Attention, chien méchant. « Joe », un film de David Gordon Green.

4 mai 2014,

Par Saura Loir475243.jpg-r_160_240-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxx

A l’instar des italiens dans les années 1950 avec leur Néoréalisme, certains cinéastes américains sont passés maîtres dans l’art de mettre en scène une Amérique bien loin des clichés hollywoodiens de cette même période, ceux d’une Amérique opulente, souveraine, peuplée de femmes sublimes sublimement habillées, évoluant dans des décors de rêve  avec des hommes pleins de charme à l’élégance nonchalante; une Amérique où la violence était réservée au créneau « bons Pionniers se battant contre méchants Peaux Rouges » ; une Amérique qui fournissait aux pauvres Européens à peine sortis des affres de la deuxième guerre mondiale une légitime part de rêve. Tout cela semble fini et bien fini. L’image de l’Amérique que son cinéma véhicule aujourd’hui est très souvent celle de vastes régions du pays hantées par la violence, la crasse, la pauvreté, l’alcool, l’absence d’éducation et l’abandon  des plus démunis. Cela se passe  comme si l’Amérique cherchait à exorciser ses démons à travers le talent de certains de ses réalisateurs.

Dernier en date pour nous, le film « Joe »,  de David Gordon Green. Gueules cassées, maisons poubelle déglinguées, une nature âpre aux variations climatiques extrêmes, des arbres empoisonnés avant d’être abattus parce que trop fragiles et de rapport zéro : nous sommes quelque part au Texas et c’est dans ce décor misérable et étouffant que vivent – si on peut dire – les personnages.

L’histoire va dérouler ses troubles méandres dans ce pays où, en dépit d’une certaine bonhomie souriante entre potes ouvriers, la violence suinte sourdement, suggérée déjà par les nouvelles alarmantes de la météo prévoyant orages, pluies et tempêtes. Au centre de ce vortex, la relation qui s’installe peu à peu entre Joe,  entrepreneur quinquagénaire solitaire, peu loquace et au physique puissant, dont on apprendra le passé de taulard, et Gary,  jeune garçon de quinze ans qu’il a engagé pour le travail d’empoisonnement des arbres et qu’on voit, au début du film, se prendre une énorme taloche pour avoir morigéné son père, un vieil abruti alcoolique et brutal, afin qu’il cesse de boire et de ruiner l’existence de sa famille. Père idéal pour l’un, fils à protéger ou alter ego enfant pour l’autre, Joe et Gary  sont faits pour se rencontrer. Sous des dehors d’homme calme et posé – ce qu’il s’efforce à tout prix de devenir car « tant que je me maîtrise, je reste en vie » –  Joe cache en son tréfonds une nature explosive, à l’image du molosse qu’il garde enchaîné sous sa maison, à la fois affectueux pour ses amis et tueur pour les indésirables : celui que son maître lâche quand il ne veut pas lâcher sa propre violence. Quant au jeune Gary, fleur de lotus s’élevant au-dessus de la fange avec son courage, sa droiture têtue et sa dévotion à sa famille,  il incarne l’aspect solaire de Joe, celui qu’il serait devenu, peut-être, dans un autre contexte.

Un père dévoyé prêt à tuer pour un peu de tord-boyaux, à vendre sa fille adolescente et muette –  suite à quels traumatismes ? – pour trente deniers, pardon, trente dollars ; des voyous en mal de castagne ; un ancien délinquant devenu un flic plein de sagesse et de bonté ;  une jeune femme qui cherche  à sauver son âme à défaut de son corps ; un chien qui tue à la place de son maître : tous ces personnages sont à leur insu les agents que  le Bien et le Mal utilisent pour se disputer deux âmes, Joe et Gary. La bataille sera âpre et le sacrifice de l’un sera le salut de l’autre. End of the story.

De bonnes raisons de se réjouir ? Voire. A la dernière scène du film Gary se fait de nouveau embaucher, mais pour planter cette fois-ci, planter des arbres de bon rapport à la place de ceux qu’on avait abattus. Là aussi, les plus faibles sont impitoyablement éliminés.

Truffé de symboles pour qui sait les voir, le scénario de « Joe » est très bien construit, toujours dense et en même temps sobre, l’auteur préférant suggérer plutôt que détailler les histoires   qui s’y jouent. Ce procédé l’allège et lui donne une grande force sans le priver d’intensité, bien au contraire. Tous les acteurs sont parfaitement à leur place, à commencer par Nicolas Cage dans le rôle-titre et le jeune Tye Sheridan, dont on avait récemment pu constater le talent dans « Mud », dans le rôle de Gary.  Seul le voyou à la gueule cassée m’a semblé inutilement caricatural.  Quant à celui qui joue, avec une vérité hallucinante, le rôle du père indigne, on apprend qu’il s’agissait d’un sdf déniché par le réalisateur et qu’il est décédé peu après le tournage, sans avoir le temps de profiter de cette nouvelle vie qui s’ouvrait à lui.

A voir? Yes, definitely.

Saura Loir