par Jean-Claude Villain *
Peut-être un jour un poète, un peintre, pourquoi pas un photographe, ou tout simplement un ami, fera-t-il le portrait de Yannis Yfantis en dieu Pan. La chose sera aisée tant elle paraît naturelle, tant à le découvrir l’homme évoque d’emblée ce dieu effrayant et magnifique, tant aussi l’œuvre de ce poète à part est en cohérence absolue avec son être physique et sensible, avec sa vie. Si sa tête chevelue, sa barbe caprine, son corps de faune peuvent dès l’abord mettre celui qui l’observe sur la voie du sens qu’il porte, la confirmation profonde en est à trouver dans la chair et l’esprit de ses poèmes, matrice essentielle dans laquelle il exprime avec finesse, connaissance et humour, le mysticisme païen qui le caractérise.
Au lecteur, fatalement imprégné du matérialisme pragmatique et désenchanté de l’univers moderne, il pourrait paraître anachronique, naïf et enfantin, de voir un poète mûr adopter une attitude quasi exclusivement mythologique pour exprimer sa façon de comprendre le monde et sa présence dans celui-ci.
La Grèce certes, a été depuis toujours une terre privilégiée d’immenses poètes, et pour parler par raccourci, d’Homère à Elytis, elle n’a cessé de fournir des références sensibles et conceptuelles, historiques et mythiques, esthétiques et éthiques, qui l’ont instituée comme référence majeure de ce que nous continuons à appeler « la civilisation ». Depuis Socrate comme le regrettait Nietzsche, le logos prit le pas sur le mythos, et les développements du verbe en général, de la parole poétique en particulier, ont parcouru des champs insoupçonnés, jusqu’au surréalisme par exemple, avec l’intérêt qu’y ont porté des poètes grecs majeurs au milieu du vingtième siècle. Ainsi a pu en partie être relativisée, ou oubliée, une autre pratique de la poésie résolument référée au mythe, et pouvant paraître désormais naïve ou archaïque. Or Yannis Yfantis rapatrie la poésie grecque contemporaine dans le territoire fondateur du mythe. Non pas le mythe disséqué, analysé, digéré, interprété et servi selon une dialectique élaborée comme un appareil supérieur de compréhension (ainsi par exemple que la psychanalyse a pu s’en emparer), mais bien plutôt comme un instrument direct de connaissance… ou de reconnaissance. En cela Yannis Yfantis occupe dans la poésie grecque contemporaine une place singulière, et pour tout dire « décalée », car ses permanentes références mythologiques et symboliques le ramènent aux pensées synthétiques des grands philosophes de l’Antiquité présocratique –tous également poètes- et à une conception parabolique du poème qui oscille entre la simplicité apparente d’une banale notation et la profondeur obscure de Héraclite. Ainsi ne peut-il être rangé selon une filiation ou une appartenance précises, même si Thoreau, Whitman, Dylan Thomas, Allen Ginsberg par exemple peuvent être considérés comme des membres de sa famille.
Dans sa poésie comme dans sa vie concrète Yannis Yfantis ne pratique donc pas le mythe comme un outil intellectuel à la mode, mais comme une évidence immédiate, un état d’esprit mis en pratique, une attitude permanente devant le monde. Il faut être très sage (à la manière des philosophes orientaux dont il est nourri) ou très enfant (ce qu’il est resté) pour regarder comme il le fait une pierre, une fleur, un papillon, un arbre, les étoiles, une vieille poutre, mais aussi … une automobile ou une prise électrique, et y reconnaître des présences animées du vaste et unique sens cosmique, nous rapprochant du secret des choses, de l’intimité de l’univers dans lequel l’homme, doucement, n’a plus qu’à observer pour apprendre, se couler pour jouir.
