Par Michel Sourrouille sur son site biosphère
2013 René Dumont, une vie saisie par l’écologie de Jean-Paul Besset
506 pages, 20 euros, éditions les Petits Matins – 2013 (première édition en 1992)
René Dumont (13 mars 1904 – 18 juin 2001) était un emmerdeur comme on les aime, qui bouscule nos idées reçues, dit ce qu’il faudrait penser et témoigne par sa vie de ce qu’il faudrait faire. Avec lui, on aurait du savoir que les ordinateurs ne donnent pas à manger, que le socialisme a tragiquement échoué, que le libéralisme est aux abois, que l’alternative tiers-mondiste s’est effondrée, qu’un modèle de développement fondé sur une croissance infinie ne peut que conduire à l’autodestruction. René Dumont était juste ce qu’il faut, trop écolo pour les socialistes, trop anarchiste pour les écolos, trop empirique pour les marxistes, trop étatiste pour les libéraux, trop agronome pour les économistes, trop socio-économique pour les agronomes, trop pragmatique pour les scientifiques, trop enflammé pour les universitaires, trop prudent pour les militants, trop exigeants pour les tiers-mondistes et trop anticonformiste pour les pouvoirs. Bref, René Dumont a eu raison contre beaucoup de monde, indiquant la plupart des grandes tendances négatives de l’évolution des sociétés dont nous payons le prix maintenant. C’est le propre des visionnaires d’avoir raison trop tôt et de passer pour des illuminés. Dumont est un prophète. Replacés dans leur perspective historique, les cris d’alerte qu’il n’a cessé de lancer, que ce soit sur la famine montante, la croissance démographique, les mécanismes de mal-développement, l’impasse du tiers-monde, l’échec du socialisme, l’épuisement des ressources, la rupture des équilibres naturels figurent au rang des grandes lucidités de ce siècle. « D’avoir joué Cassandre ne suffit pas à me consoler de l’incendie de Troie. »
Notons que René Dumont n’aime pas qu’on le qualifie de « prophète ». Il pense que n’importe qui aurait pu arriver aux mêmes conclusions. A condition néanmoins d’avoir consenti à faire comme lui ; chausser des bottes, aller au contact, l’œil libre de tout crible idéologique, et l’esprit ouvert, dégagé de toute pesanteur. Mais il ne peut que constater que la ligne d’horizon est bel et bien fermée. Epuisement irréversible de l’énergie, des ressources naturelles, des matières premières. La pression démographique et migratoire devient une pression contre la paix. « Nous serons battus par le terrorisme. » Le grand témoin du XXe siècle jette alors son dernier feu de Cassandre : « Bon gré, mal gré, nous serons impliqués. Ce qui est juste puisque nous sommes tous responsables. »
Notons enfin que son premier acte politique fut de distribuer en 1919 un tract exigeant le droit de vote des femmes. Il n’avait alors que quinze ans. Depuis il n’a jamais cessé de faire entendre sa voix. Outre d’innombrables rapports et articles, René Dumont a publié une bonne quarantaine de livres. Cette biographie de Jean-Paul Besset est un excellent moyen de diffuser son discours au-delà de sa mort.
Le 2 août 1914, le tocsin sonne : c’est la guerre ! Le môme Dumont est tout excité. Son oncle le foudroie alors du regard : « Tais-toi ! La guerre, c’est l’assassinat des paysans. » Il s’aperçoit que le curé lui ment quand il prétend que Dieu est avec la France alors qu’il a vu de ses propres yeux le Gott mit uns gravé sur les ceinturons allemands. Lors de son enterrement le 19 juin 2001, la dernière volonté de René Dumont consista à faire entendre Boris Vian chantant « Le Déserteur ».
Le pacifisme constituera son seul dogmatisme. Il entame la lutte contre toutes les armées, contre toutes les guerres. Son service militaire fut homérique. En 1924 à l’Agro, les élèves sont astreints à la préparation militaire pour devenir officiers de réserve. Pendant ses 18 mois de service national, il se bat comme un fou contre l’institution militaire. Quand, lors du premier exercice, le lieutenant lui demande ce qu’il ferait s’il y avait une mitrailleuse ennemie sur la colline en face, Dumont n’hésite pas : « Je mets les chevaux à l’abri. » Il sera interné en 1926 dans un hôpital psychiatrique : « Schizophrène. » Après son retour d’Indochine en 1932, Dumont milite avec les Combattants de la paix pour un « pacifisme intégral et résolument non aligné ». Le fond de doctrine est résumé par deux citations : « Aucun des maux que l’on veut éviter par la guerre n’est un mal plus grand que la guerre elle-même (Bertrand Russel) » et « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels (Anatole France, 1922). » Il affichera souvent par la suite un badge à la poitrine : « La seule victoire, c’est la paix. » En septembre 1939, il signera avec Jean Giono et Louis Lecoin un tract qui appelle à « la paix immédiate ».
