Reprint Le Sauvage, janvier 1974
par Catherine David
Konrad Lorenz, Karl von Frisch et Nikolaas Tinbergen ont reçu un prix Nobel officiellement au titre de la médecine. En fait, au titre de l’éthologie, science que le grand public découvre aujourd’hui – notamment grâce au livre-clé d’Irenaüs Eibl-Eibesfeldt, Ethologie-biologie du comportement. Qu’est-ce que l’éthologie ? Une aventure extraordinaire et pourtant quotidienne.
Pourquoi la dinde couvait un putois empaillé…
L’éthologie, au sens strict du terme, c’est la science des mœurs (de ethos en grec, qui signifie « coutume, habitude »). Elle est donc apparentée à sa proche voisine dans le dictionnaire, l’ethnologie. Mais alors que celle-ci a pour objet l’étude des ensembles complexes de rites et d’attitudes qui définissent une culture ou une ethnie, l’éthologie s’intéresse à ce qu’il y a, dans les gestes de tous les êtres vivants – plantes, animaux, homme –, de plus primordial, d’essentiel, d’inévitable. Elle a le but infiniment ambitieux de déterminer ce qui, dans le comportement, résulte du programme génétique, de l’hérédité, et ce qui est la conséquence de l’éducation et du milieu. Ainsi, cette science récente qui vient d’acquérir officiellement ses lettres de noblesse – puisque le jury du prix Nobel a couronné trois de ses fondateurs, Karl von Frisch, Nikolaas Tinbergen et Korand Lorenz – se situe aux confins de l’ethnologie et de la biologie. Il y a quelque temps, au cours d’une confrontation télévisée, Claude Lévi-Strauss et François Jacob sont tombés d’accord pour dire que la seule différence entre la biologie et l’ethnologie, c’était que pour la première la part de l’inné était prépondérante, et que pour la seconde les caractères acquis dominaient.
Comment faire le partage, dans le comportement des êtres vivants, entre ce qui est hérité des ancêtres et ce qui est dû à un conditionnement ? L’homme est-il fondamentalement mauvais ? Existe-t-il des instincts ? Quelle est leur fonction, quelles sont leurs limites ? Le sourire, la peur, l’amour, la colère sont-ils des gestes appris ou font-ils partie intégrante des espèces animales – et de l’espèce humaine ? La question est de taille, et si un jour l’éthologie est en mesure de lui apporter une réponse, elle aura mis un terme à bien des controverses philosophiques, idéologiques et scientifiques qui divisent encore ceux qui croient à la pérennité d’une nature humaine impossible à modifier et ceux qui affirment le primat absolu de l’apprentissage. Comme beaucoup d’autres, Hobbes et Rousseau ont rêvé le visage lointain d’un mauvais ou d’un bon sauvage, d’un homme à l’état de nature livré à ses pulsions essentielles. Aujourd’hui encore, les « réflexologues » maintiennent en vie la vieille théorie de l’animal-machine et les « behaviouristes » soutiennent que l’enfant qui vient au monde n’est qu’une page blanche sur laquelle l’environnement vient inscrire ses marques. La littérature, elle aussi, a son mot à dire. On sait que Balzac observait ses contemporains avec le regard d’un entomologiste. Et même cet écrivain prétendument « léger », Marivaux, dans une pièce étonnante, apporte une contribution essentielle à ce vieux débat. La Dispute met en scène une expérience qui ferait rêver nos modernes éthologues : un prince et une princesse s’interrogent sur le grave problème de savoir qui, de l’homme ou de la femme, a été le premier infidèle. Pour tenter de se départager avec un maximum d’objectivité, ils se métamorphosent en d’étranges savants. Quatre nouve aux-nés – deux garçons et deux filles – ont été élevés dans des conditions d’isolement total, enfermés séparément dans les chambres d’un immense château qui ressemble au laboratoire d’un docteur Faust mégalomane. Ces enfants ont grandi, ils ont maintenant vingt ans, l’âge de l’éveil des sentiments. Et ils sont mis en présence les uns des autres, tels des cobayes exemplaires, sous le regard froid et « scientifique » du prince et de la princesse qui observent à l’état brut la naissance et le développement des passions. L’intuition de Marivaux a quelque chose d’atroce et de fascinant dans son absurdité même. En effet, si cette utopie pouvait connaître un commencement de réalisation, il est à peu près certain que l’éthologie n’existerait pas, du moins sous sa forme actuelle. Si l’on pouvait élever des enfants dans des éprouvettes, il serait moins nécessaire d’étudier des rats, des anguilles et des chimpanzés pour en inférer des lois applicables au comportement humain.
