Tiziano Terzani, journaliste, baroudeur, ermite

23 septembre 2013,

par Saura Loir

tiziano-terzani  Il y a quelques années est tombé entre mes mains le récit autobiographique d’un  personnage plus que singulier qui m’a immédiatement  séduite : Tiziano Terzani, journaliste italien et grand reporter. En parlant de lui autour de moi j’ai pu constater, à ma très grande surprise, que très peu de gens le connaissaient en France, contrairement à beaucoup d’autres pays européens et extra-européens où sa vie et ses écrits ont eu un grand retentissement. C’est ainsi que l’idée m’est venue de profiter de cette tribune pour le faire mieux connaître.

Grand bel homme toujours vêtu d’un costume blanc impeccable, né à Florence en 1938 dans une famille d’ouvriers presque indigents, Tiziano Terzani a manifesté très jeune une intelligence très vive et un grand appétit de connaissance. C’est grâce à la clairvoyance d’un maître d’école qu’il a pu échapper au métier de mécanicien auquel sa famille le destinait et faire des études. Devenu journaliste, grand reporter pour le magazine allemand  Der Spiegel , le  Corriere della Sera, la Repubblica, l’Espresso , il a été au cœur de tous les grands événements qui ont contribué à bouleverser le monde : reconstruction de l’Europe après 1945, décolonisation,  guerre froide,  révolution culturelle en Chine, guerre du  Vietnam, effondrement des régimes communistes. C’était un homme de terrain, un vrai baroudeur ; il était à Phnom Penh lors de l’arrivée des communistes et  a failli y être exécuté sur le champ comme « agent de la CIA ». Curieux de tout et aimant la vie, il a fréquenté tous les bordels et les fumeries d’opium d’Asie possibles, mais il a aussi fondé une famille solide avec une épouse allemande dont il a eu  deux enfants. Sa famille comptait tellement pour lui qu’il voulait s’en séparer le moins possible. C’est ainsi qu’il l’a trimballée  un peu partout, notamment dans la Chine de Mao où il a tenu à ce que ses enfants soient scolarisés dans une école chinoise. Il était marxiste – mais jamais au grand images-1jamais inscrit à aucun parti !  Fasciné par l’Asie en général et la Chine en particulier, il avait étudié le chinois (dans une université américaine au frais d’une Amérique capitaliste qu’il détestait et qui cherchait à le séduire…). Sa foi dans le communisme, héritée de sa famille d’ouvriers sans le sou, n’a pas résisté aux coups de butoir répétés de l’histoire et au rayon laser de son honnêteté intellectuelle ; son esprit cartésien ne l’a pas détourné d’une curiosité inépuisable qui toute sa vie l’a poussé à aller partout où l’étrange et l’improbable pointaient du nez, quitte à mettre en péril sa carrière et parfois sa vie. Pouvez-vous imaginer qu’on puisse décider, en étant  grand reporter et tout en continuant à exercer son métier, de ne prendre aucun moyen de transport aérien pendant toute une année, uniquement parce qu’un devin quelque part en Asie  vous avait prédit une mort certaine ? Terzani l’a fait. Pas parce qu’il avait peur de mourir, cette peur-là ne l’avait jamais arrêté, mais pour VOIR. C’était à Hong Kong en 1976 et l’année fatidique était l’année 1993. Pendant toute cette année-là il a pratiqué son métier en sillonnant l’Asie en train, en bateau, en bus, à dos d’éléphant. Tel un pointer à l’affût qui piste sa proie, il a saisi toutes les opportunités qui   s’offraient à lui  pour continuer à explorer la vie,  cette vie qu’il aimait passionnément, l’explorer toujours  plus loin et toujours plus profondément, jusqu’à se retrouver à soixante ans, ayant renoncé à sa vie de journaliste et en sursis d’un cancer, à vivre en ermite dans une hutte sur les pentes de l’Himalaya .

