Loin du cœur

19 avril 2012,

reprint Le Sauvage, octobre 1978

Mais près des yeux avec des jumelles. Un instrument admirable et mille fois plus inspiré que l’appareil photo.

Jean-Paul Gibiat dans le collimateur

Le monde est petit, le monde est loin : mais nous pouvons le tenir à l’œil par les deux bouts de la lorgnette…

Tata a jauni. Papa a jauni. Mon enfance a jauni. Toutes mes photos ont jauni. Le papier glacé du passé me fait froid au cœur : la vie ne serait-elle donc que ce long album de clichés immobiles ? Où sont les neiges d’antan, le bel aujourd’hui, l’éternel présent ? Mes photos mortes se ramassent à la pelle et mes regrets aussi.

Comment voir le monde ? Vaste question et qui excède largement les possibilités du globe oculaire. Pour sa part, Jacques a choisi de la considérer par les deux bouts d’une double lorgnette. Comme d’autres sont binoclards, lui est binoculaire. Ce n’est pas un voyeur, ni un maniaque, non, c’est simplement un amoureux du monde qui a trouvé dans l’optique la prunelle de ses vœux. « J’ai acheté mes premières jumelles il y a plus de vingt ans. Ce n’était pas un caprice, mais bien une nécessité : la portée normale du regard ne permet pas, en effet, d’observer la vie sauvage. J’aime notamment le monde des oiseaux et l’espace dans lequel ils évoluent : c’était pour moi la seule façon de m’en approcher. »

Chasseur, turfiste, ethnologue, alpiniste, marin, touriste, écologiste, ou bien encore simple amateur de chair fraîche : à chacun ses jumelles, il y a des optiques pour tous, des performances pour tous les goûts. Il n’y a pas de jumelles idéales il n’y a que des amateurs de jumelles : et chacun, comme les fous du Havane, choisit le calibre qui convient à son rêve.

« Car c’est un rêve, en effet. Vous les achetez pour vous approcher de la réalité, mais très vite – et c’est la surprise, la magnifique surprise de ce bel objet –, vous découvrez grâce à lui un monde de fiction et de fantasmagorie : considérablement enjolivé par rapport à la vision de l’œil nu. C’est comme si l’optique recouvrait la nature d’une diaprure qui donne à tout ce que l’on observe un aspect précieux. En ce sens, les jumelles ne sont donc pas, comme on pourrait le craindre, une paresse, mais bien une école du regard. »

« Par exemple, il est certain qu’à travers l’optique, un oiseau sauvage est encore plus beau qu’au naturel. C’est comme si la jumelle lui ajoutait de l’irréalité : elle donne, somme toute, à l’utilisateur ce que je serais tenté d’appeler une vue de l’esprit. »

Avant d’en arriver là, Jacques a commencé par être chasseur : « C’est une autre optique, si j’ose dire ! Le chasseur, lui aussi, veut appréhender le monde, atteindre ce qui lui échappe, mais cela part d’un sentiment trouble qui se traduit en carnage, au bout du compte. Avec des jumelles, au contraire, vous ne regardez plus pour tuer, mais pour sauver une image qui, sans elles, n’appartient à personne. S’y ajoute dans un second temps, naturellement, le goût de la connaissance de l’animal que vous observez : quelles sont ses façons d’agir, de se déplacer, etc. Ce n’est pas du simple voyeurisme : je sais reconnaître un oiseau, je ne suis pas sûr que le voyeur, lui, sache reconnaître au sens fort les femmes… »

Le mot jumelle s’emploie au singulier ou au pluriel. Mais le véritable amateur, m’explique Jacques, ne saurait se contenter d’une seule « double lorgnette » (comme dit Le Littré) : « Dans mon cas – l’observation des animaux sauvages, des oiseaux en particulier –, il est évident que deux paires de jumelles, au minimum, sont nécessaires. L’une à fort grossissement (x 10 : c’est amplement suffisant) et champ réduit pour observer les animaux au repos ; la seconde, de grossissement moindre, mais grand angle pour suivre par exemple le vol des oiseaux rapides : faute d’un champ de vision suffisamment vaste, ils vous passeront en effet sous le nez. Tout dépend donc de l’animal observé : il est difficile d’utiliser les mêmes jumelles pour observer des canards au crépuscule ou des lions en plein safari… Il n’y a pas, pour le passionné, de “jumelle moyenne” ». Vouloir à la fois le plus fort grossissement (x 15 et plus) et la plus forte luminosité (qui dépend du diamètre de l’objectif : en l’occurrence 50 mm), c’est une gloutonnerie optique qui vous condamnait le plus souvent à vous coller plus d’un kilo sur l’œil… Il existe, bien sûr, des pieds pour les jumelles comme pour les appareils photos mais, à moins d’être dans un jardin zoologique, je ne vois guère l’utilité d’une telle prothèse. Si, par exemple, j’ai repéré un nid que je veux observer, c’est en hauteur, non ? Il me faudra donc grimper dans un arbre, un autre arbre, pour le surplomber : eh bien, dans ce cas, je vous assure que le pied, ce n’est pas le pied ! »