Faut-il quelque prédestination, quelques inductions complices pour s’être trouvé ainsi placé sur cette voie ? Sans doute, car d’abord il revient au poète de comprendre sa vocation en habitant son nom, en épousant son sens profond qui, tout en lui indiquant ce qu’il est, lui ouvre la voie à ce qu’il doit être. Dans la langue d’Homère, Yfantis désignerait l’homme de l’art, l’artisan, et de façon plus précise le tisserand, avec de façon ambivalente, un préfixe Y signifiant « ce qui est caché », et un radical, phantis, « ce qui est montré ». Caché de la lumière, montré à la lumière : voici encore « une question de lumière » comme a pu écrire Elytis, c’est-à-dire une question d’apocalypse puisque littéralement ce mot signifie « révélation ». Or Yfantis porte pour prénom Yannis (Ioannis, vient de Ion, nom des Grecs anciens établis en Asie Mineure) c’est-à-dire celui de l’évangéliste Jean qui écrivit son Apocalypse dans la lumière si particulière de Patmos. Pourtant Yannis n’est pas seulement ce Jean-là ; il peut être aussi le Baptiste qui vivait dans la nature, portait une grande barbe et se couvrait d’une peau de bouc. Ainsi il a toute l’apparence d’un dieu de l’ancien monde, celle de Pan lui-même comme il est représenté dans une très belle sculpture d’époque romanistique, retrouvée à Sparte, et dont la copie est conservée au Musée Bénaki d’Athènes. (« Le dieu Pan est mort ! Le dieu Pan est mort ! », ce cri qui consomme la fin d’un vaste cycle sur terre réfère-t-il à la mort du dernier Pan : Yannis le Baptiste ?). Yannis Yfantis, en rappelant physiquement dans sa personne, et poétiquement dans son œuvre, cet ancien dieu, en portant le prénom de celui qui fut peut-être sa dernière incarnation, viendrait témoigner que non, Pan n’est pas mort, que la voix de ce dieu primitif et sage est celle de la permanence, celle, malgré la sédimentation des siècles de culture et l’écran matérialiste du modernisme, de l’unique intelligence synthétique du monde.
Les caractéristiques agrestes de Yannis Yfantis sont nombreuses. Son père étant berger, le poète vécut dès l’enfance, non seulement dans la proximité des plantes et des bêtes, mais aussi dans l’observation permanente des météores, la nuit dans la contemplation de la voûte étoilée. Il est né à Agrinio en Etolie ; (dans un poème il explique que le nom de cette petite ville de l’ouest septentrional de la Grèce contient dans le radical « agrio » les sens de « terre » et de « sauvage »). Tout près, la maison familiale dans le village de Raïna est ouverte sur la nature sauvage. Il faut voir Yannis Yfantis y vivre de façon modeste, en communication forte avec tous les éléments de la nature qui l’entourent, des plus intimes aux plus majestueux ; le voir observer telle plante ou tel insecte avec une loupe épaisse pour accéder à l’intimité de leurs formes et tenter de comprendre le sens subtile de leur présence dans l’édifice infini du monde ; car en disciple d’Anaximandre, il sait que dans cette petitesse se trouve l’immensité universelle, de même qu’à pressentir l’infini cosmique dans la nuit étoilée, le regard peut davantage reconnaître la nécessité intime de la plus modeste créature. Tout est sens pour Yannis Yfantis, l’amant des étoiles, l’initié des symboles, le sorcier des présences. Et si tout est sens, les sens doivent pouvoir rencontrer, découvrir ou inventer leurs signes, procéder donc à une révélation. Ainsi Yannis Yfantis est poète parce que seule la poésie peut être cette appréhension intime et intuitive, sacrée et visionnaire du monde où chaque vie, chaque élément se trouvent reliés et signifiés.