Nazisme ou pas, la guerre lui apparaît comme l’ennemie numéro un. Il s’abstiendra complètement pendant la Deuxième Guerre mondiale. Lui, le militant antifasciste, se retire dès qu’il faut prendre une arme, même pour son camp. En toutes circonstances, il est contre les guerres, y compris dans des cas limites comme la guerre contre l’Allemagne nazie ou quand un ses chers peuples du tiers-monde se soulève. Mêmes « populaires », les guerres lui font peur parce qu’il sait que ceux qui vont mourir un fusil à la main sont ceux qui ne pourront plus manier la faux ou pousser la charrue. Pour Dumont, les vraies difficultés commencent après les révolutions. Il ne suffit pas de renverser Marcos ou Somoza : « La révolution procure des missions exaltantes mais le développement requiert d’obscurs dévouements. » Quelle que soit sa « compréhension » des révoltes, l’agronome en appelle systématiquement à des stratégies non-violentes à la Gandhi. Novembre 1954, début des hostilités en Algérie. Guy Mollet lui demande de lui expliquer comment il pourrait mettre en œuvre une réforme agraire. Dumont lui répond : « Monsieur le président du Conseil, mon projet de réforme agraire n’a plus aucun sens aujourd’hui, nous sommes en guerre. Il faut négocier l’indépendance. » Il signe à tour de bras les manifestes pacifistes et anticolonialistes, comme celui des 121 contre la guerre d’Algérie en 1960. Faire la moindre concession à la guerre revient pour lui à encourager son développement. « La guerre est un crime organisé, les militaires en sont les ordonnateurs et les bras. » Ses diatribes – « les militaires sont la plus grande source de gaspillage, ils gaspillent du travail, de l’espace, de l’énergie, des minéraux rares, ils polluent les airs et les eaux » – montrent la force de ses convictions. « Il en coûterait cinq fois moins pour protéger la planète que pour continuer à préparer sa destruction… Réduction des dépenses d’armement jusqu’à leur intégralité. »
Le 17 janvier 1991, la guerre du Golfe est déclarée. Le président Bush apparaît sur l’écran et annonce « un nouvel ordre mondial ». Le vieux professeur se retourne, défait, vers sa compagne : « Toutes mes batailles se terminent ce soir, c’est la défaite de ma vie. » Pour Dumont, cette guerre donne le départ au grand affrontement Nord-Sud. « Bush ne fait pas la guerre à Saddam Hussein, il fait la guerre pour le pétrole, le pétrole à bas prix qui garantit à l’Occident la continuation de sa domination et de ses gaspillages. » Ce n’est donc pas un hasard si l’un de ses derniers livres qui paraît en 1992 est consacré à la guerre du Golfe, titré Cette guerre nous déshonore, quel nouvel ordre mondial
En 1923, dans le cadre de l’Agro, René Dumont fait un stage dans une ferme au Maroc. Du côté de Taza, les fellahs évoquent l’année de la route. Ceux-ci ont en effet été mobilisés en corvée par l’armée « juste au moment des semailles d’automne » pour construire une route asphaltée pour faciliter les échanges. Or, note le jeune Dumont, dans cette région aride, « on ne compte pas plus de deux bonnes récoltes en moyenne tous les cinq ans. » Conséquence, « l’année d’après, il y a eu une grande faim ! ». De plus par la route vont arriver le marchand et ses produits alléchants. En 1932, une longue escale d’un mois en Inde lui permet d’observer un autre grand trait de la colonisation : le système anglais a ruiné l’artisanat local – concurrence du textile oblige – et comprime les cultures vivrières en favorisant les denrées d’exportation dont Londres avait besoin. Que ce soit en Asie, en Afrique ou en Amérique du sud, la même machinerie coloniale est à l’œuvre : elle prive les uns de ce dont ils ont besoin pour satisfaire le luxe et l’artifice des autres. Les intellectuels de la gauche tiers-mondiste rêvent de modernité, de rattrapage du Nord par le Sud. Dumont en appelle à la modestie, à l’autosuffisance alimentaire, aux technologies appropriées. Il rejette le qualificatif méprisant de « sous-développés » : « Il sous-entend que nos sociétés occidentales sont des modèles à suivre aveuglément. »
De 1 à 2 au XVIIIe siècle, l’écart global entre pays du Nord et pays les moins avancés du Sud est passé de 1 à 30 pendant la colonisation ; il atteint 1 à 70 à la fin du XXe siècle. René Dumont dresse l’inventaire : c’est l’Occident qui pille les matières premières, qui impose l’échange inégal, qui profite du mal-développement en l’organisant, qui protège et arme les dictatures, qui impose ses lois commerciales au nom des avantages comparatifs, qui pèse sur les prix et détruit les agricultures, qui bouleverse les climats, qui profite des flux financiers. C’est l’Occident qui « condamne la majorité du monde à la misère perpétuelle ». Il ose : « Notre espoir d’une survie un peu prolongée ne repose que sur la prolongation de la misère de la majorité de l’humanité. »Il sait que les prédateurs néo-coloniaux ont désormais pour nom FMI, OMC, dette, « avantages » comparatifs, échange inégal. Mais il constate aussi que depuis l’indépendance des colonies « Les nouveaux dirigeants exploitent encore plus le peuple que les colons. »