L’éthologie s’est ainsi constituée comme science principalement à partir de l’étude des espèces animales. Ses manuels ont la richesse et la beauté d’une extraordinaire leçon de choses. Et grâce à des milliers d’expériences et d’observations, les éthologues ont réussi à prouver qu’il existe chez les animaux des modèles innés de comportement et à définir la part du facteur héréditaire dans le comportement de certaines espèces.
Un poussin qui vient d’éclore sait déjà courir, becqueter, gratter la terre et boire, même s’il n’a jamais rencontré un autre poussin ou une poule, même s’il a une cane pour mère adoptive. À l’inverse, un caneton élevé par une poule va tout de suite dans l’eau et se met à nager. Il s’agit donc bien dans ces deux cas d’actes innés, dirigés dans le sens de la conservation de l’espèce et totalement indépendants d’un quelconque apprentissage. De la même façon, des fauvettes élevées dans un silence totale sont capables de « réinventer » les chants spécifiques de leur espèce et de les reproduire parfaitement, sans aucun modèle. Un têtard, qui nage dans un étang dès sa transformation en grenouille, se met immédiatement à gober les petits insectes qui passent à sa portée, sans avoir jamais appris. Ces comportements innés peuvent atteindre un haut degré de complexité, comme le montre l’activité des écureuils d’Europe centrale : ils ont coutume, en automne, de cacher les noix et les noisettes qui leur serviront de réserve en hiver. Ils grattent la terre, en général au pied d’un arbre ou d’un rocher qui font office de point de repère, enterrent leurs provisions et les recouvrent ensuite de terre. Or, on a constaté que ces mêmes écureuils, élevés en captivité et nourris exclusivement de bouillie, connaissent très bien cette technique quand ils arrivent à l’âge adulte. Dès qu’on leur donne des noix, ils grignotent un peu et se mettent à courir autour de la pièce pour trouver une cachette. Ils grattent le sol dans un coin, posent les noix et font ensuite le geste de les recouvrir de terre. N’ayant jamais eu faim, il est évident qu’ils ne peuvent savoir qu’il est difficile de trouver des noix en hiver… Des comportements innés existent aussi chez l’homme comme le prouvent des observations très simples : un enfant qui vient de naître n’a pas besoin d’apprendre à téter. De la même façon, comment expliquer que des enfants nés sourds et aveugles sachent sourire et pleurer sans avoir jamais vu le visage d’un être humain, si ce n’est en admettant que ces expressions sont des comportements instinctifs ?
L’existence de schémas innés de comportement est d’ailleurs une condition d’existence d’une science telle que l’éthologie. En effet, si les actions et les réactions étaient totalement imprévisibles, il serait absurde de prétendre découvrir les lois qui les gouvernent. Or, l’expérience quotidienne montre bien que l’on peut prévoir dans une certaine mesure les attitudes déclenchées chez un être vivant par une excitation spécifique. Qui n’a pas eu le sentiment, en voyant une corrida, que le taureau était obligé de foncer ? La nature de ces excitations, différente pour chaque espèce et chaque type de comportement, a fait l’objet de recherches attentives. Certaines d’entre elles sont purement endogènes et correspondent à des pulsions internes de nature physiologique. C’est le cas par exemple pour la périodicité qui rythme les phases de repos et d’activité chez certains animaux. Privés de tout contact avec l’extérieur, ils obéissent néanmoins à une sorte d’horloge interne.
