Braudel: Plus ça change, moins ça change

22 juin 2013,

braudel1Une interview par Brice Lalonde pour « Le Sauvage N° 70 » Printemps 1980

Selon l’historien Fernand Braudel, le progrès n’existe pas. Changer, ce n’est rien de plus qu’assurer la survie de la société.

–      Qu’est-ce que le progrès, pour vous ?

–      Voilà une bonne question, mais elle ne vaudra pas une bonne réponse. Je ne vois pas comment vous donner satisfaction. Pour moi, le progrès, c’est très souvent, trop souvent, ce qui est arrivé après, par la suite.

Je crois qu’en gros, il y a augmentation du volume des sociétés, augmentation du bien-être, du patrimoine. Je laisse de côté les guerres – vous me direz que c’est une parenthèse bien peuplée ! Le changement est lui-même un progrès. Il n’y a pas de société qui puisse vivre sans changer. Si elle se répète exactement, elle dégénère, elle meurt. Donc, changer, c’est s’assurer une survie, une prolongation. Je ne porte pas de jugement de valeur sur le progrès. Il ne crée pas une société meilleure. Il ne crée pas une économie plus sympathique. Il permet simplement à un groupe d’hommes, parfois même à l’humanité, de continuer à vivre.

 

–      Ne pourrait-on dire néanmoins que ce progrès, enfin cette progression…

–      Oui, vous voyez que vous avez un mot inattendu, mais juste.

 

-…serait aussi celle de choix conscients ? On a l’

      l’impression que la société a de plus en plus les

      moyens d’intervenir sur elle-même, et que le changement inclut des domaines de plus en plus larges.

–      Oui, mais il faudrait que la société fût une seule volonté, une seule décision, ou du moins qu’il y ait un système très autoritaire. Comme la société choisit dans des directions multiples et parfois contradictoires, c’est l’histoire, je dirais aveugle, l’évolution sans contrôle qui se charge de classer et de clarifier les choses. Ce n’est pas parce que la société est mieux armée qu’elle sera mieux dirigée. Elle est très rarement dirigée. Elle coule, ce qui pour un  historien, est un spectacle impressionnant, dangereux, assez mystérieux.

–      Ce que vous dites tendrait à décourager les personnes qui cherchent à maîtriser leur avenir.

–      C’est vrai, mais il faut tout de même leur dire ce qu’il en est. Il faut les mettre en garde contre elles-mêmes Dans les choix qui se présentent, dans les chemins possibles, il y a des chemins dangereux et des chemins qui peuvent s’ouvrir tout seuls. Ce dont j’ai le plus peur, ce sont des gens qui croient que du jour au lendemain, on peut prendre la société, lui tordre le cou et en faire une autre. La société a toujours eu sur elle-même des pouvoirs, celle d’hier et d’avant hier aussi. Une société passe son temps à se délester des héritages qu’elle n’aime pas . Ce n’est pas trop difficile de se délester par une sorte de pesanteur automatique. Ce qui est difficile, c’est de créer quelque chose de nouveau.

–      Les biologistes prétendent qu’ils pourront modifier notre nature…

–      Ca, c’est affreux par plus d’un côté.

–      Et puis selon la formule de Brecht, un gouvernement peut « changer le peuple ».

–      On peut changer le peuple et ça me fait froid dans le dos. Tout peuple qu’on déracine, c’est pire que de déraciner un arbre. Mais ce sont des choses possibles, des choses qui se sont faites. J’avoue que je suis contre. Alors comme l’historien Ferdinand Lot, je suis contre la défaite d’Alésia. Mais si. On a l’impression d’un peuple -la Gaule- qui a été arraché à lui-même.

 

La mode n’est pas gratuite

 

–      Les techniques peuvent également bouleverser une société.

–      Telles que les voyions autrefois, les techniques s’inventent puis entrent dans une sorte de purgatoire.Et brusquement on en a besoin, ou du moins les circonstances permettent qu’elles entrent dans le monde réel. Il y a donc une sorte de filtrage. Peut-on appeler ça l’humanisation de la technique ?C’est le milieu humain qui ne laisse passer la technique que quand il est d’accord avec elle. Tandis qu’aujourd’hui, avec cette union fabuleuse de la technique et de la science, on nous change des pans entiers de notre monde sans nous demander notre avis. C’est le danger, c’est l’évidence même.

–      Le changement dans une société est-il imposé ? je veux dire : est-ce que, parfois, le changement en soi n’est pas une forme de pouvoir ?

–      Le désir de changer, c’est un peu celui de la classe qui domine. Elle cherche à se distinguer. Puis, comme les autres l’imitent, elle s’en va un peu plus loin. Elle fait autre chose. J’imagine, s’il y avait une classe riche aujourd’hui en France, comme celle qui hier a lancé les stations balnéaires, la montagne, le ski, elle serait obligée, condamnée à faire autre chose. La mode n’est pas gratuite. Ce serait la justification des riches : le besoin d’imaginer quelque chose. J’ai peur que les riches ne s ‘en rendent pas compte.

–      Peut-on prévoir ce que sera le monde demain ?

–      Je crois que oui. Avec la possibilité de se tromper. Il y a différentes grilles pour comprendre le monde actuel et, au-delà, le monde de demain. Ce qui est en cause, c’est non seulement la valeur de la grille, mais aussi la valeur de l’œil qui regarde entre les barreaux de la grille. Il y a des gens qui ont peut-être une certaine chance d’avoir pesé et repesé ce que sera le « futurible », comme on dit. Mais j’ai peur que le futurible soit seulement calculable à courte distance. Et, à courte distance, le futurible ressemble tellement au temps présent qu’il n’apporte rien. Ce qui serait intéressant, ce serait d’avoir la prospective. Mais non pas l’an 2000, ce n’est pas suffisant. Si c’était possible, vers 2200, 2300, à supposer que les hommes soient encore là.