« Le premier obstacle au développement réside dans l’existence minorités privilégiées abusives. Le second est d’imiter le modèle de l’ancien colonisateur. » Sa désillusion est totale et aboutit au début des années 1980 à trois volumes intitulés clairement Finis les lendemains qui chantent. 1973 au Bangladesh, Dumont exaspéré s’exclame : « So much to be done, so may people our of work. » Il explique au Sud que les sommets atteints par le Nord, en partie sur son dos, lui sont inaccessibles, tant pour des raisons économiques qu’écologiques. Il l’exhorte à ne compter que « sur ses propres forces », à mobiliser d’abord ses ressources locales, les femmes, les paysans, les artisans, les médecins aux pieds nus… Traction animale plutôt que tracteur, fumure organique plutôt qu’engrais, villages plutôt que mégalopoles, éducation fonctionnelle plutôt qu’universités, production vivrière plutôt qu’aide alimentaire ou culture de rentes, des charrettes plutôt que des Mercedes ou des tanks. En Sierra Leone, il déclare que le pays court à la ruine. Pourquoi ? l’interrogent les journalistes. « Dimanche je suis allé à la messe. J’ai compté trente Mercedes et un seul vélo sur la place de l’Eglise. »
Lui qui avait prédit que la misère des campagnes créerait celle des villes assiste, impuissant au développement de la bidonvilisation, ce qu’il appelle une « déséconomie d’échelle », absolument ingérable : « Mexico est le cancer du Mexique et Dakar celui du Sénégal. » Mais quand RTL l’interviewe à la mort du général de Gaulle en novembre 1970, il répond : « Un homme bien connu est mort ce matin et des milliers d’autres dans un cyclone au Bangladesh. Je vais vous parler de ceux-ci. »
Pour nourrir les hommes, il faut d’abord aimer la terre. Et c’est peu dire que René Dumont se passionne pour la terre. « Dès que j’ai eu la force physique de prendre la fourche au poing, je l’ai fait. » Intégré à l’Institut agronomique national en 1922, le professeur qu’il deviendra a voué sa vie et son métier à la production agricole. Des djebels aux deltas, des savanes aux sierras, ce sont des centaines de sociétés rurales que l’agronome étudie de près et dont il ramène les angoisses et les colères. En Asie ou en Afrique, il partage le bol de riz ou la boule de mil. « Etre expert, c’est d’abord connaître et partager la vie des paysans. » Partout dans le tiers-monde, l’agronome plaide pour la réhabilitation du travail manuel. « Apprendre à labourer est plus urgent que le théâtre de Racine », répète-t-il en Afrique où le diplôme universitaire a pris une dimension quasi-mythique. Péché mortel selon Dumont : les diplômes servent principalement à fabriquer des fonctionnaires parasitaires. Abidjan, faculté des sciences. Les étudiants applaudissent à tout rompre son discours sur la dégradation des termes de l’échange et les inégalités Nord-Sud. Soudain il hausse le ton et tend un doigt accusateur : « Vous êtes un par chambre, vous vivez comme des petit-bourgeois, savez-vous combien ça coûte aux familles de paysans pour vous entretenir ? » Silence glacial. Il en appelle à une éducation fonctionnelle : « à six ans les enfants peuvent repiquer, sarcler en terre légère, arroser, commencer à produire des légumes ».Dumont découvre l’Amérique du Sud en 1957. Dès son arrivée à Bogota, on le prévient : « Si vous prononcez le seul mot de réforme agraire, vous serez immédiatement expulsé. » Pourtant en 1957, il s’envole vers Mexico ; Norman Borlaug vient de créer une variété de blé adaptée aux milieux tropicaux semi-arides, capable d’accepter de fortes doses d’engrais azotés. Pour le tiers-monde, l’agronome a cru aux semences miracles de la « Révolution verte » Dumont sera le premier agronome européen à rencontrer Borlaug : vive la science et la technique ! Mais chez lui, le technicien est toujours inséparable du sociologue. Il s’interroge sur les conditions socio-économiques de l’application de la Révolution verte dans un pays comme l’Inde. Le paquet technologique nécessaire coûte très cher : usage massif d’engrais chimique et de pesticides, mécanisation, irrigation. « Seuls les riches peuvent investir, si bien que la Révolution verte enrichit les riches et appauvrit les pauvres. »
Pourtant en France, il fut un des artisans du plan Monnet au sortir de la guerre et un propagandiste de la révolution agricole à base d’exode rural, d’engrais chimiques et de tracteurs. Jusqu’en 1953, il y fera merveille, intensifiant, défrichant, élargissant les mailles des bocages et assainissant les marais. La révolution fourragère des près en culture continue ne suffit pas, il y adjoint la mécanisation : « On ne peut mettre un tracteur dans chaque ferme de huit hectares. »
Le plus impressionnant tient au changement que René Dumont a su opérer dans ses propres certitudes, n’hésitant pas à penser contre lui-même puisque la vérité le voulait. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, cet agronome obsédé par l’impératif alimentaire avait conquis le titre de premier productiviste de France. Trente ans plus tard, alors qu’il atteignait les 70 ans, découvrant l’irruption de la crise écologique et son impact sur la production agricole, il n’a pas hésité à se transformer en premier écologiste politique de France. C’est une autre conception à la vie qui entre en jeu : « Le productivisme fait perdre tous les éléments de base à la culture paysanne fondée sur l’économie des ressources et le respect du pain quotidien, de la nature et de la vie. »