 

1997. « Signor Terzani, lei ha il cancro », c’est par cette formule lapidaire qu’un médecin de Bologne lui apprit qu’il avait un cancer.  Cette annonce dramatique se révéla être le point de départ d’un dernier inimaginable voyage. Après avoir eu recours aux soins médicaux les plus sophistiqués aux Etats Unis, sa soif de connaître et son inextinguible curiosité, aiguillonnées par la nécessité de se refaire une santé, l’avaient fait se tourner vers les médecines alternatives. C’est là que la vie, le destin, la providence –  à chacun de choisir –  l’a littéralement mené – un conseil par-ci, un renseignement par-là – d’une ville à l’autre, d’un groupe de parole à l’autre, d’un médecin à l’autre, d’un guérisseur à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un ashram à l’autre, jusqu’en Inde et à son étape finale, les pentes de l’Himalaya. Le voyage était devenu, presque à son insu, un voyage intérieur. « Voyager avait toujours été ma façon de vivre, et maintenant, j’avais pris la maladie comme un autre voyage, un voyage involontaire, imprévu, pour lequel je ne disposais d’aucune carte géographique, auquel je ne m’étais pas préparé, mais qui, de tous les voyages que j’avais faits jusqu’alors, était le plus difficile, le plus intense. » Celui qui pendant tant d’années avait exploré en tout sens le monde des hommes s’est retrouvé à explorer celui de l’esprit. Huit ans plus tard, rattrapé par le cancer, il revenait mourir chez lui au sein de sa famille, dans sa petite maison des Apennins, où il a « quitté son corps » le 28 juillet 2004. Il a relaté cette aventure ultime et fascinante dans le livre Un altro giro di giostra, malheureusement pas traduit en français.

 

Orsigna, dans les Apennins toscans. C’est là, dans le havre familial où il revenait toujours et où il avait fait construire au fond du jardin un petit gompa tibétain, qu’a pris forme le livre  La fine è il mio inizio  (La fin est mon commencement),  Le grand voyage de la vie dans la traduction française – titre malheureusement réducteur. Ce livre est la retranscription verbatim des entretiens qu’il a eus avec son fils Folco. Celui-ci travaillait à l’époque aux Etats Unis et Terzani, se sachant près de la mort,  lui avait proposé de venir le rejoindre et de lui poser toutes les questions qu’un fils peut souhaiter poser à son père avant qu’il s’en aille pour toujours. Ce qui fut fait. Le résultat est une autobiographie à bâtons rompus, à la fois récit épique et testament spirituel. La présence dans l’ombre de la mort si proche donne au dialogue toute son intensité ; la tranquillité, l’acceptation sereine qui s’en dégagent suscitent en ceux qui le lisent un grand sentiment de paix. Il a vécu pleinement en aimant passionnément la vie, il peut partir sans regrets.  Au contraire, il se sent empli d’une grande joie : « ….ce que j’ai devant moi à cet instant, c’est peut-être la chose la plus étrange, la plus curieuse, la plus inédite qui me soit jamais arrivée…..je vais à ce rendez-vous – parce que c’est comme ça que je le sens et que cela m’ennuierait de le rater, c’est comme si j’avais déjà mis mes plus beaux habits – le cœur léger et avec une curiosité presque journalistique : qu’est-ce que c’est ? » Explorateur de la vie jusqu’à l’extrême, il ne veut surtout pas rater cette expérience ultime, il veut la vivre en pleine conscience – dans les limites que lui permettra la souffrance. « La fin est mon commencement…… ». Tout est dit.

 

Père de famille et baroudeur, aimant les femmes et amoureux une fois pour toutes et pour toujours de la sienne, journaliste casse-cou et ermite méditant, Tiziano Terzani a été tout ceci à la fois. Difficile de comprendre le peu d’intérêt que lui ont accordé les maisons d’édition de langue française, alors que ses écrits ont rencontré un si grand succès, aussi bien dans son propre pays qu’en Allemagne, dans les pays anglophones, au Japon, en Turquie et j’en passe. Il a laissé derrière lui un bon nombre d’écrits. Pour ceux que seule la grande histoire intéresse, voici une liste non exhaustive : “La chute de Saigon”,“In Asia” , “La porta proibita” (Behind the forbidden door, travels in unknown Chine), “Buonanotte Signor Lenin”, “Pelle di leopardo”, “Lettere contro la guerra”, “Fantasmi, dispacci dalla Cambogia”, “.  Pour ceux qui s’intéressent davantage à l’aventure humaine : « Un altro giro di giostra » , « Le grand voyage de la vie », « Un devin m’a dit ».  Certains d’entre eux seulement sont traduits en français alors que la Toile regorge d’écrits, entretiens, émissions de télévision, interviews – sur lui et avec lui. A découvrir absolument.

 Saura Loir