La société est à la fois différente et elle est la même. Les gens prennent toujours les changements pour la substance même d’une société. La société risque d’être semblable à elle –même et d’avoir cependant d’autres façons de vivre, de se comporter, de se supporter. Si vraiment le temps présent, comme je le pense, est porteur de changements, ce sont des changements qu’il affichera progressivement. On verra quelque chose en 85, on ne verra rien jusqu’en 98 et puis, en l’an 2000, il y aura beaucoup de tintamarre et de pronostics stupides sur le XXIème siècle. On commencera tout de même à y voir beaucoup plus clair.

 

Les souterrains de mai 68

 

–      En mai 68, on disait que plus rien ne serait comme avant.

–      Mai 68 est peut-être la conséquence d’une évolution souterraine qui a porté sur elle à la fois 68 et les autres. C’est en 68 que nous avons commencé à comprendre, commencé à être surpris. Mais que 68 représente un changement profond, quand on a des enfants ou des petits-enfants, on s’en aperçoit.

 

– Les gens croient moins au travail ?

– Simplement ils sont rejetés par la société dans une position de chômage réel ou de chômage fictif. Ils sont là, en dehors du marché du travail. La société n’a plus besoin du nombre de bras qu’elle occupait autrefois. Les moyens modernes, la technique, sont tels que l’on peut remplacer les ouvriers défaillants, de façon efficace. Si bien qu’ils cessent d’être ouvriers, ils sont mis dehors. Pour vivre, pour se moderniser, les grandes entreprises doivent débaucher. Les seules entreprises qui peuvent embaucher, ce sont les petites. Et le gouvernement a la mauvaise idée de ne pas être généreux à leur égard. C’est de la folie.

 

-Vous avez écrit qu’une des conditions du progrès, c’est l’équilibre entre le travail de l’homme et les sources énergétiques de remplacement.

– Je crois en effet  qu’on ne travaillera pas en l’an 2000comme on travaille encore à l’heure actuelle. Et c’est quelque chose de vraiment tragique dans la vie ordinaire parce que le travail, c’est à dire l’intervention de la société dans votre vie, et d’autre part la civilisation, c’est ce qui nous sépare du gouffre. Ce que peut être la destinée humaine, ce que peut être la signification de la vie, ce que peut représenter l’au-delà, on n’a pas le temps d’y penser quand on est encadré d’un côté par la société et de l’autre par la civilisation de son pays. Les gens de mon âge nous avons été pris en compte par une société très encadrante. Travailler pour moi a été une joie, une habitude. Ce qui fait le drame, si vous voulez, des jeunes gens de 68 que j’ai vus de près , c’est qu’ils ne croient plus en la société, qu’ils ne croient plus à la culture, et ils sont tout seuls devant ce qui représente la la vie avec ses difficultés. Avec une culture et une société à reconstruire…

 

-Tout de même, on peut le temps libre à un travail plus créatif que productif. Ou simplement à vivre de façon plus détendue.

-Oui c’est entendu. Mais pour aimer le travail, il faut avoir été élevé dans une certaine optique.

 

Dieu s’en va, Dieu revient

 

Ne peut-on penser que mai 68 marque la naissance d’une nouvelle culture, d’une société qui serait, selon votre expression plus à l’aise dans ses habits ?

–      Autrefois, les gens qui connaissaient la société, c’était les prêtres. Aujourd’hui, les seuls qui pourraient nous donner des renseignements, ce sont les psychanalistes. Sont-ils sérieux, témoignent-ils ? J’en connais un qui a fait un cours avec moi l’année dernière. Il avait autrefois parmi ses patients des gens qui venaient lui dire leurs complications d’ordre sexuel, d’ordre conjugal, leurs rapports avec les parents, etc. Or, tout ça s’efface devant les confidences actuelles. Comme si 68 avait été une purge. Les préoccupations qui les amènent aujourd’hui chez le médecin, c’est de savoir quelle est la signification de la vie, s’il y a un au-delà. C’est-à-dire que Dieu, qu’on dit mort pour tout le monde, est en train de revivre pour eux. Ce n’est pas la première fois que Dieu revient. Dieu s’en va et Dieu revient. Dieu ne peut pas mourir.

–      En somme il faut un système de valeurs pour assurer la cohésion d’une société.

–      Les historiens ne sont pas des philosophes. Ce sont des gens qui voient, qui regardent. Quand les spectacles sont suffisants et se correspondent, on s’aperçoit que c’est une route ou que c’est un sentier.

–      L’historien n’a-t-il jamais envie d’intervenir dans la marche de la société, d’entrer dans la bagarre ?

–      Le seul reproche que l’on peut faire à ma vie, c’est de m’être éloigné toujours de la bagarre idéologique. En dehors de ce qui m’a été imposé par la vie – notamment mes obligations militaires avec lesquelles je n’ai pas rusé une seconde -, j’ai accepté, sans plus, d’être à ma place sociale. J’avais autre chose à faire. Et j’ai absolument horreur de la vie politique. On a l’impression qu’on perd son temps, qu’on se réalise sur un plan inférieur. Mais vous , vous allez dans la bagarre et vous réussirez. L’écologie est déjà en place. Vous gagnez, vous.