Les abeilles perçoivent les ultraviolets, les chauves-souris entendent les ultrasons
Mais en général, un comportement est provoqué par des « stimuli » externes qui, en excitant un des sens de l’animal, provoquent les réactions appropriées. Très souvent les animaux ont des sens « spécialisés » qui leur permettent de percevoir en priorité certains sons, certaines odeurs ou certaines formes seuls capables de déclencher le comportement en question. Ainsi, les abeilles perçoivent la lumière ultraviolette. Les chauves-souris entendent les ultrasons. Certains serpents à sonnette peuvent distinguer des différences de température de 0,005° C. Les rouges-gorges utilisent le champ magnétique de la Terre pour guider leurs voyages…
Pourtant, parmi tous les stimuli sensoriels que perçoit un animal, il y en a relativement peu qui déclenchent des réactions innées. Et l’importance de cette réaction est fonction de la disposition dans laquelle se trouvait précédemment l’animal. Un chat qui guette sa proie pourra difficilement être stimulé sexuellement, etc. Les éthologues ont pu dans de nombreux cas déterminer quels étaient ces stimuli à l’aide de leurres. Si la dinde reconnaît ses petits sans hésitation, c’est uniquement parce qu’elle les entend crier : en effet, elle couvera avec amour un putois empaillé dans lequel un haut-parleur émet les appels d’un jeune dindon. Mais si elle est sourde, elle tuera ses propres enfants. Chez l’épinoche mâle, c’est la vision du ventre rouge d’un autre mâle qui déclenche le combat. Si on lui présente un bloc de cire rouge, il se précipite pour l’attaquer, alors que d’autres leurres ayant la forme d’un épinoche, mais sans coloration rouge, ne provoquent aucune agressivité de sa part. Une curieuse aventure a démontré que, chez les moustiques, les punaises et les teignes, le comportement de recherche de nourriture n’est déclenché que par la chaleur émise par les mammifères. En effet, une montre électrique qui diffusait de la chaleur a été tellement attaquée par les teignes du poulet que le mécanisme en a été déréglé. La réaction aux stimuli a donc très souvent un caractère figé qui rend très difficile une quelconque adaptation.
Le rouge-gorge néglige un oiseau empaillé, mais attaque une touffe de plumes rouges
Une analyse très poussée a été faite des « déclencheurs optiques » de toutes sortes. Depuis les taches de couleur d’un plumage ou d’une nageoire jusqu’aux mouvements expressifs les plus variés qui concernent aussi bien les expressions du visage (sourire, grimace, etc.) que les gestes les plus complexes (attitudes de soumission, de menace, comportement de cour …). Chez certains poissons, au moment de l’accouplement, le mâle porte une parure de noces aux couleurs très voyantes qui font penser parfois à de véritables panneaux publicitaires. Si l’on donne aux femelles la possibilité de choisir entre ces mâles en livrée d’apparat et d’autres peu colorés, elles frayent toujours du côté du poisson décoré. Le rouge-gorge, lui, devient très agressif si on lui montre une touffe de plumes rouges. En revanche, il ne s’intéressera pas du tout à un oiseau empaillé.
Les exemples de ce type sont en nombre infini et leur étude a une grande importance. En effet, il apparaît nettement que l’animal, contrairement à l’homme, n’a pas une connaissance innée de ce qu’est un individu de son espèce ou d’une autre espèce. Il n’est sensible qu’à un certain type de signaux, caractéristique d’une espèce. Et si l’on imite artificiellement ces signaux, il réagit exactement de la même manière.
Certains de ces signaux sont d’une telle complexité qu’il est impensable de les reproduire. Ainsi le comportement de cour de certains oiseaux de Nouvelle-Guinée qui nettoient longuement la surface du sol, la jardinent et la décorent, construisant une salle de cérémonie pour attirer leur belle. Quant à l’oiseau jardinier strié, il a véritablement des talents artistiques. Il construit autour d’un jeune arbre une sorte de tente et la décore avec des fruits, des fleurs, des coquilles d’escargot et des insectes très colorés. Quand il pique une fleur dans la mousse, il recule ensuite pour admirer l’effet produit. Et il arrive souvent qu’insatisfait du résultat, il retire la fleur et la pique à un autre endroit pour parfaire son œuvre.
Il apparaît à l’évidence que ces « talent innés » ne sont pas forcément utilisés dès la naissance. Ils peuvent très souvent se développer beaucoup plus tard, à un âge et dans des circonstances définies. C’est le cas notamment pour le comportement de cour du canard, la construction du nid chez les rats…
On peut rapprocher cette constatation de celles que font les biologistes à propos du développement physique : certains caractères morphologiques, bien qu’innés, n’apparaissent par exemple qu’au moment de la puberté. Même les traits du visage, indécis chez le nourrisson, se précisent lentement (chacun sait que tous les bébés ont les yeux bleus). Certains gestes innés peuvent n’apparaître qu’une seule fois au cours de la vie, mais ils sont toujours exécutés à la perfection.
