Nous avons perdu deux vieux et chers amis de quarante années, assassinés ce mercredi 7 funeste dans la salle de rédaction de Charlie Hebdo.
L’un, Michel Renaud, venu rendre des dessins à Cabu, “invité de la rédaction”, son nom ne lui sera restitué qu’à la fin de la journée, l’autre, Philippe Honoré qu’on oublia dans la liste des dessinateurs tués (on l’oublie encore !) ce qui nous fit espérer qu’il avait échappé au massacre.
Philippe était un vrai ami, délicat, d’une modestie et subtilité aristocratique, que j’admirais dans son art, celui avec qui, à tout moment, même en son absence, on poursuit la conversation commencée il y a quarante ans sur le sens et l’éthique de notre métier de dessinateur et d’illustrateur. Philippe ne transigeait pas avec le dessin, fond et forme liés pour parvenir à l’essentiel, à l’instar des plus grands, des Daumier, Gavarni, des dessinateurs de l’Assiette au Beurre, les Grandjouan, Roubille, Jossot ou Hermann Paul ou plus tard des Frantz Mazerel ou Vallotton dont il avait épousé la rigueur, la force et la puissance des noirs et blancs.
Pour lui le dessin n’était pas l’idée cocasse qui vient, la saillie saugrenue qu’on bâcle à toute vitesse, c’était un travail sur l’évidence, l’équilibre graphique des masses ou des traits, du soin dans les hachures et la justesse de l’expression, en cela Philippe était unique, privilégiant la lenteur, fidèle à son monde, sans souci de la mode et loin des clichés.
Un homme de culture aussi, à l’érudition vaste aux aspects parfois incongrus, bon connaisseur du Surréalisme, plus Caillois que Breton, il flirtait avec l’Oulipo des contraintes imposées, nous avions avec Philippe et Jean Pierre Cliquet joué des décennies à des jeux oulipesques. De là sont nés ses rébus littéraires mensuels dans Lire, il en avait fait des oeuvres d’art, chacun ayant son atmosphère, sa composition, son harmonie, son étrangeté magrittienne.
Il avait inventé cette forme de détournement des photos de presse devenues le temps d’une semaine des icônes, il les simplifiait jusqu’à parvenir à l’idée pure en noir et blanc, il y ajoutait une légende de son cru (admirablement calligraphiée) qui les désacralisait et les renvoyait à leur vacuité médiatique.
C’était un compagnon de dérive et de balade malicieux et délicieux, sa voix légèrement chantante (du sud-ouest) nous est encore présente, il racontait admirablement des anecdotes dont il avait été le témoin ou l’acteur, avec un humour tout britannique de retenue et de négligence, on songeait à Vialatte ou à Tati, son quartier devenait un roman de Queneau avec des statues d’hommes imposants visités par les pigeons, de scientologues fumeux et inquiétants, de rencontres improbables avec les ombres du square des Batignolles….
Il avait l’amitié scrupuleuse, une intégrité rare sous ces latitudes. Il négligeait les modes graphiques, contre les facilités de la dérision bâclée, il avait gardé son style, il prenait son temps, celui de la réflexion et celui de l’exécution parfaite de ses dessins.
Il n’eut pas d’ordinateur, ce fut sa manière de se distancer de l’immédiateté de la communication émotionnelle, de l’urgence obligatoire, de la pensée-n’importe quoi.
Les souvenirs affluent, je pourrais tant en dire. C’était un aristocrate du dessin.
Nous pensons surtout à Hélène, qu’il chérissait et dont il était extrêmement fier.
Nous pensons à son désarroi. Nous aimions beaucoup son père.
De Michel Renaud, l’invité, venu par hasard rendre des dessins à Cabu, après la dernière édition des Carnets de voyage de Clermont dont il fut l’ardent et combatif créateur, tant de liens familiaux, amicaux, philosophiques nous unissaient depuis si longtemps. Il était lié à notre vie, aux enfants, à ses parents, à mes débuts de dessinateur, amis communs, souvenirs de vacances, les soirées passées à la maison, des discutions enfiévrées sur l’art, la politique, la sociologie, les voyages, qui se terminaient très tard, nous avions un lit pour l’héberger, le retenir quand il venait à Paris; c’était une grande joie de partager le petit déjeuner avant qu’il ne parte à Clermont.
Il m’avait fait l’honneur de participer au jury des prix, nous avions pu alors, Ewa et moi, mesurer son talent d’organisateur, son affabilité, sa disponibilité, son sens de l’amitié, sa capacité à convaincre, son ouverture d’esprit pour toutes les aventures, les expériences graphiques, anthropologiques ou engagées.
C’était un homme de vaste culture à la curiosité toujours en éveil, un humaniste.
Nous pensons à Gala, à Vassilissa qu’il adorait et dont il s’émerveillait, rapportant ses propos, attentif à l’évolution de ses talents. Nous sommes avec elles dans leur peine et leur désarroi.
Daniel et Ewa Maja