En 1969, Barbara Ward l’invite à participer à ce qui va devenir, avec l’onction des Nations unies, la première bible officielle de l’écologie, Our Small Planet. Si René Dumont s’est précipité dans l’écologie, c’est bien parce que la terre, outil de travail de la paysannerie, est menacée. Dès la fin des années 1970, son opinion est faite : « J’ai reconnu à cette époque toute l’étendue de mon ignorance. » Le gigantisme, les grands barrages, les combinats, les élevages industriels, l’abus d’engrais… tout ce qui dépasse l’échelle de la communauté concernée maintenant l’effraye. Comme l’agriculteur dans son champ, il a la conscience des limites : « Quand les prévisionnistes nous disent qu’en l’an 2000 l’agriculture des Etats-Unis ne produira plus que 0,5 % du PNB, je me demande si nous n’allons pas, au siècle prochain, manger du marketing. »
Au début des années 1960, le Comité d’aménagement du Haut-Rhin avait décidé de transformer la plaine humide du Ried en zone à maïs. L’agronome René Dumont intervient pour assainir, drainer, remembrer : c’est son boulot. Les protestations et les pancartes d’Antoine Waechter et de Solange Fernex n’y changeront rien. Une quinzaine d’années plus tard, le candidat écologiste René Dumont aux présidentielles de 1974 parcourt les villages du Ried en compagnie d’Antoine Waechter et de Solange Fernex. C’est en France que ses premières inquiétudes avaient vu le jour, et elles sont d’abord sociales. La modernisation avait entraîné la dégradation des termes de l’échange agriculture-industrie, la nécessité de crédits de plus en plus lourds pour des matériels de plus en plus complexes, des régions sacrifiées, l’exode rural… la productivité se faisait au détriment des hommes et de l’emploi. Dumont s’est remémoré le discours d’un membre d’une tribu au Maghreb : « Les colons nous ont pris nos terres et, avec leurs tracteurs, ils nous prennent aussi le travail. » Quelque part aussi son atavisme paysan se rebiffe contre une trop forte artificialisation de la nature. La société des hommes n’a-t-elle pas accumulé trop de moyens d’exploitation par rapport aux ressources du milieu naturel ? Dans les serres des Pays-Bas, il assiste à l’aboutissement de 8000 ans d’agriculture : tout y est artificiel, le sol, l’eau, l’air, et les plus belles tomates du monde n’ont plus de goût. Comment Dumont aurait-il pu passer à côté de l’écologie ? A près de 70 ans, il s’exclame : « Il nous faut rechercher les bases d’une civilisation qui tienne compte des contraintes écologiques. »
L’écologiste fait frémir en dressant le bilan des menaces, des destructions, des gaspillages : « La domination humaine n’est acceptable que si elle cesse d’être totalitaire sur la nature. »
A partir des années 1970, c’est l’écolo René Dumont qui entre en scène. Il fait économiser la lumière dans ses conférences. Il condamne « l’univers de la bagnole, la plus grosse erreur de civilisation du siècle ». Il vitupère les emballages, le gâchis de la publicité, l’overdose d’engrais, les climatiseurs et les escaliers roulants. Son livre de 1972, L’utopie ou la mort, constitue le premier ouvrage de référence de l’écologie française. En 1973, l’agronome compte parmi les rares à se féliciter du choc pétrolier : relèvement des prix, instauration des quotas, mesures d’économies d’énergie. « On reconnaîtra un jour que les restrictions des fournisseurs arabes auront contribué à faciliter la survie de l’humanité. » Il écrit dans L’Utopie ou la mort ! : « Si nous ne parvenons pas à réduire les émissions de gaz carbonique, la dégradation des climats risque d’atteindre le point de non-retour à partir duquel on ne serait plus sûr de pouvoir rétablir un ordre climatique viable. »
En ce début d’année 1974, Le président de la République française, Georges Pompidou, vient de mourir. Une élection anticipée aura donc lieu. Dumont rentre d’Alger. A Orly, on l’attend : « Voilà, les mouvements écologistes se sont réunis. Ils ont décidé d’apparaître politiquement en ayant un candidat à l’élection présidentielle. Nous avons pensé à toi… » Dumont : « D’accord, j’ai trois semaines de vacances avant de repartir, je vous les donne. A une condition cependant, qu’on parle du tiers-monde ! » Au programme de la présidentielle : la réduction de la consommation du tiers le plus riche de la population française, le cancer de l’automobile, la folle course aux armements, la folie nucléaire, la démographie galopante, une diminution radicale du temps de travail, la « limitation de la croissance économique aveugle », l’arrêt du gaspillage des ressources naturelles et de l’exploitation du tiers-monde… ». Quand le candidat Dumont se présente devant l’ORTF, il tombe sur un panneau « Interdit aux animaux ». Il déclare aussitôt que, relevant lui-même du monde animal, il n’entrera pas dans ce lieu. A un déjeuner de presse, Dumont prévient : « S’il y a à la fois du poisson et de la viande, je n’y vais pas. » Passant à la télévision, il s’attaque au tabou numéro un, la voiture ; il propose d’augmenter le prix du super à 5 francs alors qu’il se vendait 1,50 francs. Il déclare par exemple : « La civilisation de l’automobile particulière est en train de renforcer la famine mondiale. » Il se saisit d’un verre d’eau et le boit très solennellement en direct « avant que nous n’en manquions ». L’écologie politique obtiendra seulement 337 000 voix (1,33 %). Mais l’écologie politique est lancée et pas question d’appeler à voter pour le candidat de la gauche au deuxième tour.
