Reprint Le Sauvage janvier 1977
Nous avons suivi Bob Wilson depuis ses débuts en France avec Le regard du sourd. Nous avons vu son spectacle Einstein on The Beach à Avignon l’été dernier et nous l’avons revu cet automne à l’Opéra comique. Nous avons assisté à sa conférence de presse le 7 octobre et finalement nous l’avons rencontré.
Les tâtonnements de Bob Wilson nous semblent mériter une attention extrême. De doctes commentaires, tels que les Français savent en produire avec leur rationalisme réducteur, ont été proposés par les critiques de théâtre professionnels. Pour nous, il ne s’agit pas seulement d’un nouveau langage théâtral. Les tentatives de Bob Wilson correspondent à la recherche d’un nouveau langage tout court.
Bob Wilson appartient à ce petit nombre de créateurs qui ne se …
contentent pas de répéter les gestes de ses semblables. Il avance dans le noir à la recherche de nouveaux modes d’expression. Plus que les hommes politiques qui occupent le devant de la scène des media et remplissent les journaux de leurs visions prophétiques, Wilson invente des nouvelles manières de sentir, de voir, de toucher, de vivre.
Tandis que les idéologues n’en finissent jamais de pérorer sur l’avenir de l’homme, Wilson explore avec d’infinies précautions les frontières du monde sensible. La radicale nouveauté de ses recherches a frappé tous ceux qui ont vu ses spectacles successifs.
Mais qui est Wilson ? Pourrait-on en savoir plus en questionnant directement ce médium ?
Le Sauvage a rencontré Wilson au rez-de-chaussée de son hôtel, l’hôtel Favart, face au théâtre où se jouait chaque soir Einstein. L’individu n’a rien d’un grand prêtre de l’occulte, ni d’un chaman de l’underground. Il ressemble plutôt à un jeune marine : cheveux courts, chemise blanche, costume gris, lunettes cerclées d’or. Il se ronge les ongles.
Il a l’air jeune, transparent, sympathique. Il est pressé. Il parle sans se faire prier.
A.Hervé.
Voici les propos qu’il a tenus à Françoise Biro.
À l’époque du Regard du Sourd, je vivais en compagnie d’un enfant sourd-muet ; il n’était jamais allé à l’école mais son intelligence était éclatante, il comprenait tout. Pourtant, il ne connaissait pas les mots. , il ne pouvait donc pas les lire sur nos lèvres ni entendre nos paroles. D’ailleurs, il ne pensait pas en termes de mots.
On peut dire qu’il pensait en termes de regard. Il enregistrait la façon dont on se tient, dont on est assis, dont on hoche la tête, dont on remue les mains. Rien que par l’observation, il parvenait à saisir tout ce qui se passait entre quatre personnes assises autour d’une table. Branché sur une autre longueur d’ondes, il percevait souvent des choses que moi-même je ne voyais pas.
C’est par lui que j’en suis venu à m’intéresser de si près aux gestes. Le geste, c’est le langage du corps. Le corps ne ment pas. Martha Graham a dit que l’âme se révélait dans le geste. Le geste est primordial dans Einstein on the Beach : le premier acte commence par de simples petits mouvements de mains de deux filles en train de mettre la table.
Mais le langage du corps ne peut pas se dissocier du langage de l’espace. Ils font partie d’un tout. Dans l’espace d’un grand théâtre, la tendance est aux grands gestes, et même de les exagérer. Or, Einstein est fait de petits gestes qui s’inscrivent dans un grand espace.
L’espace, sur une scène classique et traditionnelle, est généralement plat, comme chez les peintres du XIXe siècle. Mais au XXe siècle, avec Gordon Craigh et Isidora Duncan dans la danse, avec Wagner, avec l’architecte Frank Lloyd Wright, puis avec Merce Cuningham, il devient tri-dimensionnel : visible de tous les côtés, ouvert à 360°, comme une sphère. Balanchine et Merce Cuningham l’utilisent de façon complètement différente. Balanchine se sert d’un espace plat qui correspond aux exigences de la scène, tandis que les spectacles de Merce Cuningham peuvent être vus de tous les côtés et représentés en tout lieu : un gymnase, une galerie, en plein air. Aux acteurs de trouver une orientation du corps, comme nous le faisons dans Einstein. Dans Einstein, c’est l’ancien concept : espace plat, bi-dimentionnel. Les comédiens d’un côté, les spectateurs de l’autre, selon une conception artistique tout à fait formelle.
Le comédien garde ce fait l’impression d’avoir en permanence un côté caché. Il agit pour le compte du spectateur et, comme dans la peinte, il conserve toujours une face invisible.
