la plantation de nouveaux cocotiers, les gens d’ici sont relativement ouverts sur ce chapitre : ils ont tendance à planter là où il y a de la place et cela m’intéressera d’y participer avec eux.

Je ne sais pas encore ce que sera la troisième partie du trip Ahé. Peut-être l’aquaculture, mais je n’en sais rien pour le moment, je ne possède aucune documentation là-dessus. On trouve pas mal d’algues dans le lagon, j’en utilise pour le moment dans le compost, en faisant attention de ne pas en prélever trop dans le même secteur afin de ne pas risquer de provoquer un déséquilibre.

Bernard Moitessier

Mots-clés : Ahé, coprah, faré, compost, cocotier, Joshua, Poro-Poro, Touamotous.


[1] Locution du style « bof bof ».

[2] Case en planches couvertes de palmes.

[3] Ïlot corallien de petites dimensions.

[4] Pulpe de la noix de coco.