René Dumont soutient Brice Lalonde qui se présente à l’élection présidentielle de 1981 : « Un écologiste contre un socialiste, je soutiens l’écologiste. » En 1986, il est tête de liste des Verts à Paris pour les élections législatives à la proportionnelle. En 1988, quand des militants écologistes lui proposent de se joindre à eux pour protester contre la « trahison » de Brice Lalonde qui a accepté d’être ministre de l’environnement, le professeur refuse de s’y joindre : « Si Brice estime qu’il peut faire quelque chose, il a eu raison d’accepter. C’est un problème de conscience et on verra à l’usage. » Mais en 1989, invité par Brice Lalonde à participer au lancement de Génération écologie, on parle surtout d’enjeux électoraux. Dumont se lève et déclare : « Je vous ai écouté avec une stupéfaction sans cesse croissante. Au revoir. » Avec lui, il y a toujours quelques chose qui ne va pas. Si on construit un barrage, il le trouve trop gros. Il y a toujours trop de fonctionnaires, ou trop de voitures, ou trop de dépenses d’armement : « Je suis obligé de dramatiser parce que les gens ne s’inquiètent pas assez. » A ceux qui lui reprochent un comportement « catastrophiste », il rétorque que c’est plutôt leur propre attitude qui est « catastrophique ».
Il restera « le plus rouge des Verts » et on devrait se souvenir encore longtemps de son éternel pull rouge. Dumont est désormais convaincu qu’une course de vitesse est engagée pour arrêter la dégradation du milieu naturel, sans l’équilibre duquel la société humaine sombrera dans le déclin économique et la dislocation sociale. Pendant que la production mondiale explosait pendant les Trente Glorieuses, le capital naturel a été entamé aux limites de l’irréparable : « Nous sommes en train de brûler en quelques dizaines d’année les réserves accumulées en quelques dizaines de millions d’années. » Les critiques n’ont pas manqué contre son « catastrophisme », son « archaïsme » ou son « malthusianisme ». Mais il en est persuadé : « Plus nous tarderons, plus nous paierons cher la note. » Il presse l’opinion et ses dirigeants de « regarder la réalité en face. » Il reste réaliste : « On reconnaît dans les milieux informés les limites de notre petite planète. On reconnaît le danger de surpopulation. Mais, encore une fois, on n’agira que lorsqu’il sera trop tard. »
Toute sa vie, l’agronome René Dumont s’obstina à rendre compte de cette évidence qui lui avait sauté aux yeux en 1930, sur les bords du fleuve rouge : l’expansion démographique est en train de miner la planète. A cette époque, le delta indochinois ne comptait encore que 430 habitants au kilomètre carré, avec cependant des pointes à près de 1000 à l’ouest et au sud. Le jeune ingénieur passait ses journées parmi les familles vietnamiennes à étudier les méthodes d’intensification de la culture du riz. Il en avait tiré la conséquence essentielle : « Aucun progrès sensible ne pourra être réalisé tant que le delta portera un excès de population qu’il ne peut ni nourrir convenablement ni occuper normalement. » Dans son livre La culture du riz dans le delta du Tonkin (1935), il constatait que « la classe pauvre jeûne » et il annonçait que « la misère va s’accroître ». Il dénonçait l’« erreur monstrueuse des autorités coloniales françaises que constitue l’extension à l’Indochine de la loi du 31 juillet 1920 réprimant la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle ». Que font les pauvres ? des gosses. Et comment nourrit-on de plus en plus de gosses ? En surexploitant les sols et les ressources naturelles jusqu’à l’épuisement, en dégradant l’écosystème. Pour l’agronome, il n’y a aucun doute : « L’agriculture ne peut plus assurer la sécurité alimentaire mondiale… La loi des rendements décroissants des facteurs de production domine l’agriculture. » Tout son univers avait basculé le jour où il découvrit que la terre n’est pas inépuisable, pire qu’elle est en train de s’épuiser : « L’Afrique consomme tous les jours son capital de fertilité comme on exploite une mine. » Pour lui « la réduction des naissances serait le vrai remède ».