L’arrivée des jumelles dites « compactes » sur le marché a quelque peu modifié l’équation. Elles sont aujourd’hui à la jumelle classique ce qu’en photo le 24 x 36 est aux chambres de nos grands-pères. Un subtil changement de prisme (« en toit » au lieu de « porro » : voir le schéma explicatif) a permis de réduire considérablement le format, l’encombrement et le poids de ces merveilleux objets volants ; semblables à des jumelles de théâtre, ces new-look offrent les mêmes performances optiques que leurs grosses sœurs cadettes. Rendement maxi dans un mini volume, c’est dans la poche, dit la pub, et c’est vrai. Une seule différence avec les jumelles classiques : leur prix, bien sûr, – à vision égale, elles coûtent cinq fois plus. Mais ça vaut le coup d’œil et les chasseurs d’images ne s’y sont pas trompés qui leur font la fête : elles sont, pour eux, le complément léger (moitié moins lourd qu’avant) de leur barda photographique.

Jacques, au fait, préfère, quant à lui, faire la grève de la pellicule. Les paparazzi de la nature l’attristent : « Mitrailler tue le plaisir. La photo implique nécessairement une frustration. Vous ne profitez plus du spectacle, vous devez réagir uniquement en fonction de contraintes techniques : la bonne vitesse, la bonne pellicule, le point, etc. Vous photographiez tout, mais vous ne voyez rien, il y a un troisième larron entre vous et le monde : l’appareil, précisément. Par la suite, si votre photo est ratée, tout est raté ; et si elle est réussie, eh bien vous avez le regret de ne pas avoir “vécu” vraiment loin des soucis techniques, votre vision… La jumelle, au contraire, est une ouverture poétique sur l’éphémère. »

Pour lui, les jumelles sont zen : et la photo névrozen ! Il est vrai que c’est un pur, un pionnier en quelque sorte : « La montée de l’écologie – et ce n’est pas un amoureux de la nature comme un boom commercial chez les marchands d’optique. Observer la nature à la jumelle est devenu aujourd’hui une pratique courante. Qui a perdu par là un peu de son secret : dans les années cinquante, c’était, je m’en souviens, considéré comme une activité bizarre, nous étions moi et mes semblables jugés comme de dérisoires espions de la verdure… Ces énergumènes qui se baladaient pendant des heures avec leur instrument, si j’ose dire, en sautoir, faisaient sourire les populations : c’était aussi “bizarre” que Nabokov à la chasse aux papillons… Maintenant, au contraire, l’aventure (car c’en est une) est balisée, reconnue, les ornithologues, par exemple, ne sont plus des oiseaux rares, il y a une pléthore de clubs – et il y a, enfin, les parcs naturels. »

« Évidemment, j’ai un peu la nostalgie du temps où, dans des lieux alors déserts, je me fabriquais des abris de fortune avec de vieilles bâches et où je guettais le lever du jour et l’apparition d’un troupeau d’oies sortant de la brume… C’était le septième ciel, je rentrais fourbu, heureux pour un mois. De même, il y a une vingtaine d’années encore, j’allais beaucoup au Mont Cenis et dans des terrains qui appartiennent maintenant au parc de la Vanoise observer, en solitaire, les chamois, les marmottes, etc. Aujourd’hui, bien sûr, l’exploration est devenue grégaire et perd un peu de son charme confidentiel. Mais je me console en allant observer les canards sous la lune en baie de Somme… À défaut du secret, la magie demeure. »

Jacques soupire, marque un temps, sourit, fouille dans les tiroirs de son bureau et, soudain, comme un joailler présenterait une rivière, me tend une paire de Zeiss compacts 7 x 30 – sa Rolls à lui, quoi :

Tenez ! Vous les avez déjà été essayées ? Tandis que je m’évertue précautionneusement à les chausser sur mon pif, je l’entends dans le brouillard de la mollette de réglage (ah voilà !) qui murmure : « C’est la vision normale, ce que la télé couleur est au noir et blanc, une espèce de tapis volant de la réalité… »

D’abord, donc, je ne vois que dalle, puis je ne vois rien. Puis je vois un brouillard qui se déchire et, soudain, aveuglante de l’autre côté de la rue, je ne rêve pas : une dent, une dent de perle qui me sourit au fond d’un appartement inconnu ! Chic, l’amour ! Ne nous énervons pas, regardons-y de plus près puisque je suis outillé pour.

Alors ? dit Jacques.

Un instant, dis-je.

Eh non, ce n’est pas cela du tout. J’ai légèrement tourné la mollette et je vois bien maintenant que c’est un bouton de porcelaine blanche (elle avait une grande dent, c’est vrai) qui me sourit hygiéniquement à l’entrée d’une salle de bains…

Vous avez raison, Jacques lui dis-je en lui rendant ses Zeiss, c’est un instrument magique : un agrandissement poétique de la réalité…

J.-P. G.

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