La conception de couches ou de zones d’espace, si répandus ces derniers temps dans la culture, la peinture, la danse ou le théâtre, est déniée dans ce spectacle plus que dans les précédents. Ce que j’ai essayé de rendre, c’est l’idée d’un espace traité comme une peinture : ainsi, la scène du procès est pratiquement statique. Elle se modifie peu à peu, bien sûr, mais de façon presque imperceptible et jamais dans l’espace. Je voulais qu’elle ait l’air d’être encadrée.
Quant à l’utilisation de l’espace intérieur du spectacle, il y a des motifs qui se répètent.
J’utilise une diagonale pour le traine. À se seconde apparition, ce train avance sur la même diagonale.
Sherryl longe une ligne diagonale dans le vaisseau spatial.
La lumière qui pénètre par la fenêtre pendant le procès, c’est une diagonale qui traverse littéralement le spectacle. Diagonales aussi la forme du train.
Sa plate-forme.
La cheminée.
La forme de la passerelle.
La chute de la passerelle portant le petit garçon.
La ligne de la corde sur laquelle descend le giroscope.
La ligne de la lumière qui éclaire le lit.
La montée du lit.
Et aussi la ficelle qui passe sur la scène au premier acte, portée par trois personnages.
Rien que des diagonales, mais vues dans une dimension plane.
Pourquoi je choisis un élément plutôt qu’un autre ? Je ne peux pas l’expliquer. Par intuition. Une chose me semble juste, alors je la fais. Il n’y a pas de technique Robert Wilson à exposer dans un livre et à transmettre aux autres. Il y a l’intuition de la chose juste pour un moment donné et le groupe qui la réalise.
J’ai tout de suite pensé ç Einstein comme çà un rêveur. Différents des savants du XIXe siècle, un peu formels et si intellectuels, c’était un mystique qui croyait en la paix et en la fraternité humaine.
Il ne savait pas non plus comment les idées lui venaient. Il était là, à se gratter le nez, et l’idée germait dans son cerveau.
Un rêveur : quelle menace pour les autres savants ! Aussi j’ai mis un lit – un lit pour rêveur – au centre de la cour de justice. Ce lit, il me semblait que c’était le véritable objet du procès.
J’ai aussi pensé que le lit était comme un voilier pour Einstein le marin et le rêveur, qui parlait beaucoup du vent et des voiles. Vers la fin du spectacle, le lit monte et puis s’envole.
Poétiquement, l’idée me semblait juste. Mais après réflexion, je me suis dit : ce lit, je vais le situer dans un tribunal. Le tribunal, c’est en plein notre époque. C’est l’un des éléments dramatiques de notre temps, toujours en première page des journaux. Rappelez-vous : un gros titre sur le Watergate et les Américains se dépêchaient de rentrer chez eux pour entendre les dernières informations sur John Dean. Ils se sentaient tous concernés. On ne parviendra jamais à écrire de texte aussi dramatique que ce Watergate.
Pareil pour Patty Hearst. Je l’ai retrouvée à la une des journaux à Sao Paolo, à Berlin comme à Téhéran. D’une certaine manière, c’était un personnage épique.
C’est pour ça que j’ai choisi le tribunal :il s’y déroule une histoire dramatique que tout le monde connaît et qui nous concerne tous. Quant à la forme qu’il prendrait, j’avais plusieurs solutions en tête. Mais sachant que nous allions venir en France, j’ai sélectionné un très beau dessin de la Salle de Justice à Versailles, que l’on appelait le Lit de la Justice, et j’ai dit c’est ça !
Le thème du lit qui monte, il est présent dès le premier acte avec le train :il y a une barre verticale de lumière qui descend.
Ensuite, au début du procès, on a une barre de justice horizontale.
À la fin du procès, deux barres parallèles de lumière.
Également deux barres parallèles de lumière dans la prison.
Une moitié disparaît, et apparaissent alors deux petites barres parallèles de lumière.
Pour finir avec une barre seulement.
C’est donc un thème qui revient sans cesse. Au quatrième acte, alors que les spectateurs sont restés depuis quatre heures assis sans bouger, il ne subsiste plus qu’une barre parallèle sur le plancher. Une barre qui monte très lentement et qui s’envole. Le thème est alors en train de disparaître.
La barre – le lit – est devenue un langage, quelque chose à quoi on s’est habitué et que l’on accepte comme un élément du vocabulaire de ce spectacle. La plupart des gens sont déjà partis. Ceux qui sont restés, c’est parce qu’ils ont décidé de voir le spectacle jusqu’au bout. Ils sont, de ce fait, plus détendus et leur cerveau commence à opérer sur une fréquence plus lente. Quoique éveillés, ils sont plongés dans un état de demi-sommeil. Juste ce qu’il faut pour suivre des yeux quelque chose qui effectue une très, très lente ascension, pendant trente minutes. Un peu comme on suit des yeux les gens dans la rue…
Propos recueillis par Françoise Biro