Mais quels que soient les régimes, les cultures et les religions, personne n’écoute. Le « croissez et multipliez » constitue la certitude commune de l’humanité. Le communiste Maurice Thorez s’en prend directement à Dumont : « Les communistes condamnent les conceptions réactionnaires de ceux qui préconisent la limitation des naissances et cherchent ainsi à détourner les travailleurs de leur bataille pour la paix et le socialisme. » Dans l’ouvrage Richesse et population, Alfred Sauvy écrit : « Le nombre crée la pression et la pression fait jaillir la qualité. » Avec Economie agricole dans le monde (1953), l’agronomie déroule le fil d’une autre logique : à partir d’un certain seuil, la pression démographique conduit au déclin. « L’équilibre biologique est une notion à laquelle l’esprit toujours paresseux résiste. Sa nécessité est niée par une bien curieuse conjonction : celle des catholiques et des marxistes ». « Les possibilités offertes par la nature sont limitées », écrit-il en 1966. A la différence de tous ceux qui annonçaient la « défaite de Malthus », l’observateur inlassable des réalités de terrain n’a cessé de constater que « la fécondité galopante ne fournit pas de main d’œuvre mais un surplus de bidonvilles. » Pire, elle renforce les dépendances et les dominations : « L’explosion démographique est la plus fidèle alliée du néocolonianisme. »
En Afrique, dès 1962, c’est à l’idée dominante qui veut que le continent soit sous-peuplé que Dumont s’oppose en juxtaposant deux chiffres : 3 % de croissance démographique contre 1 % de croît agricole. En 1965, Boumediene déclare en s’emparant du pouvoir qu’à la fin du siècle l’Algérie sera une grande puissance grâce à ses 40 millions d’habitants. Dumont lui fait tenir immédiatement un message : « Sur 40 millions d’Algériens, il y aura 39 millions de miséreux et 1 million de privilégiés. » En 1965, Dumont titre son deuxième ouvrage sur le pays de Mao La Chine surpeuplée. Tiers-monde affamé. Il y prévient que plus le gouvernement tardera à prendre des mesures, plus celles-ci se révéleront féroces. Des décisions interviennent effectivement en 1970, et avec quelle brutalité (enfant unique, avortement obligatoire) ! Dumont ne gémit pas : « De la Chine au Kenya, il n’est malheureusement plus possible, sans danger pour le pays, de laisser aux couples la liberté de se reproduire à leur guise. » Dès 1966, dans Nous allons à la famine, il avait fait ses comptes : avec un taux moyen de croissance démographique prévisible de 2,7 % l’an, le tiers-monde compterait près de 5 milliards d’habitants en l’an 2000. « La catastrophe est inévitable », concluait-il. « En envoyant dans ces pays le médecin et la religieuse avant l’agronome, on a permis aux enfants de survivre aux épidémies avant de leur préparer la nourriture pour qu’ils puissent vivre dignement. » En Egypte, en 1967, au grand dam des autorités religieuses, il confronte la hausse de la natalité à la baisse au débit du Nil. Au Bangladesh, où l’agronome se rend pour la première fois en 1973, il découvre le « risque de surpeuplement le plus effroyable ». La croissance démographique va rendre les moussons encore plus meurtrières, prévient-il, dans la mesure où la population, faute de place, sera amenée à s’installer sur les zones ruinées périodiquement par les inondations ou par les cyclones.
Le développement est la meilleure des pilules, s’accorde-t-on à dire à la conférence mondiale de Bucarest sur la population (1974). Dumont estime que les conditions actuelles de dénuement économique et de crises écologiques posent le problème démographique dans des termes différents de ceux qu’a connus l’Europe : « C’est quand la population s’emballe que s’amplifient les dégâts du productivisme, compromettant les moyens mêmes de production ». On n’a plus les capacités d’assurer les conditions du décollage économique. La vérité oblige aujourd’hui à reconnaître que la natalité n’appelle pas la richesse et le développement n’est pas au rendez-vous pour contenir la natalité. Dans un contexte de baisse de la mortalité et de pénurie économique, la croissance de la population resserre les mailles du sous-développement et aggrave la destruction de l’environnement. Comme l’annonçait Dumont, la « bombe à retardement » a frappé. Depuis 1975, l’agronome estime qu’après examen de nos potentialités agricole, il ne faudrait jamais dépasser 7 ou 8 milliards d’habitants au total.