Les singes japonais salent leurs patates douces avant de manger
Il faut pourtant rappeler – et les éthologues le précisent bien – qu’un comportement inné n’est pas forcément inaccessible à l’éducation. En effet, dans un environnement stable, les séquences de comportement fixes sont bien adaptées à leur but, et le cas de l’écureuil d’Europe centrale montre à l’évidence les absurdités qu’entraîne un changement de milieu. En revanche, si l’environnement est variable, un comportement modifiable permet les adaptations nécessaires à la conservation de l’espèce. C’est ainsi qu’on peut parler dans beaucoup de cas de dispositions innées à apprendre. Beaucoup d’oiseaux sont obligés d’apprendre leur chant et, s’ils sont élevés par des parents d’une espèce différente, ils apprendront le chant de l’autre espèce. De la même façon, ils ont souvent besoin d’apprendre à reconnaître dès leur prime jeunesse l’objet du comportement lié à la pulsion sexuelle. On connaît le cas des choucas et des oies cendrées élevées par Konrad Lorenz qui déployaient devant lui leurs parades amoureuses. Cette aptitude à l’apprentissage prend parfois des formes étonnantes qui permettent de parler de l’existence d’une mémoire chez les animaux, et également de la formation d’habitudes. Des singes de l’île de Koshima, au Japon, nourris régulièrement avec des patates douces, avaient coutume de laver ces patates dans l’eau d’un ruisseau. Certains d’entre eux les ayant par hasard trempées dans l’eau de mer semblèrent les trouver plus à leur goût et se mirent à les assaisonner systématiquement, en les trempant après chaque bouchée, dans l’eau salée.
Il est évident que ces dispositions sont développées d’une façon exceptionnelle chez l’homme, à tel point qu’il peut bien souvent contrôler ses pulsions innées grâce à la contrainte des structures culturelles. Bien qu’il soit très difficile d’étudier systématiquement les racines instinctives du comportement humain, un certain nombre d’observations sont possibles. Encore faut-il accepter cette idée que l’homme a des « instincts » et qu’il fait partie du règne animal. Beaucoup hésitent encore à l’admettre, parce que cette idée, poussée à ses conséquences extrêmes, semble impliquer que l’homme n’agit pas librement, mais que ses actes lui sont dictés par son héritage génétique. Pourtant, si la programmation génétique de certains comportements est indéniable, cela ne signifie en aucun cas que celle-ci soit le seul moteur de l’activité humaine, ni même que son influence soit dominante.
Il est à peu près certain, par exemple, que l’homme possède une capacité innée au langage. Il arrive souvent que des enfants nés sourds-muets commencent pourtant à balbutier. On connaît le cas étrange de deux enfants danois normaux qui vivaient d’une manière très misérable, élevés uniquement par une grand-mère sourde-muette. Ils bavardaient sans contrainte dans un langage commun que personne ne comprenait et qui n’avait aucune ressemblance avec le danois.
Il semble bien que l’homme soit pourvu du talent inné d’exprimer ses émotions par le sourire, le rire, les grimaces… L’étude d’enfants sourds et aveugles, ainsi que la comparaison de documents filmés à l’insu des sujets chez des peuples du monde entier, tiendrait à le prouver. Il est d’ailleurs frappant de comparer le sourire d’une Française, d’un Balinais et d’un chimpanzé…
D’une manière plus générale, il semble que la tendance des groupements humains – et animaux – à établir une hiérarchie soit innée. Il en est de même pour les comportements d’agression, d’ailleurs contrebalancés par une disposition à la sociabilité, ainsi que pour le désir de jouer, etc. Néanmoins, l’éthologie directe de l’homme est encore dans l’enfance et l’essentiel de son travail est encore une façon très sophistiquée de faire de la zoologie. Mais l’étude des animaux est riche d’enseignements pour la compréhension de nos semblables. Les physiologistes ne prétendent pas que les hommes sont des rongeurs. Et pourtant, il leur arrive souvent de tester une drogue sur une souris ou un lapin pour traiter une maladie humaine.
Évidemment, il resterait à questionner le paysage philosophique et même politique qui se profile dans le lointain, à l’horizon des découvertes de cette jeune science. On imagine aisément l’usage conservateur qui peut être fait de tout discours sur l’innéité de certains comportements (désir de soumission, sens de la hiérarchie, etc.). Mais, avant que de nouveaux idéologues ne s’emparent des conclusions de l’éthologie, celle-ci a devant elle de longs chemins à explorer. De ces chemins, on ne saurait dire où ils nous mèneront. Peut-être nulle part. Peut-être au cœur de ce que nous appelons, faute de mieux, la nature humaine.
C. D.
Mots-clés : abeille, chauve-souris, dinde, éducation, inné, rouge-gorge, singe, têtard