Le signe suprême, Yfantis a trouvé le sien : O. Ce point central cerné d’un cercle, qui est devenu sa signature, il en explique ainsi le sens dans son discours de réception du prix Cavafy, au Caire en 1995 : « Quand Cavafy en était à ses derniers jours et ne pouvait plus parler, il avait demandé une feuille de papier et un crayon. On les lui avait apportés. C’est alors que Cavafy a noté sur le papier un instant, c’est-à-dire un point, et a tracé autour un cercle. Cette figure géométrique, où l’instant est encerclé par l’éternité, où le point est encerclé par la perfection du cycle ; cette figure-ci est devenue ma secrète signature sacrée. » ; et on se souvient que ce signe était aussi le hiéroglyphe du dieu solaire Râ. Le cercle, symbole de l’infini, de l’éternel recommencement, de la solidarité étroite des éléments du grand Tout, revient aussi dans la figure mythique de l’ourobouros (le serpent se mordant la queue) à laquelle Yannis Yfantis fait une référence quasi constante.
Mysticisme païen, panthéisme, hédonisme, sensualisme, tous ces noms peuvent convenir à caractériser le système de perception et de représentation de cette poésie qui, avant d’être poèmes, est posture dans et devant le monde. On ne se surprendra donc pas que cette coïncidence voulue, cette intimité avec le monde passe souvent par l’évocation personnelle, biographique, voire anecdotique telle que la localisation et la datation de nombreux poèmes le montrent, ainsi que les titres et les dédicaces. Car quelle autre attitude que la pleine subjectivité, quel autre instrument que le corps, permettraient d’y parvenir ? Le corps et sa vibration érotique, c’est-à-dire la pulsation de son harmonie avec tout ce qui vit. Pan n’est rien d’autre que cela : cette célébration invincible de l’éros, porté jusqu’au sacre. Alors le corps aussi est comme le monde lui-même : un temple, tout en même temps que l’instrument de la suprême jouissance, par-delà la pudeur enseignée par les morales mortifères, une extase ; on pourrait dire aussi, si les mots n’étaient pas dans ce domaine si négativement connotés, un devoir et une prière. Ainsi l’érotisme de certains poèmes exprime-t-il, hors tout doute et tout soupçon de culpabilité, une santé du bonheur, cosmique, une affirmation joyeuse de la puissance sexuelle comme énergie première et incontournable de l’univers. « Tout est saint ! Tout est saint ! » s’exclame le Centaure dans la Médée de Pasolini ; « quels beaux cieux ! te semble-t-il qu’un morceau seulement ne soit pas possédé d’un dieu ? Tu ne remarques pas la trace de sa présence sacrée : silence, odeur de l’herbe ou fraîcheur de l’eau douce… ». Au verbe près, ainsi pourrait parler Yfantis dont on ne se fera pas une meilleure image visuelle qu’en imaginant son visage barbu comme proche des représentations archaïques de Pan, de faunes et divers silènes, et son corps comme jumeau de celui d’Allen Ginsberg tel qu’une photographie de 1963 nous le montre, nu, sur une plage de la mer du Japon.
On ne pourra donc comprendre la poésie de Yannis Yfantis si on ne la lit pas comme une tentative de transcription –forcément limitée et inaboutie- et de compréhension du grand Tout, une « micrographie de l’univers » comme il écrit, compréhension intuitive et sensible, convoquant les figures du mythe comme langage approprié. Cette poésie n’est pas seulement textuelle (le lecteur français privé de la langue grecque n’en ayant fatalement qu’un aperçu), mais aussi « spirituelle » puisqu’on ne peut oublier que, certes très incarnée dans la chair du corps et celle du monde, elle est l’expression d’un esprit profondément contemplatif que Yannis Ritsos en 1986 a pu cerner d’une formule : « extase de la sensualité et sensualité de l’extase ». A ce titre le long poème : « Que le mythe est inscrit dans notre vécu nous échappe », figurant dans ce livre, constitue une des pièces maîtresses de sa philosophie et de son art poétique.
« Je suis né je ne sais ni où, ni quand. Cherchant la beauté qui guérit et la vérité qui libère, je me suis retrouvé sur le chemin de la poésie.
Me voici où le Néant se mord la queue
avec volupté
et douleur
me voici
au milieu de l’éternité
à son commencement et à sa fin »
* préface à l’édition française de Temple du Monde, Editions L’Harmattan, Paris, 2003.
Jean-Claude Villain