Au tournant des années 1980, les théories ultralibérales prennent le relais des aveuglements archaïques. Guy Sorman (un « ignorant », lâche Dumont) annonce la défaite de Malthus et, dans un ouvrage de 1986, il fait de la croissance démographique la « nouvelle richesse des nations ». Au même moment, Jean-Claude Chesnaix, dans La revanche du tiers-monde, qualifie la croissance démographique de moteur du développement par la dynamique qu’elle enclenche, par « la pression à l’innovation ». Dumont voit ses amis tiers-mondistes faire le dos rond. Dumont lance aux tenants de la thèse libérale : « Quand vous aurez partagé le repas des mal-nourris, vous aurez droit à la parole. » Qu’un enfant soit décédé directement d’inanition ou indirectement de kwashiorkor (prostration à la suite d’un déficit en protéines) ou de marasme (fonte musculaire par manque de calories), il n’empêche qu’il est mort !
En 1989, il se sépare avec fracas de Frères des hommes, l’organisation non gouvernementale avec laquelle il travaillait étroitement, dans la mesure où celle-ci se refuse à inscrire la surnatalité comme une cause essentielle du sous-développement. Dumont ne peut admettre que cette organisation tiers-mondiste écrive : « Une bouche de plus à nourrir, c’est aussi deux bras et un cerveau prêt à travailler, donc à produire. » Car dans ses incessants va-et-vient autour de la planète, l’agronome a trop souvent vérifié combien l’expansion de la natalité creusait la tombe des vivants. Un gosse des collines du Bihar indien lui demande : « Quel mois chez toi on a faim ? » Les principes moraux de respect de la personne qu’on lui oppose ne l’impressionnent pas. Il invoque pour sa part une autre morale : « A quoi bon amener à la vie un enfant pour laisser mourir un peu plus loin ceux qui sont déjà nés ? » Le prétexte productiviste le scandalise tout autant : « Les deux bras de plus, que peuvent-ils produire chez les paysans sans-terre ou dans les bidonvilles, sinon être exploités abominablement ? »
Place donc au volontarisme : politique antinataliste, planning familial, suppression des allocations familiales après le deuxième enfant, scolarisation prioritaire des fillettes, recul de la date au mariage, libération et promotion de la femme. Par le biais de la natalité, l’agronome devient un fervent féministe. « Entre le Charybde de la contrainte écologique et le Scylla de la contrainte démographique, il faut se révéler fin navigateur. » La seule bonne nouvelle, c’est la baisse de la fécondité dans les pays riches : « Moins les riches seront nombreux, moins ils détruiront la planète.
Enfant, René Dumont appréciait les ouvriers agricoles polonais qui « marchaient pieds nus sur les chemins de terre et ne mettaient leurs chaussures qu’une fois arrivés en ville pour les économiser ». Plus tard, se souvient sa fille « A table, mon père exigeait qu’on prenne peu, qu’on se resserve si nécessaire, mais qu’on ne laisse jamais rien ». Adepte un temps de l’école distributive de Jacques Duboin, il pense que la consommation de quantités importantes de viande ne présente pas un caractère de nécessité absolue. Beaucoup plus tard, dans un restaurant très parisien, on en est au troisième plat. Dumont se lève et, d’une voix qu’il sait si bien rendre cinglante, qualifie l’agneau doré à point d’agression « contre ce pour quoi je lutte ». Calcul rapide des calories déjà ingurgitées, comparaison avec les rations habituelles des pauvres du Sud : « Bon appétit, mesdames, messieurs. » Et Dumont quitte la salle. Ne conseillait-il pas de se lever de table en ayant encore un peu faim ?
Il a très vite abandonné la cravate, « ce bout d’étoffe symbole de ceux qui veulent marquer qu’ils sont bien au-dessus des paysans et des travailleurs. » Il est capable de s’emporter contre le déodorant pour hommes (inutile, donc stupide, dangereux car il arrête la transpiration). Il ne proteste avec excès que contre les excès, excès de consommation ou excès de misère. Le gaspillage le rendait furieux. Le paysan, lui, ne jette pas, il récupère, répare, recycle. Le paysan ne détruit rien, il met en valeur ! A propos du programme commun de gouvernement en 1972, il écrit : « Quand je pense aux affamés du Sahel, je trouve certaines revendications grotesques… Cet objectif de croissance de 8 %, croissance pour qui, croissance pour quoi faire ? Proposer une hausse générale du niveau de vie, c’est oublier que ce niveau de vie résulte en partie du pillage du tiers-monde, du sous-paiement de ses ressources rares. Pour ma part, je crois qu’il faut viser une hausse du niveau de vie limité aux tranches les plus basses de revenus. Et poser comme objectif la diminution de la consommation du tiers le plus riche de la population française. » « Cette croissance est celle des inégalités » jette-t-il à ceux qui exhibent leurs courbes statistiques à la hausse. « Il ne faut pas confondre croissance économique et développement », avertit-il.
Sa conception tient en une phrase : « L’espèce humaine doit savoir se limiter. » René Dumont était sans le savoir un adepte de la simplicité volontaire et de la décroissance.
La libre-pensée de son milieu d’origine, puis les études scientifiques, l’ont vite vacciné contre tout mysticisme. Il sait que ce sont les Eglises qui ont condamné Galilée. Aussi revendique-t-il un agnosticisme souverain. Dieu ? « J’ignore cette question. » Pourquoi ? « Je ne décide pas en dehors de la science. Je sais seulement que les formes de vie se sont développées ici-bas par l’évolution et non par intervention divine. Je n’ai pas d’éléments pour dire comment le monde s’est créé. Donc je m’abstiens. » Point final. Dans la mesure où Dieu n’a aucune incidence sur l’alimentation des peuples et la fixation des prix agricoles, Dumont s’en désintéresse totalement. Au total, René Dumont n’éprouve pas plus de béatitude pour la religion que pour le socialisme ou l’écologie. Il n’y a pas de fondamentalisme chez cet homme-là. Il observe, synthétise et garde ce qui lui paraît nécessaire pour l’équilibre de la vie.
Il réprouve la croyance religieuse en la « supériorité du socialisme », il se montre imperméable au marxisme. Du Panthéon communiste, il n’absout que Rosa Luxembourg pour son anti-léninisme et Nicolas Boukharine pour sa défense des paysans. Il écrit en 1956 qu’il faut « libérer les Chinois d’une dictature qui n’est pas celle du prolétariat mais d’un parti ». Un pays ne peut s’affirmer socialiste dès que la contestation populaire n’y est plus possible. Budapest 1956 : « L’horrible répression soviétique ne me permet plus de fréquenter les communistes français. » En 1962, il revient du pays des soviets : « L’abondance ne sera jamais effective. » Quand on lui demande pourquoi, il répond par une pirouette : « Quand Gagarine fait pendant trois heures le tour de la Terre, son fils faisait la queue pour acheter des pommes de terre. » Il écrit en 1966 : « Le postulat de la nécessité universelle de collectivisation des moyens de production reste à démontrer. » Il constate de visu la faillite des recettes socialistes appliquées au tiers-monde. Le transfert de toutes les responsabilités à l’Etat s’opère au détriment des comportements singuliers de sociétés différentes. La terre, au lieu de revenir à ceux qui la travaillent, échoue entre les mains des bureaucrates. C’est un système qui « crée la misère et l’interdiction de le contester ».
Même le régime castriste n’échappe pas à sa verve. Dès la fin des années 1960, la conclusion de l’agronome est sans appel : « Fidel pense travailler pour le peuple, mais il ne sait pas qu’il faut d’abord travailler par le peuple. » L’exercice prolongé du pouvoir est dangereux. A preuve ce dialogue, douloureux souvenir que Dumont conserve de Fidel :
« Alors, Dumont, qu’est-ce que tu penses de notre réforme agraire ?
– Mon avis n’a que peu d’importance. Il faudrait d’abord consulter les intéressés, les ouvriers agricoles et les paysans.
– Mais tu sais bien qu’ils sont analphabètes et réactionnaires. C’est nous qui dirigeons ! »
Socialisme « réel » ou capitalisme, Dumont ne fait aucune différence. Du soda fourni à un village isolé du Mexique, et Dumont se déchaîne : « Coca-Cola est le meilleur allié du sous-développement. L’ouvrier agricole pauvre qui en a bu deux bouteilles dans sa journée n’a plus de quoi acheter du lait et des fruits à ses enfants. Et les bénéfices de l’usine d’embouteillage, repartent enrichir les Etats-Unis. » Il redonne une vigueur inattendue au concept de lutte des classes : « La contradiction principale de notre époque ne se situe plus entre patrons et ouvriers, dirigeants et dirigés des pays riches. Elle s’est glissée entre les prolétaires des temps modernes que sont les masse rurales et les miséreux des bidonvilles des pays dominés d’une part et tous ceux qui les exploitent de l’autre, y compris les ouvriers aisés des pays riches. On me dit : sont prolétaires ceux qui ne possèdent pas de moyens de production. Alors je vais voir le paysan africain qui travaille avec une houe. Et je vais à Détroit où les ouvriers américains possèdent chacun une tonne d’acier sous forme de voiture. Ils ne possèdent pas effectivement les usines, mais je vous demande : du paysan africain et de l’ouvrier américain, qui est le véritable prolétaire. »
Le capitalisme n’est donc pas épargné, lui qui « a exploité les hommes, dominé et par là même exploité la nature en arrivant à un point où cette domination menace l’homme ». Dumont ne recule devant aucune formule : « En parallèle aux goulags russo-chinois, les bidonvilles du tiers-monde sont les goulags du monde capitaliste, entourés des barbelés de la misère. »
René Dumont a toujours vu et frappé juste. Jean Lacouture explique pourquoi : « René Dumont a vu mieux et plus vite que nous tous. Nous, nous connaissions surtout les capitales, alors que lui allait dans les villages. Son moralisme intransigeant ainsi que son pragmatisme paysan lui ont ouvert les yeux très tôt. »